Partant de l’histoire de la Chine et de la situation que traverse l’Union européenne, le sinologue J.-F. Billeter envisage des voies de sortie à la domination de la « raison marchande ».
Si la réédition de Chine trois fois muette par les éditions Allia ne surprendra pas les connaisseurs de l’œuvre du sinologue suisse Jean-François Billeter, la publication de l’inédit Demain l’Europe a de quoi intriguer, d’autant plus que son titre détonne au sein d’une bibliographie consacrée à la Chine et à la philosophie. A quelques mois des élections européennes de 2019, ce nouvel essai s’inscrit pourtant dans la continuité des précédents livres de Billeter, qui applique ses réflexions au contexte européen.
L’entrée de la Chine dans le processus de « désencastrement »
Chine trois fois muette a été initialement publié en 2000 ; Billeter juge ses analyses encore valables dix-huit ans après leur première formulation. Dans ce recueil d’articles, Billeter revient sur le mutisme de la puissance asiatique sur son passé dans sa totalité, son histoire récente comme son présent.
Pour comprendre la Chine, selon Billeter, il ne s’agit pas de la réduire à ses singularités mais de la replacer au sein de l’histoire mondiale. Ce faisant, les premiers passages de son essai ne parlent que peu de la Chine. Billeter expose l’histoire de ce qu’il nomme une « réaction en chaîne non maîtrisée », à savoir l’imposition de la relation marchande, à l’œuvre depuis la Renaissance. Cette relation restreint durablement la liberté des acteurs et se double d’une « raison marchande », abstraite et in fine réductrice. Cette domination s’est accélérée ces dernières décennies et a généré de nombreux maux contemporains, dépassant les progrès qu’elle a apportés. Inspiré par Karl Max, Billeter reprend la thèse exposée par Karl Polanyi dans La grande transformation : celle du « désencastrement » de l’économie par rapport à la société.
Au XIXe et XXe siècles, la raison marchande s’étend progressivement au monde entier et propage cette réaction en chaîne. Pour la Chine, les premiers moments de ce processus datent des années 1920. Paradoxalement, le Parti communiste chinois contribue activement à sa diffusion via une politique industrielle qui vise à rattraper l’Occident et dont les conséquences pour la population furent dramatiques. En 1979, l’arrivée de Deng-Xiaoping au pouvoir marque une nouvelle étape : celle de la libéralisation économique, sans son versant politique. A la fin XXe siècle, selon Billeter, la Chine est pleinement entrée dans cette réaction en chaine et a adopté son imaginaire économique.
La Chine rejoint donc un processus global avec ses particularités propres. Dans le second essai qui compose le livre, Billeter revient sur les spécificités de l’histoire chinoise qui imbrique le social et le politique de façon plus marquée qu’en Occident. Si la Chine constitue un cas particulier, elle offre néanmoins une réflexion à valeur générale. Billeter note que le dépassement de cette réaction en chaîne pose, dans le cas de la Chine, la question de la liberté de discussion des problèmes fondamentaux, encore difficilement envisageable. Pourtant, Billeter juge urgent de se dégager de l’imaginaire légué par le capitalisme et des « fausses évidences de la raison économique ». Il en appelle à soumettre l’économie à la société et invite la collectivité à réfléchir à ses fins. Parmi les outils proposés pour sortir de cette logique, Billeter invoque le revenu de base, de plus en plus convoqué par les intellectuels ces derniers temps, à l’image de David Graeber et d’Harmut Rosa. Enfin, Billeter s’inspire des conclusions de Cornélius Castoriadis sur la capacité de l’humanité à recourir à son imagination pour instituer un nouveau modèle d’organisation de la vie en société.
L’Europe comme porte de sortie de la logique économique
Dès les premières lignes de Demain l’Europe, Jean-François Billeter fait le lien entre son œuvre de sinologue et sa présente réflexion sur son propre continent. Il avait d’ailleurs l’intention de comparer la Chine en tant que puissance sûre d’elle et l’Europe en plein doute. Selon le sinologue, le vieux continent s’interroge sur son destin commun, ses citoyens se replient sur leurs nations respectives et tendent à oublier l’espoir de paix qui a présidé à la construction européenne.
Billeter concède que l’Europe n’est pas une nation. Cela ne l’empêche pas de se proclamer république afin de sortir de l’ambiguïté actuelle autour de la notion de souveraineté, surtout perdue au profit des marchés financiers. Ainsi, la « république sera souveraine par la décision souveraine de ses citoyens » et non pas de leurs nations, intermédiaires dont il propose de se dispenser. Billeter envisage une assemblée européenne, élue directement comme le Parlement européen, et un Sénat, qui représentera les régions.
Une telle réforme institutionnelle devra s’accompagner d’une harmonisation des droits sociaux sur le continent et d’unification des pratiques administratives. L’Europe disposera par ailleurs d’une armée commune. Un tel processus prendra sûrement plusieurs décennies, passera par l’élection d’une assemblée constituante, mais le débat doit être lancé dès aujourd’hui pour Billeter. Le sinologue résume en fait et reprend à son propre compte les idées de la politologue allemande Ulrike Guérot. Si les propositions de cette dernière apparaissent utopiques, Billeter les juge toutefois adaptées à la gravité de la crise européenne.
« Pour qu’il se réalise, ce projet doit être plus qu’une réforme institutionnelle. Il doit être compris comme un moyen d’agir sur l’histoire », poursuit Billeter. Il prolonge les propositions d’Ulrike Guérot par la nécessité d’une réflexion philosophique, fondée sur l’ouverture léguée par la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », l’égalité et la liberté. Il considère cette refondation européenne comme une occasion de s’extraire de la réaction en chaîne décrite plus haut et de faire à nouveau primer le politique sur l’économie. Ce n’est ni plus ni moins qu’une sortie du capitalisme que Billeter envisage ici pour l’Europe. Il définit le capitalisme comme le principe de « l’assujettissement de toute la vie sociale à l’accroissement sans fin du capital ».
Il conçoit cette sortie du capitalisme sur le modèle de l’abolition des privilèges le 4 août 1789. Il reconnaît qu’il s’agit d’une « opération complexe », mais dont les premières actions pourraient être les suivantes : l’effacement d’une grande partie des dettes, la création de banques publiques, l’interdiction aux banques de créer de la monnaie fiduciaire et de la dette, la limitation des intérêts exigibles, la taxation des transactions financières, l’accroissement des politiques de redistribution et l’inaliénabilité des services publics et des biens communs.
Nos activités sociales devront ensuite être réorientées, ce qui impliquera de réfléchir à nos productions et à notre usage de la technologie. Pour cela, Billeter estime que nous gagnerons à observer et à mieux connaître nos propres activités, reprenant ici des considérations exposées dans son livre Un paradigme . Il oppose par exemple la loi du fini de la perfectibilité à l’infini du capitalisme. Il souligne aussi la nécessité d’une égalité complète homme-femme afin de réduire le pouvoir masculin et la violence qu’il génère.
Ces changements sont profonds, impliquent des sacrifices pour tous, mais seront acceptables si la justice règne, avance Billeter. Par ailleurs, la pensée des catastrophes futures, qu’une absence de transformation radicale pourrait amener, devrait nous aider à concevoir de tels changements, que seule l’Europe serait à même d’imposer à l’heure actuelle.
En formulant de telles propositions, Jean François Billeter rejoint la thèse de Norbert Elias, qui dans La société des individus , concevait l’Europe comme une « unité de survie supérieure » adaptée aux défis à venir. Toutefois, le sociologue relevait déjà que l’attachement affectif des populations aux nations freinait l’acceptation de cette structure supranationale. Le néerlandais Luuk van Middelaar, dans son dernier livre Quand l’Europe improvise , juge encore difficile une relance du projet fédéral européen. Il estime que le futur du projet européen passe davantage par un retour à la politique des Etats européens. Quant au « réencastrement » de l’économie avancé par Billeter, il est discutable que l’Europe soit le seul espace à même d’opérer un tel changement.
Enfin, la nature utopique des propositions de Billeter doit être mis en regard d’une autre utopie, libérale cette fois-ci, et dont Rutger Bregman a retracé brièvement l’histoire à la fin de ses Utopies réalistes : nées sur le papier, les idées de la Société du Mont-Pèlerin n’en ont pas moins fini par s’imposer et se confondre avec ce que nous concevons comme la réalité.