Nouvelles variations sur les formes et motifs de prédilection du réalisateur sud-coréen.

Des conversations dans un café et un restaurant, arrosées au soju, à travers lesquelles les rapports humains ont parfois tendance à se tendre, mais aussi à finalement s’apaiser dans les rires et les sourires… Pas de doute, nous sommes bien dans un film signé Hong Sang-soo.

Grass est une œuvre courte (1h06), comme l’était un autre film récent du réalisateur, La Caméra de Claire. C’est aussi une œuvre statique (ce qui n’est pas a priori un problème). Les personnages sont rarement vus en train de se déplacer. Certains se contentent de se lever de table pour sortir fumer une cigarette, ou pour se promener. Certains se rendent d’un lieu à un autre, mais sans que l’on sache toujours très bien où et comment. Le mouvement ponctuel de l’un d’eux dans un escalier n’a même aucun but apparent ; il frôle l’absurde et se résout à une sorte de surplace. Les scènes où les individus conversent assis se succèdent donc, principalement tournées dans le café Idhra – qui existe réellement à Séoul.

Dans ces scènes, à partir d’une position donnée pour la caméra, Hong Sang-soo a régulièrement recours à des recadrages sur l’un ou sur l’autre des interlocuteurs, via des zooms avant ou arrière. Il  effectue aussi des panoramiques pour passer de l’un à l’autre, des uns aux autres, et, de temps en temps, des travellings pour accompagner certains personnages dans leur déplacement. Mais ces mouvements de caméra, simples, posés, parfois mécaniques, peinent à apporter une véritable dynamique à Grass, et peuvent renforcer le sentiment d’être face à un huis clos, c’est-à-dire à un film de dimension théâtrale.

 

Auto-référencialité et -réflexivité

Plusieurs protagonistes sont écrivains, scénaristes, acteurs, et certains cumulent plusieurs de ces activités. C’est là une autre caractéristique du cinéma de Hong Sang-soo : la représentation méta-filmique ou méta-artistique. À laquelle s’ajoute bien sûr l’autoréférencialité. Kim Min-hee, devenue la compagne et l’actrice fétiche du réalisateur depuis quelques films, porte pour son rôle dans Grass le prénom de la jeune fille qu’elle incarnait dans Le Jour d’après : Areum. Elle est vue le plus souvent assise dans le café Idhra. Elle est seule et tape sur le clavier de son ordinateur portable. Difficile de savoir ce qu’elle écrit et dans quel but, mais elle écoute les conversations qui ont lieu à proximité de sa table et il est probable qu’elle note ce qu’elle entend, ou ce qu’elle pense à propos des paroles qui parviennent à ses oreilles. À travers une voix-off interne, Areum commente, fait écho personnel à ce qu’elle entend, donne peut-être à écouter ce qu’elle écrit.

Les discussions portent sur plusieurs thèmes : désirs et frustrations, accords et désaccords entre les êtres, dureté et misère de l’existence... Mais le principal d’entre ces thèmes est le suicide. Deux couples évoquent chacun la figure d’une personne (différente) qui s’est donné la mort. C’est l’occasion pour eux de dire leurs regrets et leur tristesse, de reprocher à leur interlocuteur ou interlocutrice son attitude passée ou présente, de tenter un rapprochement avec lui ou elle à partir du souvenir commun de la connaissance disparue…

Bien qu’en retrait, d’une certaine façon invisible, Areum a quelque chose d’un pivot narratif et réflexif dans Grass. Le fait qu'elle apparaisse parfois après qu’une discussion a eu lieu à proximité d’elle, et parfois avant qu’une autre ne démarre, encourage à imaginer que ces discussions sont, à la fois, le moteur de sa pensée et de son activité, et le fruit de celles-ci.

Il y a du Hong Sang-soo en Areum, comme il y a du Hong Sang-soo en la personne, totalement absente à l’image, du patron du café Idhra, qui propose avec grâce la musique (acousmatique) accompagnant les conversations entre ses clients.

Cette question de la place est intéressante, car, sans que nous ne comprenions vraiment pourquoi, dans la scène finale, Areum se joint à un groupe de personnages à l’écart duquel elle se trouvait et souhaitait rester en un premier temps, mais aussi prend la place de l’un d’eux : le comédien et apprenti scénariste Kyungsoo, qui sort du café pour fumer une cigarette et qui d’ailleurs, au final, est laissé significativement hors-champ. Kyungsoo a été aperçu plus tôt avec un ordinateur portable similaire à celui d’Areum. L’acteur l’incarnant est Jung Jinyoung qui jouait le rôle du cinéaste dans La Caméra de Claire.

 

Un film mélancolique et éthéré

Si le film est plutôt figé, si les personnages paraissent absents, fantomatiques (l’ombre de l’un d’eux se projetant sur un mur du restaurant permet un plan de toute beauté), extérieurement parlant, les pensées, les sentiments, les émotions desdits personnages, et tout particulièrement d’Areum, sont en mouvement, fluctuants, changeants. Ils sont la vie de Grass.

Areum, étrange créature, qui est ce qu’elle est censée être (écrivaine) et qui ne l’est pas. Qui n’est pas là, qui est solitaire, et qui est partout (comme douée d’ubiquité), avec tous. Qui s’émeut et qui réprimande. Qui est discrète et qui est intrusive. Qui reconnaît ne pouvoir percer le mystère des êtres, pose des questions, et qui en même temps (ou dans un second temps ?) a tendance à affirmer, juger, trancher.

Il y a quelque chose de flottant en Grass. Le ton du film est mélancolique. Le noir et blanc est nébuleux (assez différent de celui plus tranché du Jour d’après). Le spectateur peut avoir l’impression d’être au royaume des morts. Ce ne sont pas seulement les vivants qui parlent des suicidés. Tous les personnages ont quelque chose d’impalpable. Le vieil acteur Changsoo ne laisse-t-il pas entendre à un moment (si nous nous fions à la traduction française réalisée pour les sous-titres) qu’il s’est (déjà) suicidé ? Et puis il y a ces quelques plans de lieux vides qui clôturent le film (à propos desquels nous avons subrepticement pensé aux pillow shots d’Ozu, ou encore à la grande séquence finale de L’Éclipse de Michelangelo Antonioni), où l’on sent à la fois le désert de la vie corporelle et la présence des esprits.

En ce sens, nous rejoignons au moins en partie Paola Raiman quand elle convoque dans sa chronique du film publiée dans Les Cahiers du Cinéma le Walt Whitman des Feuilles d’herbes et quand elle explique que celles-ci font chez lui partie du paysage des « tombes »   . Nous rappellerons que Seule sur la plage la nuit (également sorti sur nos écrans cette année) était déjà, au moins par son titre, une référence au poète américain.

Pour conclure, osons une appréciation personnelle, toute subjective. Les années 2017/2018 ont été celles d’un éblouissement apporté à nos yeux par le cinéma de Hong Sang-soo. Nous sommes de ceux qui pensent, en cette période où beaucoup de critiques proposent leur palmarès personnel, que Seule sur la plage la nuit est l’un des tout meilleurs films de l’année qui s’achève. Nous considérons cependant que Grass se situe nettement en deçà de lui, qualitativement parlant. Nous avons bien compris que le réalisateur coréen travaille à la simplification stylistique et thématique de son cinéma, et, depuis longtemps, dans le registre de la variation fine sur des figures narratives et stylistiques récurrentes. Et que cette démarche coïncide avec celle consistant à produire beaucoup, au rythme soutenu de quasiment trois longs-métrages par an (le qualificatif de « prolifique » se retrouve dans énormément d’articles récents consacrés à l’auteur de Grass…).

Pour notre part, nous préférerions que Hong Sang-soo se fasse plus rare, même si nous comprenons que celui-ci ressente un impérieux besoin de filmer. En effet, prendre davantage de temps lui permettrait peut-être de donner plus de profondeur et de vérité aux sentiments qu’il ne fait qu’effleurer en ce dernier opus, avec douceur, certes, mais aussi avec sécheresse (une sécheresse un peu durassienne). Il ne suffit pas de dire que « la vie est sans pitié », comme le fait Areum en entendant les propos de Changsoo, pour qu'elle soit ressentie comme telle par le spectateur – sans être incarnée par des solutions de cinéma plus déterminantes. À voir où nous emmènera le prochain film de Hong Sang-Soo, Hotel by the river, déjà annoncé, que nous attendrons comme toujours avec impatience, et l’espoir de voir son style se renouveler quelque peu.

 

 

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