La biographie de Peeters permet de découvrir le parcours jalonné de batailles de celui qui devint l'un des plus grands philosophes de ce siècle.

Les fidèles de Derrida (dont je fais partie) n’ouvriront pas ce gros livre sans un plaisir mêlé d’appréhension : satisfaction de voir leur auteur, jusqu’ici disséminé en quelques quatre-vingts ouvrages, enfin rassemblé dans un seul, là sur la table, désormais disponible ; crainte aussi de ne pas y retrouver leur Jacques ou Jackie : la mise en récit d’une vie ne risque-t-elle pas, dans le cas d’un "penseur", d’en minimiser les véritables péripéties qui se tiennent du côté des concepts ou dans la genèse des livres ? On peut bien retracer les années d’école, les voyages et jusqu’à un certain point les amours, mais la naissance de la grammatologie, ou de la différance ? L’accent mis sur le racontable risque d’éclipser l’essentiel aux yeux du philosophe, qui suspectera toujours l’anecdote de nourrir une curiosité déplacée.

Inversement, le monde académique raffole du potin ; peu de professionnels de la vie des idées refusent le maigre jour procuré par le trou de serrure, tant ils sentent que ceci éclaire ou balance cela ; ils soupçonnent leur grand homme de nourrir des passions terre à terre, et le tas misérable des petits secrets auquel Malraux, d’une formule, aura ramené toute vie n’est pas à dédaigner quand on a aimé l’homme autant que sa pensée. D’ailleurs, la filature ou l’espionnage propres au genre biographique ne sont-ils pas, chez le philosophe, renforcés et comme légitimés par les maîtres du soupçon, Freud, Marx, Nietzsche, auxquels Derrida se trouva si étroitement mêlé ? Au point que notre auteur n’excluait nullement la référence ni le genre biographique ; mieux, il en rêvait… Il le travailla donc avec ironie, c’est-à-dire conscience de ses apories, tout en cultivant la passion du secret.


Disons-le d’emblée, cette biographie qui déplie son sujet avec un tact artiste mérite de passer en modèle du genre. Riche d’informations, elle n’en fait pas une accumulation étouffante qui hacherait menu le phrasé ou la respiration d’une vie ; nous accompagnons Derrida dans ses triomphes et ses défaillances sans inquisition gênante, à bonne distance. Benoît Peeters a su en particulier se garder de l’écueil mimétique, qui affecte si désagréablement (et si vainement) l’écriture des épigones ; enchâssées dans la sienne, les copieuses citations de lettres ou d’ouvrages de Derrida brillent par leur étrangeté, leur style unique ; l’apprenti philosophe qui lira ces pages y gagnera une connaissance raisonnable de l’œuvre, et il situera mieux chemin faisant celles de Lacan, de Lévi-Strauss, Ricoeur ou Foucault avec lesquelles elle dialogue (non sans pugnacité). Un parcours comme celui-ci est jalonné de batailles, que Derrida soutint avec beaucoup d’élégance (là où ses adversaires lui portaient des coups parfois bas et injustes) ; au-delà de chaque polémique, lui-même apparaît en homme de paix, usant de la déconstruction pour ouvrir toujours et non pas détruire, pour déjouer des affrontements d’une brutalité binaire.

Pourquoi tant de haine ? Depuis les grilles d’El Biar où pleurait l’enfant déposé par sa mère, Derrida eut toute sa vie un rapport ambivalent à l’école, et avec ceux qui la représentent ou la reproduisent comme institution. Je me souviens d’Alquié, auprès duquel Derrida m’avait en 1968 envoyé soutenir mon mémoire, me rappelant hautement que celui-ci avait commencé par être son assistant. Peeters énumère les échecs de Derrida aux concours ; il dut suivre trois khâgnes pour intégrer l’ENS, il rata une première fois l’agreg, il n’eut pas "sur travaux" une soutenance de thèse facile ni, pour obtenir un improbable poste de professeur à Nanterre, une facile audience auprès du CSCU… Il ne reçut une meilleure reconnaissance ni de la Sorbonne, ni d’anciens condisciples peu soucieux de favoriser fort au-dessus d’eux son ascension (Nora lui faisant barrage chez Gallimard), ni des collègues pour lesquels il bataillait, dans le cadre du Greph ou de la constitution du Collège international de philosophie. Cette persistante marginalité touche sans doute au cœur de sa doctrine, ou de ses écrits ; selon Roland Barthes, Derrida "a décroché le bout de la chaîne. (…) Nous lui devons (…) une sorte de détérioration incessante de notre confort intellectuel"(1972) ; mais cette déconstruction bienvenue constitue, dans d’autres cercles, un crime impardonnable. On lira avec profit le catalogue des postures de rejet, depuis la dénégation formulée par Heidegger ou Lacan (rien de nouveau chez Derrida, j’en parle depuis toujours, lisez-moi !) jusqu’à la haine aveugle et le refus d’examiner (Jeffrey Mehlman identifiant la déconstruction à un projet d’amnistie pour les collaborateurs de la Seconde Guerre mondiale), en passant par Foucault le renvoyant à la "petite pédagogie", celle qui enferme la pensée dans les textes, ou le conservatisme banal des mandarins Alquié, Gouhier et leurs successeurs (Luc Ferry, Alain Renaut et autres tenants de ce que lui-même dénonça comme "la plate restauration en cours").

Par la parole ou par l’écrit, lui-même recherchait toujours la plus stricte exactitude. Je revois (en 1969 il me semble) un séminaire du soir à l’ENS, au cours duquel Emmanuel Martineau, alors tout auréolé d’une rencontre avec Heidegger, se risqua à une interprétation de la substance ou du mode spinoziste que releva vivement Derrida, comme une faute flagrante de lecture. "Mais, se défendit avec aplomb Martineau, c’est pourtant comme ça que je vois les choses… - Eh bien vous les voyez mal !" trancha Derrida tirant sur son meccarillo. (Plus tard, nous apprend Peeters, Martineau prendra la tête d’une croisade contre son maître d’alors.) Derrida si brillant, si précis dans sa moindre intervention n’était a priori formaté ni pour l’université ni pour les médias : en avril 1981, une douteuse cartographie du paysage intellectuel publiée par le mensuel Lire classait Lévi-Strauss en tête et Bernard-Henri Lévy en neuvième position ; sur trente-six noms de penseurs influents, le père de la grammatologie n’apparaît pas. Si l’on gagne beaucoup à lire Derrida, son ignorance peut rapporter plus encore !

On sait que ce relatif éloignement de la scène française fut plus que compensé par le succès de Derrida sur les campus américains. Non sans querelles ni malentendus là encore. Quel philosophe français voyagea plus que lui à travers le monde entier ? Dans certains pays, en Chine, au Brésil, on l’accueillit vers la fin de sa vie avec des égards réservés aux chefs d’État. Benoît Peeters analyse bien les étapes de la pénétration de Derrida aux Etats-Unis, qui soulève un problème ou un paradoxe central ; comment expliquer ce déploiement quasi mondial d’une pensée toujours conçue dans son attachement étroit à sa langue d’origine ? Car les principaux concepts de Derrida, à commencer par celui de "différance", défient la traduction. Comment traduire "l’écriT, l’écrAn, l’écrIN" ? Ou, titre d’un magnifique article sur Artaud, "la parole soufflée" ? Comment traduire la moindre page de Glas (1973), qui constitua son premier, et un certain temps à ses yeux son dernier "vrai livre" ? Derrida mena avec la langue un combat corps à corps, produisant moins une doctrine qu’un style (il n’y a pas de derridisme) ; il en joua en poète, au plus près de son énonciation. à qui lui faisait remarquer ses progrès en anglais et qu’on avait tout compris de sa conférence, il se plaignait justement de ne manier qu’une langue vernaculaire, transparente, où les mots ne font pas suffisamment énigme - où la simple communication suspend la fonction poétique ; dans sa réflexion et son écriture, Derrida demeure aimanté par l’intraductibilité, il va aux mots opaques, à ceux qu’une fouille étymologique ou lexicale fait vaciller, jusqu’à l’équivoque ou le jeu de bascule.

Cette passion négative de la déconstruction aurait dû freiner, voire interdire l’accès de Derrida aux départements de littérature américains, or on assista au phénomène inverse : les cultural studies et les minorités s’emparèrent avidement d’une "méthode" qui permettait de soupçonner le modèle dominant (mâle, académique, occidentocentré…), et en effet de "décrocher la chaîne". Chaque propos de Derrida injecte de l’hétérogène ; il nous apprend à résister à l’ordre dominant, y compris celui de sa propre doctrine (mot dans son cas inadéquat) en voie de cristallisation. C’est ainsi que la mise en page de Circonfession met en scène les deux corps de Derrida. Son texte mine méticuleusement celui de Bennington (qui met en bon ordre universitaire ses thèses ou sa pensée) par un sous-sol abyssal, proprement effondrant, où il oppose son corps, voire son pénis, à son corpus philosophique. De même la suite caviardée des Envois (où l’on devine la cendre d’une correspondance, que certains évaluent à mille lettres, expédiée à Sylviane Agacinski) constitue un jeu sophistiqué et roué avec l’idée de destinataire, avec la frontière entre le public, le privé et l’intime, ou entre la vérité et la fiction, le document et le roman… Textes incalculables, insaisissables pour qui voudrait par eux trancher ou décider ; jeux labyrinthiques où l’auteur à la fois s’expose et se dérobe, se construit et s’éparpille.

Dans ses réponses au questionnaire de Proust (cité page 510), il déclare à la question "Votre occupation préférée : Écouter " - on aurait attendu "Écrire", qui fut sa dévorante passion. Mais il est vrai que Derrida surécoute l’écriture, rivalisant d’assez haut en cela avec l’écoute psychanalytique. Écriture d’une exigence folle : quel lecteur de 1974, ou pire d’aujourd’hui, est capable d’entrer dans les enjeux d’un livre comme Glas ? Mieux qu’une autobiographie, il aura rêvé de tenir un journal qui soit une archive totale, d’une vie passant tout entière dans le texte. Peeters montre longuement à cet égard comment la littérature et la philosophie s’affrontent dans ses ouvrages : "Je marche sur un sol qui se dérobe sans cesse" , "Une folie doit veiller sur la pensée"… En choisissant l’écriture comme archi-question, Derrida tournait de fait autour de la folie (la folie-Joyce, Artaud, Blanchot, Bataille…) ; la bonne littérature rémunère le secret, et entretient des énigmes radicales, face à quoi la philosophie ordinaire fonctionnerait plutôt comme produit masquant, ou discours de réassurance. C’est l’écrivain en Derrida, mieux que le philosophe, qui peut dire "Je marche à la mort" (p. 644)… C’est lui encore qui, confronté à son immense bibliographie, se déclarait persuadé de n’avoir pas encore commencé à vraiment écrire.

Cette enquête souligne sur quel fond d’anxiété, de dépression ou de "névrotique vulnérabilité" s’emporta cet acte acharné d’écrire. On lit des anecdotes troublantes : Derrida survolant l’Atlantique les poings crispés, en proie à une phobie aiguë de l’avion,  et répondant durement à Marguerite : "Tu ne vois pas que je me concentre pour qu’il reste en l’air ?" Nous le voyons aussi débarquer hagard à Strasbourg, avec le regard traqué de Kafka, puis prononcer l’heure suivante avec une souveraine autorité sa conférence, et le soir enfin parfaitement détendu et jovial animer le dîner au restaurant… Écorché vif, Derrida se soignait par le théâtre des cours et des colloques où il regagnait un "narcissisme rayonnant", une présence chaleureuse, débordante.

Une partie de ses derniers livres prennent pour fil rouge l’hospitalité, qui est l’éthique même : que veut dire "chez soi", si l’on n’y accueille l’autre ? Mais aussi, comment ne pas appartenir (à tous les sens de l’expression) ? Les communautés lui inspirèrent toujours une grande méfiance, comme en général l’instinct grégaire et les pulsions groupales ; il n’appréciait pas davantage la notion de "peuple élu" et il nous vaccine bien contre ses dérives, en travaillant et en compliquant de mille façons, depuis ses premières publications, l’idée d’origine ; donc aussi de présence, d’immédiateté, de proximité, d’identité, notions qu’il ne cessa de rendre problématiques.

Parmi les courants de pensée que la sienne héberge ou féconde, je compterai la médiologie. La grammatologie ne séparait pas la pensée d’un système de traces, d’archives, de signes ; si l’on y ajoute les machines techniques et les institutions, examinées par Derrida dans ses travaux du Greph comme dans Echographies de la télévision, il est clair que son projet grammatologique débouche sur une médiologie, qui étudie les facteurs matériels et organisationnels de ce qu’on appelle toujours un peu vite la vérité, ou l’autorité.

Une telle biographie recèle évidemment bien des non-dits. Parmi toutes les énigmes que nous pose Derrida, comment comprendre par exemple la mutation du gamin algérois à la scolarité irrégulière, et qui rêvait d’une carrière de footballeur professionnel, en l’un des premiers philosophes de son siècle ? Quelle que soit l’abondance des jalons biographiques, la formation du penseur demeure inexplicable. Une autre tache aveugle, ou zone d’estompe, concerne ses amours. Derrida, souligne Avital Ronell souvent citée dans ce livre, marchait aussi à la séduction. Que penseront Marguerite, Hélène, Safaa, Marie-Louise ou surtout Sylviane de l’enquête minutieuse de Peeters ? Qu’en pense son troisième fils Daniel Agacinski ? Les liens de la famille proche ou élargie ont quelque chose d’intraitable, et une biographie aussi probe soit-elle n’est pas destinée au premier cercle. Je referme celle-ci, qui ravive tant de souvenirs, en me demandant pour ma part comment ne pas être derridien ?