Depuis plus de trente ans, Benoît Peeters régale le monde du neuvième art.

Comme un chef présente un acteur important de l’évolution de la bande dessinée contemporaine : Benoît Peeters. Une autobiographie qui revient sur la période 18-25 ans de l’auteur, lorsqu’il se lance dans la cuisine à domicile. Pour l’accompagner au dessin, Aurélia Aurita   recrée la galaxie franco-belge de la fin des années 1970, avec un noir et blanc ornementé de couleurs pour les nourritures et l’alcool, pour nous donner goût aux préparations culinaires présentées dans l’ouvrage. Préface de Pierre Gagnaire, présentation de quelques grands noms de la nouvelle cuisine et dessert chez le catalan El Bulli (avant sa fermeture sporadique) sont au menu de ce parcours gastronomique aussi surprenant que raffiné.

https://c1.staticflickr.com/2/1958/31394316488_14b3c397b5_b.jpg

Un auteur polymorphe

Au tournant des années 1980, avec Le Monde d’Hergé   , Benoît Peeters initie le phénomène de la « tintinophilie ». Cette introduction à l’œuvre hergéenne se situe dans le droit fil de la préparation de son diplôme de l’École pratique des hautes études sous la direction de Roland Barthes, avec un projet autour des Bijoux de la Castafiore. Au même moment, l’écriture du scénario de la série fantastique, Les Cités obscures (1982), avec le dessinateur François Schuiten, l’installe dans le paysage de la bande dessinée.

À l’imitation de Barthes, Benoît Peeters se fait critique et théoricien. Parmi ses nombreuses contributions : une monographie de l’étonnant auteur américain Chris Ware et les biographies de Paul Valéry ou de Jacques Derrida. Peeters est aussi enseignant, en marge de ses activités éditoriales chez Casterman ou à la tête des Impressions Nouvelles. Il donne depuis quelques années des conférences en tant que professeur associé au CNAM   . Son cycle actuel développe le thème culinaire avec les « Métamorphoses de la cuisine ».

 

Combinatoire culinaire

Début 1960, la famille Peteers rejoint Bruxelles où le père, ancien de Sciences Po, compte parmi les premiers fonctionnaires européens. Cette période se revisite à l’aune de l’avènement de ces « trente glorieuses », riches en changements des modes de consommation. On assiste au passage de la cuisine de grand-mère, et de ses bons petits plats, à la cuisine préparée, en conserve, alors que le confort moderne s’incarne dans le couteau électrique à rôti.

Durant cette phase, le jeune Benoît développe son appétit pour l’art culinaire. Quelques années plus tard, de retour à Paris, il prépare Normale sup (Hypokhâgne) à Louis-le-Grand ; établissement plutôt refermé sur son secteur (de scolarisation). La différence sociale passe aussi par la table ; la cuisine n’est pas qu’une affaire de goût. Du nouveau roman à la nouvelle cuisine, la consommation diffère. La découverte de « grands restaurants », synonyme de cherté, s’affronte à la boulimie de lecture. Peu à peu, l’auteur bascule dans un enthousiasme intellectuel pour cette nouvelle cuisine. Les lectures compulsives de La cuisine gourmande de Michel Guérard donnent lieu à de multiples confections de plats. On note déjà un rapport esthétique au contenu de l’assiette ; comme en bande dessinée, l’agencement des couleurs est significatif.

https://c1.staticflickr.com/2/1917/31394316558_edd78ec0e3_z.jpg

Aurélia Aurita, au plus près de son sujet, donne une double pleine page noir et blanc d’un Benoît Peeters dans sa minuscule chambre étudiante, un meuble pour les livres, un lit et un bureau sur lequel l’auteur termine la rédaction de son premier roman   . Un portrait à contraster avec la page suivante représentant une vue panoramique depuis les jardins du Luxembourg jusqu’au pied du Panthéon, lorsque l’auteur célèbre la parution de l’ouvrage. Aurélia Aurita indique à la fois le changement de statut et la portée relative de cette première œuvre.

À cette partie littérature succède la rencontre physique avec la Cuisine. Cela se passe à Roanne chez les frères Troisgros, et leur fameuse escalope de saumon à l’oseille. Une révélation sapide représentée sous la métaphore graphique du chariot à fromage en forme de vitraux de cathédrale. L’aventure roannaise se termine au pied du Puy-de-Dôme ; le jeune Benoît d’aujourd’hui se rendrait sans doute pour sa part chez Régis Marcon. À nouveau Paris, avec une séquence Roland Barthes au cours de laquelle un Benoît Peeters aguerri par ses nombreuses lectures et multiples préparations, organise un repas pour le philosophe. Au final, si Barthes semble intéressé par la modernité des travaux sur Hergé   , il demeure éloigné de la nouvelle cuisine. Une déception culinaire équilibrée par la rencontre avec le Chef Claude Peyrot. Propriétaire du Vivarois, le grand cuisinier vient à la rencontre des clients gastronomes, Benoît Peeters et de sa compagne, Marie-Françoise Plissart, pour parler huître tiède au safran, confirmant ainsi une vocation en devenir. Dans un délire emprunté au pianocktail de L’Écume des jours, l’auteur rêve d’une machine liant viandes et produits de la mer, légumes et fruits, herbes et condiments. Bien au-delà du caractéristique texte et image de la bande dessinée.

 

Cuisine à domicile

Autant par amour que par souci d’émancipation, le couple se retrouve à Bruxelles, cité grise et pluvieuse sous le trait d’Aurita. Cette liberté signifie la diminution des ressources parentales. Tandis qu’elle travaille comme taxi de nuit avec une Mercedes noire, il lui prépare ses repas le jour. Benoît Peeters renoue avec le dessinateur François Schuiten, lequel publie dans le n°2 de Métal hurlant, crée par Jean Giraud « Moebius ». Sans déroger à ses goûts pour la littérature, Peeters lui présente le n°1 de la nouvelle revue À Suivre. Pour l’instant, afin de « gagner sa vie », le jeune homme passe une annonce dans Le Soir, et propose ses services de « jeune cuisinier français de talent ». Une première expérience se termine sur une large page embrassant d’un coup d’œil la banlieue cossue de Bruxelles, argentée mais pas forcément riche.

Le climax intervient sous la forme d’une double expérience durant les fêtes de fin d’année. À Noël 1978, Peeters fait affaire non pas avec la boucherie Sanzot, mais avec la boucherie Joris, des Flamands. Une première approche trompeuse, « une boucherie tristounette », débouche sur un Noël digne du film La grande bouffe. La couleur est présente, rappelant comment l’ambiance confine parfois à l’orgie, mais la soirée est bonne et le salaire en rapport. L’apprenti cuisinier souligne également, malgré le luxe affiché du milieu commerçant – maison énorme, matériel de cuisine dernier cri – qu’il est présenté comme un chef, français, et traité comme tel. Un sentiment valorisant pour faire l’équilibre avec l’expérience suivante du 1er janvier 1979, au domicile d’une famille belge conservatrice et pingre, voire déliquescente, et sans éducation. Dans une ambiance délétère, à ces fonctions de Chef, l’employeur lui demande de faire le service… et la vaisselle : une pique sociologique sur l’opposition entre le flamand et le wallon.

Quoiqu’il en soit, Peeters décide d’arrêter là sa carrière derrière les fourneaux. Par ailleurs, le décès de Barthes signe la fin de l’aventure universitaire. Une bifurcation mise en parallèle avec la publication de son deuxième roman. Benoît Peeters est « passé de l’autre côté », il décide de devenir auteur. Après une première période roman-photo avec sa compagne, il scénarisera les Cités obscures. Ne délaissant pour autant son goût pour la cuisine, nous découvrons le chef Willy Slavinski : « trop en avance pour Gand, à Paris les gens se battraient pour avoir une table ». Une double page à l’équilibre parfait nous renseigne sur le service dans un restaurant gastronomique : le menu du restaurant L’Apicius de Willy Slavinsky ouvre la séquence en haut à gauche, laquelle se termine par la présentation du plat, non sans avoir survolé quelques étapes de préparation. L’aventure s’achève du côté de Rosas, en Catalogne, non loin du Cadaqués cher à Dali, chez le catalan El Bulli.

https://c1.staticflickr.com/2/1976/31394316408_597761a91d_b.jpg

La cuisine est aujourd’hui « à la mode », quand Benoît Peeters s’y intéressait en franc-tireur, on ne peut pas s’empêcher de faire le rapprochement avec le neuvième art. Philosophe, consensuel, il s’est investi dernièrement dans la lutte pour une meilleure reconnaissance du métier d’auteur avec la création de la Ligue des Auteurs Professionnels, faisant suite à son rôle de président au sein des États Généraux de la Bande Dessinée (EGBD). À Suivre