Le cinéaste coréen approfondit encore son exploration du dialogue entre l'apparent et l'invisible au sein des relations humaines.

Dans le champ du cinéma d'auteur contemporain, Hong Sang-Soo fait preuve d'une impressionnante productivité (16 long-métrages réalisés sur les 10 dernières années) tout en creusant de film en film le même sillon thématique et formel, soumis ici ou là à quelques variations. Le Jour d'après ne fait pas exception à la règle et installe en terrain connu le spectateur familier de l'oeuvre passée du cinéaste. A l'instar de la plupart de ses prédécesseurs, le film peut donc être décrit comme un élégant marivaudage engageant une poignée de personnages (un homme, son épouse, sa maîtresse et sa nouvelle employée) dans une succession de conversations animées (et volontiers alcoolisées), filmés dans des décors épurés (rien n'apparaît à l'écran qui ne soit indispensable à la scène), au moyen de plans-séquences incoporant des recadrages (panoramiques, zooms) marqués - comme si l'opérateur était partie intégrante desdites conversations. Une permanence aussi poussée des thèmes et du style peut aussi bien alimenter la fortune critique d'un réalisateur (ainsi aisément identifiable en tant que super-auteur) que nourrir à son encontre des griefs d'auto-complaisance et de radotage. En l'occurrence, la réussite artistique de ce dernier opus plaide pour la démarche d'ensemble de Hong Sang-Soo.

 

Différences et répétitions

Un des premiers effets bénéfiques de la reconduction obsessionnelle de cette "manière" est la maîtrise acquise dans l'exécution. Formidablement dialoguées et interprétées, la plupart des scènes du "Jour d'après" témoignent d'un art consommé du détour et des circonvolutions, essaimant, l'air de rien, des dimensions importantes liées à l'existence des personnages et à l'évolution de leurs rapports, tout en finissant systématiquement par retomber sur l'enjeu principal dont elles sont porteuses. Creusant de façon bienvenue une construction dramatique par ailleurs très élaborée, ces petites digressions d'écriture font souffler un indéniable vent de liberté et d'authenticité sur un film qui, dans le sillage de ceux de Rohmer ou Cassavetes, place le motif de la conversation au centre de son attention. Comment se "connectent" entre eux, plus ou moins bien, les participants d'une conversation ? Qu'est-ce qui, imperceptiblement, "bouge" en eux quand cette dernière va un peu plus loin que ce que commande la situation sociale ? L'exploration de ces questionnements (que l'on pourrait juger anodins au premier abord) constitue une des "dimensions cachées" les plus intéressantes du cinéma de Hong Sang-Soo.

Un autre élément justifiant le recours à la répétition en tant que procédé de composition, c'est que le film traite également de la répétition en tant que thème et en tant que figure. A cet égard, la répétition principale, c'est celle qui affecte la vie sentimentale de l'écrivain et éditeur Bongwan, qui manifeste une certaine propension à tomber sous le charme des jeunes femmes qu'il emploie comme assistantes au sein de sa maison d'édition, et un singulier talent involontaire pour reproduire des réflexes comportementaux qui, un malin hasard aidant, le placent dans les situations morales les plus inextricables. Si ce personnage de séducteur entre deux âges possède une incontestable portée comique, le film aménage aussi des moments d'ouverture vers d'autres dimensions, plus secrètes et tragiques, de sa personnalité. Hong Sang-Soo utilise pour cela, à plusieurs reprises, un court thème musical, aérien et solennel, qui a pour fonction de souligner, ici l'aspect absolu de sa quête, ailleurs la puissance incontrôlable de ses sentiments, cela sans jamais s'inscrire dans un rapport de redondance vis-à-vis de ce qui nous est apparemment montré ou raconté (et qui insiste plutôt sur le donjuanisme pataud du personnage). Dans une veine qui pourra rappeler, par exemple, l'économie avec laquelle Robert Bresson, dans ses films, "lâchait" occasionnellement quelques mesures extraites de morceaux classiques pour ponctuer le parcours de ses personnages, la musique du Jour d'après ne redouble donc pas l'image, mais ouvre à l'intérieur d'elle des dimensions neuves et au premier abord invisibles.

 

Les mains de Song

On retrouve enfin la figure de la répétition dans les échos discrets dont est parsemé le film : tel geste, tel motif, telle parole, s'y trouvent dédoublés d'une façon qui pourrait presque sembler fortuite si elle n'était pas aussi subtilement élaborée. Ainsi en est-il, entre autres exemples, du réemploi transitif du verbe "croire" dans la seconde conversation entre Bongwan et sa nouvelle assistante, Song ("Je crois que je vais quitter ce job."), qui rappelle la première occurrence intransitive du même verbe au sein de la première conversation entre les deux personnages (où ladite assistante évoquait sa croyance en Dieu : "Je crois", tout court).  

Ainsi en est-il, également et surtout, du motif des mains de Song, qui s'imposent comme l'enjeu principal de la seule scène du film explicitement montée comme un flash-back. Cette scène, qui décrit après-coup l'atmosphère idéale de la première matinée de travail de l'éditeur et de sa nouvelle assistante, est toute entière orientée vers la formulation par Bongwan d'un compliment au sujet de la finesse des mains de cette dernière. Remonte alors dans notre mémoire spectatorielle un plan vu précédemment dans le film, mais se situant en fait ultérieurement dans l'action : celui où Bongwan rattrape Song dans la rue (celle-ci vient de se faire agresser par l'épouse de Bongwan, qui l'a prise pour la maîtresse de son mari   ), et la ramène au bureau en la tenant par la main. Le caractère amical et protecteur que nous avions initialement attribué à ce geste se charge donc, suite au visionnage ultérieur de la séquence temporellement "déplacée", d'une charge d'érotisme et de tendresse insoupçonnées.

Mises en valeur par la construction éclatée du récit, ces répétitions sollicitent un "travail" actif de jonction de la part du spectateur, et confèrent au film une épaisseur et un mystère sans commune mesure avec la minceur de son argument apparent. Cela est bien suffisant pour se réjouir de la reconduction, de film en film, de l'art à la fois humble et profond avec lequel le cinéma de Hong-Sang-Soo sonde les intermittences nichées au coeur des relations humaines.