H. Rosa introduit le concept de résonance pour trouver un remède à l’expérience moderne aliénante de l’accélération.

Le sociologue Hartmut Rosa enseigne à l’Université Friedrich-Schiller d’Iéna. Son ouvrage Accélération, une critique sociale du temps, paru en 2004, est devenu immédiatement un classique des sciences sociales. Il y développe une théorie de la modernité comme culture déterminée par une accélération généralisée à l’œuvre (i) dans le domaine technique, (ii) dans les changements sociaux et ayant des conséquences (iii) sur le rythme de la vie moderne. Cette accélération continue, dans ce qu’il appelle la modernité tardive (depuis le tournant des années 1990) se manifeste par des dangers : celui de la catastrophe écologique ou de la crise démocratique, mais aussi de l’augmentation des maladies du travail comme le burn-out.

C’est dans le sillage de cette description de la modernité comme accélération et de l’inquiétude corrélative concernant les conséquences périlleuses de l’accélération sur le rapport au monde et à soi dans la modernité, que s’inscrit son dernier et imposant ouvrage : Résonance, une sociologie de la relation au monde.

L’hypothèse de départ de cette nouvelle recherche peut être résumée ainsi : dans la modernité, si le problème est l’aliénation – elle-même due à l’accélération, alors « la résonance est peut-être la solution »   .

 

La résonance : une relation fondamentale au monde

Que peut-il y avoir de commun entre la présence d’une amie, la satisfaction éprouvée à pétrir une pâte à pain, un concert de rock ou une promenade en forêt ?

La proposition majeure du nouvel ouvrage de Rosa est de définir le dénominateur commun à ces différentes expériences comme résonance. L’entreprise repose donc sur un geste audacieux aussi bien que périlleux : celui de se lancer dans rien de moins qu’une définition du bonheur et de la vie bonne, renouant ainsi avec les préoccupations de la philosophie antique. Sa thèse est que tout être humain doit se comprendre comme étant essentiellement en relation avec le monde.

Rosa commence ainsi par énumérer les expériences les plus élémentaires de la présence au monde. Sont ainsi envisagés : la station debout comme relation des pieds à un sol, la respiration comme assimilation et rejet d’un élément du monde (l’air), ou encore l’ingestion, comme étant les conditions fondamentales de notre rapport au monde.

 

La résonance comme envers de l’aliénation

Cependant, plus qu’une description du rapport premier au monde, l’enjeu réel du livre est une réflexion élaborée à partir du concept d’aliénation. C’est en fonction de celui-ci que la résonance est définie.

Ce concept, dont l’usage emblématique dans les Manuscrits de 1844 de Marx a vite été renié par celui-ci, a cependant donné lieu à une tradition de pensée de l’expérience d’étrangeté au monde dans la modernité (avec le concept de réification chez Lukács, par exemple). Il a été récemment remis sur le devant de la scène de la philosophie sociale par la publication en 2004 du livre Alienation   de la philosophe allemande Rahel Jaeggi, que Rosa cite à plusieurs reprises. R. Jaeggi s’efforce précisément de définir l’aliénation comme absence de relation ou relation sans relation, c’est-à-dire relation qui au mieux laisse indemne, au pire blesse, psychiquement ou physiquement, le sujet. Après la publication d’Accélération, Rosa a lui-même consacré un court livre à l’exploration des conséquences aliénantes de l’accélération dans la modernité : Aliénation et accélération   .

Or, dans Résonance, le concept de résonance est conçu comme l’envers positif de celui d’aliénation, supposé décrire le type de présence au monde prégnant dans les sociétés modernes. Selon Rosa, l’aliénation consiste dans un rapport entre le sujet et le monde qui relève soit de l’indifférence soit de l’hostilité : le rapport aux autres, à son travail, à son lieu de vie, aux politiciens censés assurer une représentation démocratique, est vécu essentiellement comme une non-relation. Le sujet ne se sent ni pris en compte ni capable d’intervenir ; pire encore : il a le sentiment d’une hostilité à son égard, qu’il manifeste en retour. Bref, il se sent étranger à son propre monde. Par opposition, la résonance est définie comme relation au monde impliquant une transformation mutuelle du sujet et du monde. Elle est essentiellement un mode de relation par lequel le sujet est ému (passivement) et affecte (activement), c’est-à-dire parvient à un échange réciproque avec son environnement. Elle peut être vécue dans tous les champs de la vie : celui des rapports interindividuels, mais aussi au travail, dans le rapport à la matière que l’artisan doit façonner, ou encore dans le rapport à la nature, à l’art, à Dieu.

Le concept de résonance a donc d’abord un sens descriptif. Cependant, la résonance vise également à décrire le bon rapport au monde, en tant que rapport heureux, mais aussi en tant que rapport éthiquement souhaitable. Il ne peut y avoir de résonance que dans une expérience qui est considérée par le sujet comme compatible avec ses « évaluations fortes », c’est-à-dire avec les valeurs qu’il juge importantes.

 

Résonance et écho

C’est notamment à cause de cette association entre bonheur et moralité que le concept de résonance peut prêter le flanc aux critiques. Dans un entretien accordé à Philosophie magazine   , Rosa raconte qu’il s’est vu formulé à plusieurs reprises, lors de la sortie du livre en Allemagne, l’objection suivante : le concept de résonance vise à décrire un état de bien-être, mais aussi à être un critère de la vie bonne, or il semble qu’on puisse en trouver une illustration dans les expériences de camaraderie partagées au sein de groupements politiques discriminatoires, ou comme corollaires de régimes politiques liberticides.

Pour répondre à cette objection, Rosa s’efforce de distinguer la résonance de l’« écho », dans lequel l’expérience vécue en commun n’est pas celle de la rencontre entre deux altérités, mais bien plutôt la répétition d’une opinion que l’on n’est pas autorisé à ne pas partager. La résonance se définit au contraire, précise-t-il, comme dialogue où chaque partie répond à l’autre tout « en parlant de sa propre voix »   . Il ne saurait donc y avoir de résonance entre les membres d’un groupuscule néo-nazi, mais seulement de l’écho.

Cette justification semble cependant peu convaincante. Elle repose sur le présupposé contestable qu’une expérience impliquant des pensées ou des actes moralement condamnables ne peut entraîner de joie ou de communion. Or, il n’est pas sûr que la définition de la résonance comme relation au monde dans laquelle se tisse un lien modifiant positivement les deux parties puisse exclure d’emblée les expériences de débats, de partage ou de communion qui peuvent avoir lieu entre des personnes prônant des opinions oppressives ou discriminatoires. Le double rôle, à la fois descriptif et normatif, que Rosa s’efforce de faire jouer au concept de résonance semble le fragiliser.


 

Trois axes de résonance

Après avoir établi cette opposition entre aliénation et résonance, Rosa décrit les différentes modalités de la résonance dans la modernité.

Il distingue trois axes de résonance. En premier lieu, les axes horizontaux de résonance désignent les relations de résonance à l’œuvre dans les rapports à autrui, au sein de la famille, dans l’amitié, ou encore dans l’échange politique. La résonance ne consiste pas en une entente parfaite et permanente mais elle suppose bien plutôt toujours la possibilité de se voir refuser ce à quoi l’on aspire : c’est ainsi parce qu’il est possible que l’on s’oppose à nous que la résonance peut avoir lieu. Viennent ensuite les axes diagonaux, qui désignent les relations de résonance dans le travail. Le travail est ici compris comme effort appliqué à la transformation d’une réalité, qu’elle soit strictement matérielle (pétrir le pain) ou non (enseigner à une classe). La résonance est ainsi liée à un sentiment d’auto-efficacité personnelle : il rejoint la satisfaction d’avoir réussi à produire quelque chose. Enfin, dans les axes verticaux de résonance, la relation de résonance se tisse avec une entité transcendante : Dieu, la nature, l’art ou encore l’histoire.

La résonance, c’est donc ce que peuvent avoir de commun une conversation amicale, une promenade en forêt ou une prière : l’impression qu’un lien se tisse entre soi et l’autre (désignant : autrui, de l’argile, un paysage, le divin, etc.) et qu’il nous modifie durablement.

 

L’héritage de la Théorie critique

Or qu’en est-il de ces relations de résonance dans la modernité ? Avant d’en déterminer les conditions concrètes de possibilité, Rosa commence par étudier l’interprétation théorique de la modernité par les penseurs qui l’ont précédé et dans le sillage desquels il cherche à s’inscrire : ceux de la Théorie critique. Son but explicite est de réconcilier les approches qui ont successivement composé cette école de pensée. La théorie de la résonance vise à intégrer les conceptions des premiers penseurs, largement imprégnés de marxisme : Adorno, Lukács, Benjamin, Marcuse, qui verraient dans la modernité une nécessaire « catastrophe de la résonance »   . Mais aussi à les concilier avec les recherches plus récentes de Jürgen Habermas sur la démocratie, ou encore avec la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth, qui ne considèrent pas que le régime de production capitaliste soit par essence aliénant, mais au contraire que la modernité a ouvert des opportunités de liberté inédites. La conception de la résonance comme envers positif de l’aliénation serait seule capable de fournir un socle commun à ces théories, si différentes puissent-elles sembler.

 

Quelles sont les conditions de la résonance ?

C’est seulement après avoir revendiqué ce riche héritage théorique que Rosa évoque les conditions sociales déterminantes de l’aliénation ou de la résonance. Il en reste cependant à une description allusive des causes modernes de l’aliénation, en se contentant d’envisager le profil sociologique le plus enclin à la résonance (plutôt de genre féminin, jeune, et catholique), puis en définissant la modernité comme régime historique dont les différentes sphères (politique, économique et culturelle) fonctionnent sur le mode de la stabilisation dynamique. Le régime culturel moderne conserve sa stabilité à condition d’un accroissement permanent (des droits, des bénéfices, des biens, etc.). Rosa insiste, sans entrer dans le détail, sur le fait que ce processus est essentiellement opposé à l’expérience de relations résonantes. On aurait pu souhaiter qu’il s’attelle davantage ici à une description des causes concrètes de l’aliénation dans la modernité : si la résonance est censée y remédier, par où doit-elle commencer ?

Le livre se conclut sur la défense du concept de résonance comme critère politique : ce n’est plus l’accroissement (du nombre d’actifs, des allocations, des bénéfices, de la sécurité, etc.) qui doit être visé par la politique, mais l’établissement des conditions de possibilités nécessaires à la résonance. Ceci ne peut être possible que dans une société de post-croissance. L’adoption du revenu minimum universel est la mesure concrète proposée par Rosa pour y parvenir. La possibilité d’un revenu minimum modifierait en effet radicalement le rapport au travail et constituerait la condition nécessaire, sinon suffisante, d’une vie résonante.

 

La résonance : un concept qui sonne creux ?

En fin de compte, le concept de résonance témoigne par moments avec acuité et justesse de la qualité de certaines expériences, mais seulement en tant que métaphore désignant un rapport heureux au monde. Il semble trop large pour être véritablement opératoire.

En se donnant pour but de fournir un socle suffisamment englobant pour décrire tous les types de contacts heureux avec le monde, la théorie de la résonance prend le risque de noyer la singularité des expériences vécues. La résonance finit par désigner aussi bien le rapport du sujet au monde, qu’à autrui, à la nature, au divin, et même les rapports, au sein d’un individu, entre le corps et le cerveau. Elle se définit comme fait d’être ému et d’affecter, mais à propos de Dieu, de l’art ou de la nature, dans quelle mesure un rapport réciproque est-il possible ? On serait tentée d’objecter à Rosa que le paysage ou l’œuvre d’art restent indifférents à l’émotion qu’ils suscitent en nous.

Pire encore, l’interprétation de la diversité des réalités du monde à travers le seul prisme du concept de résonance ne risque-t-elle pas de faire passer au second plan les enjeux essentiels de certaines situations ? Lorsque Rosa décrit le danger écologique comme une crise de la résonance entre l’être humain moderne et la nature, son approche semble manquer le cœur du problème. L’urgence n’est pas tant de rétablir la possibilité d’une résonance avec la nature, dans ce contexte, que de faire en sorte d’assurer la possibilité même de la survie de la biosphère. Dans ce cas, la démesure entre l’expérience d’une absence de résonance et la réalité de la destruction de la nature et des conditions de la vie humaine est particulièrement frappante.

Or la faille principale de Résonance, en-deçà des problèmes que pose le caractère métaphorique et trop large du concept de résonance, semble tenir à l’indétermination du concept d’aliénation. Le parcours de publication de Rosa témoigne de fait d’un empressement à passer de la description de la modernité comme accélération à la recherche, quasiment sans transition, d’une éthique de la vie bonne. Une étape a peut-être été omise : celle d’une enquête approfondie sur les conditions modernes de l’aliénation, et plus fondamentalement encore, sur la validité même du maintien de ce concept d’aliénation dans les sciences sociales, qui n’a rien d’évident. Ce manque se faisait déjà sentir dans Aliénation et accélération, qui annonçait les travaux sur la résonance et où le concept d’aliénation était seulement survolé.

Cependant Résonance se termine plus que ne se conclut, en envisageant des objections à la théorie naissante, suivies des réponses à ces objections. Il s’agit du premier jalon de nouvelles recherches en sciences sociales qui parviendront peut-être à assurer la fécondité des concepts de résonance et d’aliénation. La démarche de Rosa témoigne en tout cas d’un regain d’intérêt actuel concernant l’expérience d’étrangeté au monde contemporain et de l’espoir de rétablir le contact avec le monde, aux côtés, par exemple, des travaux du philosophe américain Matthew B. Crawford sur la crise de l’attention engendrée par les nouvelles technologies   . Pour l’heure, la fécondité du concept de résonance reste à prouver, de même que le défi d’une sociologie de la vie bonne reste à relever.