Une phénoménologie esthétique du cinéma d'auteur contemporain.

Dans son dernier ouvrage, Corinne Maury prend le parti d’une véritable « esthétique du lieu » à travers un corpus cinématographique contemporain qui réunit les œuvres de cinéastes aussi divers que Chantal Akerman, Lisandro Alonso, Avi Mograbi, Bruno Dumont, pour n’en citer que quelques-un(e)s. Réunis par une même attention singulière accordée au lieu, leurs films opèrent selon l’auteure un certain basculement : loin d’être relégué au rang de simple décor pour l’action, le lieu y serait pleinement producteur de signification.

En renversant la notion traditionnelle de « décor » pour en démontrer la force agissante, il ne s’agit toutefois pas de commenter la fonction d’actant narratif que le lieu est susceptible d’assumer, mais plutôt de s’intéresser à ce que l’attention singulière qui lui est portée dans certains films peut produire en termes poétiques. C’est en prenant appui sur la pensée phénoménologique que peut naître cette appréhension spécifique du lieu, qui, loin de délaisser la question de l’humain, en fait son socle le plus pertinent : citant Henri Maldiney, l’auteure rappelle que le lien entre l’espace et le lieu, c’est l’homme (p.11).

C’est ainsi qu’en investissant la question du lieu au cinéma, plutôt que celles de l’espace, du décor et du paysage, déjà largement étudiées dans le champ des études cinématographiques (voir notamment les publications récentes de L’espace cinématographique : esthétique et dramaturgie d’Antoine Gaudin chez Armand Colin, de l’ouvrage collectif Space and Cinema chez Routledge, et de Faire corps avec le monde : l’espace cinématographique comme milieu de Benjamin Thomas chez Circé), Corinne Maury publie un livre qui ouvre une voie nécessaire pour penser ces « apnées silencieuses » qui figurent ce qu’elle appelle « des lieux comme des territoires d’habitation, des matrices existentielles, où se mobilisent des manières de faire et de vivre, où se construisent des modes de production, où s’improvisent des résistances » (p.7).

 

Le lieu contre le territoire

Héritant du bouillonnement théorique des années 1970-1980 autour de la notion de « lieu », (on pense en particulier aux hétérotopies foucaldiennes, aux études sur le quotidien de Michel de Certeau, ou encore aux « non-lieux » de Marc Augé)   , Maury discute dans un prologue éclairant cette notion qu’elle choisit de définir à partir de « l’habiter » : « Que peut alors le lieu au cinéma lorsqu’il n’est pas limité à être le décor de l’action, ni même confondu avec le paysage, encore moins réduit à un espace à parcourir ou amalgamé à une espèce de neutralité territoriale ? Comment se manifestent à l’écran les formes du lieu au cinéma ? Quels en sont les différents visages et les puissances matricielles ? » (p.7).

Afin de traiter ces questionnements, Corinne Maury déploie quatre grands chapitres dans lesquels elle s’attache à définir l’établissement d’un habiter particulier à ces lieux a priori quelconques, car quotidiens, que sont la maison, la forêt, ou la banlieue. Cette distribution des chapitres est rehaussée d’un découpage « par auteur », où chaque sous-chapitre correspond à l’œuvre d’un cinéaste, ce qui présente l’avantage de permettre une exploration poussée des travaux de chaque réalisateur (au détriment d’une approche comparatiste entre les œuvres, qui aurait été un autre choix possible), au fil d'une démarche analytique extrêmement précise et détaillée.

Renversant l’idée traditionnelle de décor, on pourrait dire que Maury appréhende ces différents lieux comme des médiums, susceptibles d’influencer notre perception du monde – une démarche qui rapprocherait son travail de ceux menés dans le champ de la « culture visuelle ». (C’est W. J. T. Mitchell, l’un des fondateurs des Visual Studies aux Etats-Unis, qui proposait dans les années 1990 de considérer le paysage comme un médium de représentation plutôt que comme un genre pictural afin d’en saisir la force d’influence et la capacité à se déplacer d’un médium à l’autre. Voir « Imperial Landscape », in W. J. T. Mitchell (dir.), Landscape and Power, Chicago, University of Chicago Press, 1994.)

C’est ainsi, par exemple, que dans le premier chapitre de l’ouvrage, Corinne Maury propose l’idée de « maison-monde », une maison qui « se défait de sa dimension privée pour devenir un lieu de vision » (p.21), et que les films de Chantal Akerman, Avi Mograbi, Jean-Daniel Pollet et Alexandre Sokourov habitent chacun à leur manière, d’un « nomadisme cloitré », pour la filmeuse de Saute ma ville, à une poétique du temple pour celui de Trois jours en Grèce. Or, et c’est justement là que son approche prend ses distances avec la culture visuelle, Corinne Maury mobilise dans ses analyses une certaine pensée phénoménologique de l’incarnation, qui lui permet de penser ce qu’elle appelle « la parole du lieu ». Et c’est dans son chapitre dédié à la banlieue (espace « mis au ban », comme elle le rappelle) qu’il lui devient possible d’envisager une certaine réhabilitation de « la parole des habitants dans le lieu », par une pratique qui permet de « filmer la parole du lieu » (p.157), depuis le terrain vague pasolinien jusqu’aux ruines de la banlieue Algéroise que montrent les films de Tariq Teguia.

En cela, le parti pris du lieu mène le lecteur à rebours de la tradition sémio-narratologique des études cinématographiques qui considère en priorité la fonction d’actant narratif que revêt le lieu dans le cadre de la production de sens filmique. Si Corinne Maury fait une référence explicite à l’un des précurseurs des théories cinématographiques de l’espace, André Gardies, auteur en 1993 de L’espace au cinéma (Klincksieck, 1993), dont elle reprend les notions de lieux référentiels, lieux embrayeurs et lieux anaphores, elle s’éloigne par ailleurs de ce modèle narratologique en ancrant sa réflexion du côté de l’esthétique phénoménologique, dégageant ainsi une appréhension du lieu qui tient davantage de « l’espace poétique » (selon la tradition heidegerienne et les termes du philosophe Benoît Goetz, qu’elle cite : « Le lieu serait donc aussi un espace poétique : en ce sens que « poétiquement l’homme habite sur cette terre », mais aussi parce qu’il a été fait (poiein), construit, architecturé. Il a été construit non seulement en vue, mais à partir de l’habitation. Un lieu est un espace habité ou habitable, c’est l’habiter qui le définit. »)   .

Ainsi, le lieu devient, par opposition à la notion de territoire, la traduction d’un « être-au-monde » particulier, structuré par la question de l’habiter. En jouant la carte du lieu contre celle du territoire, Corinne Maury renoue avec un intérêt manifeste pour la façon dont certaines figures filmiques permettent de restituer des présences sans être assujetties à une exigence de stricte documentation du réel ; c’était là l’objet de son précédent ouvrage Habiter le monde : Éloge du poétique dans le cinéma du réel, paru en 2011 chez Yellow Now. Mais encore, de ce parti pris il semble pouvoir se dégager une idée qui va au-delà des seules considérations filmiques : choisir la notion de « lieu » contre celle de territoire, c’est précisément refuser d’hériter d’une tradition technicienne et froide dont les politiques urbaines se sont faites les chantres.

En ce sens, en remettant la notion de l’habiter au centre du terrain, il devient possible de repenser le lieu en lien avec le sujet qui l’habite, que ledit lieu soit naturel ou bâti (ou dans l’entre-deux, comme dans le cas du terrain vague). Puisque l’habiter, au sens phénoménologique du terme, concerne bien d’autres choses que l’occupation d’un logement, il est susceptible de se déployer partout où l’humain construit et noue des liens avec l’espace (temporel et géographique). C’est pour cette raison que le lecteur trouvera dans cet ouvrage des analyses faisant état du traitement cinématographique de « lieux » aussi hétérogènes que la forêt, la banlieue et la maison.

 

Dé-hiérarchiser « la scène anthropocentrée »

La réflexion sur la forêt, proposée dans le chapitre 2, constitue à ce titre celle qui nous paraît la plus neuve. Les analyses y abordent l’incontournable question de la présence de la nature au cinéma en se demandant ce qui peut amener à la figurer autrement que sous la forme d’une « participation décorative, passagère et fuyante » (p.108). Bien que la dialectique Nature/Culture n’y occupe pas une place centrale, la sensibilité phénoménologique de Corinne Maury permet déjà de dessiner une critique de la réification de la nature, en mobilisant notamment la théorie marxiste de la marchandise. Et les lecteurs pourront apprécier la façon dont les références pointues, en particulier Merleau-Ponty, entrent en résonance avec le questionnement sur l’habiter de notre auteure : « La nature est un objet énigmatique, un objet qui n’est pas tout à fait objet : elle n’est pas tout à fait devant nous. Elle est notre sol, non pas ce qui est devant mais ce qui nous porte. » (propos de Merleau-Ponty cités p.204)

Ce questionnement se trouve tout particulièrement développé dans le passage consacré aux films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, cinéastes habitués des déambulations champêtres, pour lesquels l’attention à la nature constituait un élément primordial dans la production d’un film. Corinne Maury rapporte d’ailleurs cette citation éclairante attribuée à Jean-Marie Straub : « Si les choses existent au cinéma, c’est que le cinéaste n’est pas un parachutiste ». C’est précisément la capacité à faire émerger cette thématique de la nature qui fait de l’ouvrage une réflexion ambitieuse sur la possibilité de questionner le lieu comme une force agissante, en invoquant la possibilité de renverser l’idée d’une observation à distance du monde, pour imaginer que le monde nous façonne autant que nous pensons le façonner.

 

Limites d’un point de vue phénoménologique

Pour résumer, deux tensions majeures animent l’ouvrage : celle d’un investissement du lieu comme puissance figurative d’une part, et d’autre part une réflexion précise sur la capacité signifiante de la nature au cinéma. On aurait aimé voir ce dernier aspect davantage étayé et soutenu par de nouvelles analyses, ce que nous laissaient supposer quelques mots tirés du prologue de l’ouvrage et annonçant une tentative de « déhiérarchiser la scène anthropocentrée » (p.17).

Si, dans son chapitre sur la forêt, Corinne Maury évoque d’abord l’aspect économique des rapports entre l’homme et la nature, cette question est néanmoins rapidement délaissée, pour permettre à l’analyse de se recentrer autour des dimensions spirituelles de leur interaction. Or, cela nous semble justement restreindre la possibilité de déstructurer la « scène anthropocentrée » : en effet, comment « se » désanthropocentrer si le rapport à la nature est un rapport spiritualisé, qui suppose une dynamique d’incarnation et de projection du sujet ? Ce trait semble certes tout à fait logique dans le cadre d’une certaine approche phénoménologique, qui implique de penser le monde à partir des rapports que le sujet entretient avec lui, mais il devient du coup révélateur de la difficulté qui existe, dans ce cadre, à penser au-delà d’un référentiel anthropocentré.

Autrement dit, l’appui phénoménologique qui donne son soubassement à l’ouvrage a peut-être pour inconvénient de limiter l’éventail des voies théoriques autorisant à appréhender le problème du non-humain dans son amplitude. Il n’en demeure pas moins pleinement adapté pour valoriser une approche incarnée de l’habiter comme être-au-monde plutôt que du territoire comme dispositif, et pour mettre en valeur les profondeurs signifiantes du lieu au cinéma, dont cet ouvrage constitue une très stimulante exploration.