Les "milieux" filmiques : quand le cinéma nous fait des propositions d'espace inséparables de propositions de corps.

Un cinéma en puissances : une éthique de la réciprocité

D’emblée, le projet de Benjamin Thomas s’écarte des démarches analytiques qui chercheraient dans les images cinématographiques des « explications du monde », pour y chercher plutôt des « explications avec le monde » (p. 13). C’est dire, de façon liminale, à quel point le projet de l’auteur s’énonce comme une recherche esthétique, mais aussi, et concomitamment, éthique, et ce, selon plusieurs modalités.

D’abord, parce que l’auteur s’inscrit dans la veine d’une pratique de l’analyse filmique qui considère que celle-ci jamais ne rompt avec le monde (au-delà du débat sur le statut, analogique ou non, des images cinématographiques) : parce que tout œuvre cinématographique provoque des effets de spectature qui nous (é)meuvent et nous engagent, profondément, dans le monde (et ce, au-delà de la simple activation de nos neurones-miroirs).

Ensuite, parce que l’ouvrage repose sur la conviction que l’intérêt pour l’étude des formes filmiques et des spécificités figuratives du cinéma n’est pas « un oubli du monde », mais bien la possibilité de penser que « l’effectivité des images (se) joue dans les écarts qu’elles rendent sensibles entre elles-mêmes et le monde » (p. 13). C’est précisément cette direction éthique qui, dès lors, comme dans le récent ouvrage de Corinne Maury Le parti pris des lieux au cinéma (Hermann, 2018) également chroniqué sur notre site, englobe le projet esthétique.

Cela conduit l’auteur à formuler la proposition selon laquelle, au-delà des milieux qui vont être étudiés dans l’ouvrage (comme des entr’expressions de lieux et de corps), nous-mêmes spectateurs et spectatrices appartenons, en nos propres corps, à des milieux de cinéma qui s’entre’expriment avec nous et font de nous ce que nous sommes, tout comme, réciproquement, nous faisons d’eux ce qu’ils sont.

 

Mésographies filmiques

Ce que révèle une approche attentive aux puissances mésographiques du cinéma, c’est que, dans l’économie figurative et figurale du film, lieux et corps sont en interaction. Il s’y produit en effet un « échange de qualités » (p. 20) entre le lieu et le corps qui l’arpente ou le traverse, l’éprouve ou l’effectue. Par exemple, dans une séquence-clé du Chant des oiseaux (El cants dels ocells, Albert Serra, 2008) – magistralement décrite et analysée, et dont l’ekphrasis fait office de pierre de touche à la réflexion développée dans l’ouvrage –, Benjamin Thomas repère comment les affects de pesanteur minérale exprimés par un lieu, désertique et rocailleux, mènent au devenir-rocher d’un Roi-Mage, conformulation plastique d’un état des lieux et d’un « état de corps » (p. 22).

Cette ekphrasis d’ouverture lance ainsi, depuis le site sensible et théorique que constituent les images filmiques (il s’agit de penser aussi bien dans et par les images), le mouvement de l’ouvrage : il s’agira de repérer et de mettre au travail « des propositions cinématographiques d’espace […] profondément indissociables de propositions cinématographiques de corps », produisant une contexture particulière d’image « tissée de spatialité et de corporéité » (p. 22).

Bâtissant son usage du terme « milieu » en empruntant tout autant à la philosophie de Michel de Certeau qu’aux phénoménologies d’Henri Maldiney, de Maurice Merleau-Ponty ou encore de Tetsuro Watsuji, à l’épistémologie de la psychologie d’Erwin Straus ou encore à l’éthologie de Jacob von Uexküll, Benjamin Thomas précise – déjà selon les termes d’une pensée écosystémique –, l’acception qu’il s’emploiera à mettre à l’épreuve des films : « Être un sujet, c’est faire milieu avec le monde » (p. 64).

C’est dire que l’auteur n’aura de cesse de repérer, dans un corpus filmique plaisamment hétérogène, des zones potentielles d’interaction (« cette manière dont des qualités corporelles actualisent des qualités spatiales et inversement », p. 66), où corps et espace s’entr’expriment, s’entr’appartiennent. Impossible en effet, dans cette perspective, de définir le monde, l’espace, ou le lieu, sans considérer dans le même temps la perception du sujet qui le saisit tout en se saisissant avec lui. Dès lors, les termes phénoménologiques de l’analyse sont posés : monde et sujet se constituent réciproquement, n’existent pas en eux-mêmes, séparément.

C’est, enfin, à Augustin Berque qu’emprunte majoritairement Benjamin Thomas lorsqu’il parle de « milieu ». Les apports du géographe et japonologue lui permettent d’enfoncer le clou de la réciprocité des processus de détermination du milieu et du sujet, et de dépasser le clivage sujet-objet que suppose la notion occidentale de paysage, tributaire de l’époque de sa formulation (nous en parlerons plus bas).

Ainsi, Benjamin Thomas propose de décliner, dans le domaine de l’esthétique cinématographique, la mésologie de Berque, et d’appeler « mésographie filmique » le champ d’études qui s’attèle à l’analyse de l’« entrelacement constitutif » (p. 76) de présences spatiales et corporelles, au cinéma.

 

Décor, paysage, espace

Pour ce faire, Benjamin Thomas s’attèle à une tâche importante, rarement entreprise de façon aussi systématique dans la théorie du cinéma : l’étude des notions de décor, de paysage et d’espace, dont il s’agit de se distinguer pour souligner les apports de la notion de milieu qui structure le présent ouvrage.

Faisant montre d’une lecture fine des textes de Jean Mitry, d’André Bazin, d’André Gardies ou encore de Ricciotto Canudo, Benjamin Thomas se détache d’abord de la notion de décor, laquelle – si elle ne renonce d’ailleurs pas tout simplement à la possibilité du lieu au cinéma – a pour effet d’évacuer sa puissance expressive propre, a fortiori la possibilité qu’il co-formule plastiquement un corps. Support d’un travail de symbolisation le plus souvent mis au service, sinon d’une exploitation narrative, au moins d’une métaphorisation des sentiments éprouvés par les personnages, le décor-paysage est le plus souvent traité comme « une extériorité réduite à une intériorité » (p. 28), assujettissant le topographique au psychologique. Enfin, si certains auteurs, comme par exemple Jean Mottet à partir du cinéma d’Antonioni, avaient déjà ouvert la voie à une forme de relation primordiale entre les corps et leur environnement exprimée par les images cinématographiques, il faut se demander, avec Benjamin Thomas, si le vocable « décor » convient encore à de telles recherches.

On pourrait penser que le terme « paysage » serait en mesure de rendre davantage sensible une forme d’amenuisement du narratif, garante d’une expressivité présentielle (énergétique ou élémentale) plus forte du lieu. Croisant ici le champ des théories du paysage (Anne Cauquelin, Augustin Berque, Philippe Roger, Raffaele Milani) et l’histoire des formes paysagères picturales (Alain Mérot), Benjamin Thomas s’interroge sur la tension, héritée de la peinture et résidant dans les images cinématographiques, entre la représentation du paysage et celle des actions humaines. Il s’agit, in fine, pour l’auteur d’interroger la possibilité, pour le paysage, de constituer une forme de résistance à la tentation narrative.

L’apport des écrits de Martin Lefebvre est ici discuté : le paysage cinématographique pose un certain nombre de problèmes esthétiques, travaillé qu’il est par la prééminence accordée au récit. Nous cesserions ainsi de voir un paysage à l’écran lorsque ce dernier serait investi par la présence active des protagonistes, « lâchant » en quelque sorte la contemplation du monde pour l’édification narrative. La question de la durée concédée au plan paysager devient alors prépondérante pour que le regard puisse y reconnaître un paysage, tout comme s’observe l’importance d’autres dispositifs (également hérités de la peinture paysagère) permettant qu’il y « ait » paysage à l’écran (la présence d’un observateur dans le film servant de relais à l’œil du spectateur, lui indiquant qu’il y a là paysage à contempler, et instituant alors pour lui le « décor » en « paysage » ; une certaine forme d’immobilité rejouant, là encore, la tension picturale entre paysage et action).

Pour ces raisons, avance Benjamin Thomas, le vocable « paysage » s’avère inopérant lorsqu’il s’agit d’étudier, non seulement la co-présence, mais bien la co-appartenance du lieu et du corps qui s’y tient ; et aussi lorsqu’il s’agit d’examiner le lieu cinématographique comme expérience éprouvée corporellement, ce que peine à saisir la notion occidentale de paysage, historiquement constituée autour de la césure entre le sujet-observateur et le monde (Hölderlin dans Hypérion : « J’ai parfaitement appris à me distinguer de ce qui m’entoure : et me voilà isolé dans la beauté du monde »).

Enfin, Benjamin Thomas s’intéresse à la notion d’espace, laquelle permettrait, peut-être mieux que les notions précédemment interrogées – celles de décor et de paysage –, de « cerner cette constitution simultanée d’un corps et d’un lieu » (p. 42). Arpentant la manière dont la notion d’espace a été pensée dans le champ des études cinématographiques (André Bazin, Henri Agel, André Gardies, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Gilles Deleuze, Antoine Gaudin), Benjamin Thomas se ressaisit de certaines de ces propositions (la transformation cinématographique des espaces en forces ; la manière dont certains films, nous permettant d’éprouver des espaces vécus, nous renvoient physiquement à des expériences de corporéité) afin de préciser son projet : il s’agira, notamment, de consacrer davantage d’importance aux corps représentés – sans les tenir systématiquement pour les relais de celui du spectateur –, afin d’y entreprendre la question spatiale par le versant de l’analyse de « ce que l’espace fait aux corps dans le film » (p. 58), volet inséparable de l’observation de « ce que ces corps font des milieux d’existence filmique auxquels ils co-naissent et se synchronisent » (p. 58). De ce point de vue, effectivement, les théories cinématographiques de l’espace peinaient encore à « cerner […] les moments singuliers de définition réciproque de corporéité(s) et de spatialité(s) » (p. 61).

Alors, davantage à l’affût d’épiphanies (de singularités de co-formulations d’états de corps et de qualités spatiales, qui peuvent s’éloigner d’un réalisme phénoménologique pour embrasser des états proprement « invivables ») que d’essentialités, Benjamin Thomas énonce son projet comme celui d’augmenter l’état actuel des propositions théoriques permettant de se saisir de la question de l’espace au cinéma, par l’adjonction d’un nouvel opérateur, d’un « levier théorique » (p. 73) attentif à saisir l’espace comme un milieu où travaillent des forces qui affectent des formes.  

 

 

Le travail des images : ce que peut le film comme milieu

Si la première moitié de l’ouvrage s’attache quasiment exclusivement à bâtir la notion de mésographie filmique en en examinant successivement les différents enjeux théoriques, la seconde quant à elle s’adonne absolument aux images (ce qui n’empêche pas, évidemment, le retour critique sur certaines idées évoquées plus tôt, en les amenant précisément à (se) réfléchir dans les images). C’est ici que s’épanouit l’analyse d’un corpus à l’hétérogénéité éminemment productrice. On y retrouve notamment L’Humanité, de Bruno Dumont (1999), True grit, de Joël et Ethan Coen (2010), Le Monte-charge, de Marcel Bluwal (1962), L’Été de Kikujiro, de Takeshi Kitano (1999), Under the Skin, de Jonathan Glazer (2013), De sortie (2005) et Vincent n’a pas d’écailles (2015) de Thomas Salvador, Le Mouchard, de John Ford (1935), Femmes entre elles, de Michelangelo Antonioni (1955), Le Loup de Wall Street, de Martin Scorsese (2013), Take Shelter, de Jeff Nichols (2011), L’Or des mers, de Jean Epstein (1932), Avengers, de Joss Whedon (2012), pour ne citer que les films qui recueillent le plus d’attention.

À travers eux, l’auteur nous invite à décliner les différentes échelles d’action de la puissance mésographique du cinéma (le plan, la séquence, le film en son ensemble, mais aussi cet autre lieu ou cette autre échelle du film que constitue le corps du spectateur). Il s’attache autant à décrire les différentes qualités (pesanteur, planéité, dureté, granulosité, déclivité, fluidité, évanescence, etc.) propres aux matériologies des lieux représentés qui transitent pour devenir des affects de corps, qu’à saisir la manière dont, inversement, les affects de la subjectivité d’un personnage peuvent déformer et remodeler, « comme par imprégnation » (p. 185), le lieu qu’expérimente le personnage.

Il étudie aussi la variabilité de l’usage du lieu dans un même film, ou comment on peut, en changeant les prises écouménales en fonction des personnages, produire d’un même lieu plusieurs milieux. Cette auscultation confirme, par le détail, l’hypothèse de l’ouvrage : qu’un milieu filmique consiste en l’« actualisation concrète et réciproque d’un corps par un lieu et d’un lieu par un corps » (p. 172), où « appréhender le lieu comme une force vive » (p. 173) conduit, de séquence en séquence, à délinéariser les contours des figures pour les fondre en un milieu dans lequel elles s’entr’expriment. De ces analyses nombreuses et pertinentes, j’en retiendrai, en guise d’exemple, tout particulièrement une.

C’est avec Come out, l’un des quatre segments de Fase (un film de danse réalisé par Thierry de Mey en 2002, qui travaille à une forme d’écho de la proposition chorégraphique originelle d’Anne-Teresa de Keersmaeker, accompagnée d’une composition musicale de Steve Reich), que Benjamin Thomas commence à mettre sa proposition théorique à l’épreuve des images, déclinant les puissances particulières de sa « mésographie filmique ». Au contact du corps de deux danseuses assises sur des tabourets et répétant, au gré d’infimes variations servies et comme rejouées par le jeu proprement cinématographique du champ-contrechamp, des séries de mouvements se déphasant et se resynchronisant, l’auteur repère comment la notion de kinésphère (théorisée par Rudolf Laban et reprise par Laurence Louppe) peut agir comme un autre nom de « l’entr’appartenance corps-espace au cœur de la notion de milieu » (p. 87), et permettre d’en préciser l’un des aspects les plus cruciaux peut-être : comment le geste, en la propre forme qu’il accomplit, permet de faire espace, c’est-à-dire de générer des qualités ou des affects d’espaces : visqueux, floconneux, élastique, épais, rigide, liquide…

Si l’on peut objecter qu’une telle potentialité était déjà « contenue » dans la proposition scénique originelle de Keersmaeker, encore faut-il observer, avec Benjamin Thomas, comment les opérations proprement filmiques (mouvements d’appareil, cadrage, montage) œuvrent à singulariser les affects mésographiques de la kinésphère produite par les corps des deux danseuses, en accentuant les qualités cinétiques propres des danseuses (la contrainte de la répétition, l’automatisme des mouvements du haut du corps, effectués depuis la staticité de la position assise), mais aussi en produisant un espace proprement filmique.

On passe alors à une proposition plus radicale, où le montage parvient à dissocier le mouvement dansé des corps des danseuses. Dès lors, les corps peuvent être saisis comme n’étant plus les supports de la figure, mais bel et bien traversés par la figure comme continuation du mouvement. Voilà qui fait écho à la façon dont Philippe-Alain Michaud envisage, dans Sketches, Histoire de l’art, cinéma (Kargo & L’Eclat, 2006) la question de la métamorphose en continu induite par le mouvement, autour des travaux chronophotographiques d’Étienne-Jules Marey, porteurs selon lui d’ « une pensée de l’image qui cesse de faire de la forme la modification d’un corps pour l’envisager comme l’autoproduction d’une force affectant la matière ». Alors, le milieu comme actualisation de l’espace, au cinéma, devient un monde fait de transitions, en lesquelles spatialité et corporéité se déduisent de la représentation du mouvement.

Ce que nous dit, in fine, l’arpentage de ces puissances mésographiques du cinéma, c’est comment celui-ci, par les voies du figuratif comme par celles du figural, actualise la possibilité pour le corps d’ « [entrer] dans la matière du monde » (p. 240), comme, pour celle-ci, de devenir corps. Corps de pierre, corps de vent, Benjamin Thomas, avec Faire corps avec le monde, augmente l’arc interprétatif de l’esthétique du cinéma par le repérage et la détermination d’une conception de la corporéité comme « manière de faire milieu à partir de certaines qualités du lieu » (p. 206). Au passage, il y affirme, au-delà de l’expérience cinématographique, la cosmicité de notre vie la plus intime, en nous rappelant combien, jamais, nous ne prenons congé du monde.