L'antijudaïsme médiéval n'est pas l'antisémitisme actuel. C'est pourtant un problème ancien, sur lequel différentes autorités ont réfléchi avant nous.

On observe depuis quelques années une recrudescence inquiétante de l’antisémitisme en France : les attaques visant les juifs ont augmenté de 69% en 2018, et ces dernières semaines, on a beaucoup parlé des graffitis sur la devanture du restaurant Bagelstein ou des invectives adressées au philosophe Alain Finkielkraut en marge d’une manifestation de « gilets jaunes ». Malgré la mémoire des pogroms et de la Shoah, la haine a la vie dure : elle s’inscrit dans des schémas de pensée directement hérités de l’antijudaïsme médiéval. Or, dès le Moyen Âge, les autorités se sont interrogées sur la manière de contenir le phénomène.

 

Une méfiance structurelle

La présence des juifs en Europe occidentale est très ancienne : les premières communautés y voient le jour dès la fin de l’Antiquité et se maintiennent ensuite tout au long du haut Moyen Âge. On les trouve notamment en Espagne et en Provence, mais aussi à Lyon ou à Paris. Tout en pratiquant leur religion dans des lieux qui leur sont propres, ces communautés vivent au contact des chrétiens.

Très tôt, les juifs font pourtant l’objet, dans tout l’Occident, d’une méfiance que plusieurs facteurs contribuent à alimenter. On les accuse avant tout d’être un peuple « déicide » : ils ont condamné le Christ, ils sont donc responsables de sa mort. Le reproche leur colle à la peau pendant des siècles ; à mesure que la société se christianise, il constitue un terreau favorable à de nombreux fantasmes, voire à de véritables théories du complot. A partir du XIIe siècle, on commence par exemple à accuser les juifs d’assassiner des enfants chrétiens ou encore d’empoisonner les puits. Ces rumeurs ont la vie dure : en 1946 en Pologne (oui oui : 1946), c’est une rumeur de ce genre qui déclencha le pogrom de Kielce, au cours duquel environ 200 juifs furent massacrés.

Toutefois, les rancœurs ont aussi des motifs économiques et sociaux, car dès le haut Moyen Âge, les juifs disposent, en raison de leur religion, d’un statut particulier qui leur confère – parfois – certains avantages. Dès l’époque carolingienne, une législation royale à leur sujet est mise en place et combine la restriction et la protection. Le capitulaire De Iudaeis (814) les autorise par exemple à prêter serment suivant leurs propres coutumes ; ils sont aussi exemptés de la douloureuse et incertaine procédure judiciaire de l’ordalie. Directement soumis au roi ou au seigneur du lieu, les juifs bénéficient de sa protection spéciale : les sources parlent de « juifs du roi », et beaucoup d’entre eux entrent d’ailleurs à son service comme médecins ou administrateurs. Cette protection, toutefois, est à double tranchant. Non seulement, elle se paie par des taxes particulièrement élevées ; mais surtout, elle les rend très dépendants de l’autorité et de la bienveillance royales, et crée une coupure croissante avec le reste de la population, qui a tôt fait de reporter sur toute la communauté la haine du percepteur fiscal juif.

Les agressions ne sont pas rares. En 1472, par exemple, un juif de Tarascon nommé Durandus Aym est insulté et frappé à coup de fouet en pleine rue par le drapier Guillaume Bernard ; le roi René doit intervenir pour rappeler que les juifs sont sous sa protection et condamner le drapier à une très lourde amende (600 florins).

 

La violence se déchaîne

À lui seul, cet antijudaïsme latent – que beaucoup d’historiens et historiennes distinguent de l’antisémitisme moderne et de ses considérations « raciales » étrangères au Moyen Âge – ne suffit pas à expliquer les flambées de violence contre les juifs : il faut une étincelle. Parfois, la galvanisation du sentiment religieux joue un rôle déterminant. C’est le cas en 1096, alors que la croisade est prêchée dans tout l’Occident et que de nombreux chrétiens s’arment pour partir en Terre Sainte. Enthousiastes, les préparatifs sont parfois précipités. Dans les villes de Rhénanie, ils s’accompagnent d’une vague de pogroms, notamment contre les communautés juives de Worms, Mayence et Cologne. Les évêques et l’empereur Henri IV font ce qu’ils peuvent pour protéger les victimes et calmer les esprits.

Mais le fanatisme religieux n’explique pas tout : bien souvent, il se double de considérations politiques ou économiques, et plusieurs signes avant-coureurs – notamment sous forme de plaintes ou requêtes au roi – précèdent le déchaînement. En 1320, c’est en France et en Aragon que la violence s'enflamme. Le foyer de la révolte se trouve en Normandie, où les « pastoureaux » font parler d’eux à partir du début du mois de mai. Les sources les décrivent comme pauvres, souvent de jeunes gens vivant de l’aumône ; mais on y trouve aussi des femmes et des couples mariés. Leur organisation est rudimentaire, mais ils bénéficient du soutien plus ou moins actif de toute une frange de la population, y compris au sein du clergé et de la petite noblesse. Marchant sur l’Aquitaine, ils s’en prennent tout particulièrement aux juifs, qu’ils massacrent ou spolient dans de nombreuses villes des diocèses de Cahors, de Toulouse et d’Albi. Là encore, une partie de la population semble avoir vu ces violences d’un bon œil : en tout cas, c’est ce que suggère cette lettre du pape à l’archevêque de Toulouse, lui ordonnant de convaincre les populares de la ville de cesser de soutenir les insurgés.

D’après les chroniques, les « pastoureaux » exigeaient du roi une croisade. Pourtant, leurs violences ne se limitent pas aux juifs. Elles touchent aussi les officiers royaux et les prisons, comme celle du Châtelet à Paris : tout comme les « juifs du roi », ce sont là des symboles visibles du pouvoir royal.

 

Contenir la haine

Face à ces flambées de violence, la royauté et l’Église s’efforcent de calmer le jeu. Toutefois, leur réaction est d’autant plus hésitante qu’elles se trouvent placées face à leurs propres contradictions : protecteurs des juifs, les rois de France mènent régulièrement des politiques de persécution, notamment sous les règnes de Louis IX et surtout de Philippe le Bel ; appuyant largement leur légitimité sur la religion, ils prêtent le flanc à la critique en nommant des non-chrétiens dans leur administration. Dans ces conditions, il n’y a pas vraiment de bonne solution : en tolérant les violences, le roi renonce à prendre la défense des personnes théoriquement sous sa protection, ce qui ne peut se traduire que par une perte d’autorité ; en les condamnant trop fermement, il jette de l’huile sur le feu.

En 1320, le roi Philippe V opte pour la fermeté : une fois les « pastoureaux » vaincus et dispersés, il entreprend de lever des amendes et des impôts supplémentaires dans toutes les localités où des juifs ont été massacrés. Mais cela ne fait que renforcer le ressentiment envers la justice royale et ses protégés. Dès l’année suivante, les violences reprennent de plus belle : les juifs sont cette fois accusés de comploter avec le roi musulman de Grenade et les lépreux, autres exclus de la chrétienté médiévale. Or cette fois, les persécutions sont menées par les autorités municipales, sous forme de procès qui leur donnent une apparence de légalité : 160 juifs sont ainsi brûlés à Chinon, plus des centaines d’autres à travers l’Aquitaine.

Le roi est dos au mur. Après avoir ignoré pendant des semaines les « lettres arabes » contrefaites et autres « preuves » qu’on lui présente, Philippe V doit finalement reconnaître sous la pression la culpabilité supposée des juifs et renoncer à les protéger. S’il reste en mesure de freiner les ardeurs dans les territoires qu’il contrôle le plus étroitement, les pogroms qui ont lieu cette année-là en Aquitaine échappent dès lors à tout contrôle.

L’antijudaïsme prend une dimension très spécifique dans les sociétés profondément chrétiennes de l’Occident médiéval. Pourtant, les persistances sont frappantes et affleurent tout particulièrement dans les moments de crise politique et économique : les accusations fantaisistes et irrationnelles, qui infusent à force d’être répétées ; la corrélation diffuse de ces croyances avec la contestation du pouvoir central et de ses institutions ; l’impuissance des dirigeants face à des attaques qui, sans le dire, les visent souvent directement...

Face à la montée de l’antisémitisme, le Moyen Âge ne propose pas de solutions. Il nous donne des raisons supplémentaires de nous inquiéter de ce que des proies faciles encaissent les coups pour ce qu’elles symbolisent malgré elles.

 

Pour aller plus loin

  • Robert Chazan, In the Year 1096: The Jews and the First Crusade, Philadelphia, Jewish Publication Society, 1996.
  • Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam 1000-1150, Paris, Flammarion, 2003.
  • David Nirenberg, Violence et minorités au Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 2001.
  • David Nirenberg, Anti-judaism : the Western tradition, New York/Londres, Norton, 2013.
  • Juliette Sibon, Chasser les juifs pour régner. Les expulsions par les rois de France au Moyen Âge, Paris, Perrin, 2016.
  • Juliette Sibon, Claire Soussen-Max, Sylvie-Anne Goldberg, Les juifs de la nation au Moyen Âge, Paris, Armand Colin, 2017.
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