Fabrice Virgili revient sur le phénomène de l'épuration, depuis la France libre dans l'Empire jusqu'aux grands procès médiatisés de Pétain ou Laval et la dénazification allemande des années 1950-1960.
La version originale de cette interview a été publiée par l'Association des Professeurs d'Histoire-Géographe (APHG) dans sa revue : « L'épuration pendant la Seconde Guerre mondiale : entretien avec Fabrice Virgili », Historiens et Géographes, n°443, août 2018, p.141-144. Il est repris ici dans le cadre d'un partenariat entre nos deux associations, afin de diffuser aussi largement que possible la recherche historique en train de se faire
APHG : Fabrice Virgili, vous venez de sortir en avril 2018 avec François Rouquet Les Françaises, les Français et l'épuration chez Gallimard (Folio Histoire). Vous avez beaucoup travaillé sur la Libération et sur l'épuration qui a eu lieu à cette période, notamment sur les femmes tondues qui est votre travail de recherches en thèse. Pouvez-vous définir ici, en quelques mots, une notion complexe qu'est l'épuration ?
Fabrice Virgili : L'épuration, c'est la nécessité de punir ou de s'en prendre à toutes celles et ceux dont on considère qu'ils ont trahi. C'est une définition « à minima » qui fonctionne pratiquement partout en Europe. Mais elle est imparfaite car la suite de la question c'est de savoir ce que ça veut dire avoir trahi ? Une part de la réponse est juridique : trahir, c'est se mettre au service d'un pays ennemi, en l'occurrence l'occupant allemand dans le cadre de la France dans la Seconde Guerre mondiale. Dans notre pays, c'est l'article 75 du code pénal de l'époque, mais chaque pays trouve un moyen dans son répertoire juridique de punir la trahison. Mais cela va bien au dela car c'est le propre de la Seconde Guerre mondiale où la fracture idéologique ne se superpose pas à la fracture nationale donc avec le phénomène de la collaboration visible dans tous les pays, cela va s'étendre partout à l'idée de comportement « digne et indigne ». Il s'agit donc de personnes dont le comportement, les actes ou les mots n'ont pas été dignes, c'est à dire qu'ils ont renoncé en cela à la victoire. Il y a donc, à un moment donné, une nécessité de s'en prendre à eux. On ne peut pas envisager la fin de la guerre, dans tous les pays concernés en Europe, sans la mise à l'écart de celles et ceux qui ont trahi : c'est pour cette raison que l'on retrouve partout l'épuration.
APHG : Dans votre ouvrage, vous mettez en avant l'idée que l'épuration apparaît très rapidement dès les débuts du conflit.
Fabrice Virgili : L'épuration commence quasiment avec la guerre, c'est à dire dès que l'on s'aperçoit que des gens font le choix de l'ennemi, l'idée de pouvoir un jour les punir se développe, dans la clandestinité, elle est présente dans les esprits tout au long de la guerre. Les « punitions » commencent très tôt : dès 1941 les premières actions sont menées contre ceux qui collaborent.
APHG : C'est une volonté de la France libre de se doter, très tôt dans le conflit, d'un arsenal juridique pour juger les « traîtres », l'épuration commence ainsi par l'Empire.
Fabrice Virgili : L'Empire va servir de « travaux pratiques » sur l'épuration. Avec une double contradiction : d'un côté, on souhaite épurer, mais de l'autre on souhaite aussi maintenir l'Empire. En effet, l'épuration veut dire ici s'en prendre aux élites coloniales discréditées aux yeux des populations locales. L'exercice est périlleux, mais au final, dans le cadre de l'Empire colonial, l'épuration est réduite pour ne pas le fragiliser davantage.
APHG : Est-ce que l'épuration va s’accélérer en France au fur et à mesure que la résistance progresse ?
Fabrice Virgili : Oui, mais il y a aussi un phénomène plus politique et international, simultanément les Alliés réfléchissent aux moyens de punir les ennemis. Il y a une articulation entre les deux, à partir du moment où il est évident que la guerre va aller jusqu'à la défaite de l'Axe, le jugement de l'ennemi est acté, mais il faut aussi juger l'ennemi en son sein, le traitre. Dès 1941-1942, avec la conférence de Saint-James à Londres, il y a l'idée de punir les crimes de guerres. Le jugement des criminels de guerre ennemis à l’échelle nationale est souvent oublié quand on parle d'épuration car masqué par le procès de Nuremberg.
APHG : C'est pour cette raison que la France met par exemple en place, après la guerre, dans sa zone d'occupation en Allemagne, des tribunaux militaires pour juger les criminels nazis ?
Fabrice Virgili : Oui, il y a des tribunaux en Allemagne, mais aussi en France pour juger les Allemands arrêtés. Le dernier allemand fusillé en France, l'est en 1951, ainsi les jugements par les Français des criminels de guerre allemands s’étalent sur plusieurs années. Pendant longtemps, on a vu l'épuration, voire l'occupation d'ailleurs, comme une histoire franco-française, en oubliant presque que le pays était occupé. Or, dans l'épuration, il y a bien l'idée de punir les occupants.
APHG: Le jugement de Pétain ou de Laval ont été très bien étudiés par les historiens ; votre livre nous apporte un éclairage nouveau sur de nombreux cas moins connus mais ô combien révélateurs de la Libération car ils montrent bien que la collaboration n'a pas été qu'une affaire d’État.
Fabrice Virgili : Oui, effectivement, on essaye de montrer cela en rejetant l'idée d'une épuration sauvage que l'on retrouve malheureusement dans de nombreux manuels. On s'en prend d'abord aux collaborateurs que l'on connaît, à côté de chez soi. Le trait le plus important de l'épuration est sa dimension de proximité : on s'en prend aux gens que l'on a vu trahir, et avec l'idée que l'on se fait soi même de la trahison : parfois c'est évidemment très léger du point de vue juridique. Néanmoins, quand on voit quelqu'un aller à la Kommandantur, on se dit : « il va avec les Allemands ». Cela explique par la suite l’importance de la dimension privée de la mémoire de l’épuration : celle-ci a été vécue par des millions de personnes, dans de très nombreuses familles quelqu'un a été accusé, d’autres encore plus nombreux ont assisté localement à l'épuration , cet événement est inscrit dans d’innombrables mémoires personnelles. Dans chaque préfecture, il y a des procès, ceux-ci sont relayés dans la presse locale : c'est un événement. Pendant un an, tout le monde vit au rythme de l'épuration. Dans les mémoires privées, dans les silences, dans cette dimension de la mémoire qui est difficile à traiter parce qu'elle est silencieuse et secrète, l'épuration prend une place importante.
APHG : Pourquoi cette idée « d'épuration sauvage » est, selon vous, à bannir des enseignements ?
Fabrice Virgili : Tout d'abord à cause du choix du mot sauvage qui renvoi à de l'irrationnel, à du spontané. Ensuite, c'est surtout ne pas envisager l'épuration comme un phénomène judiciaire certes, mais également de proximité. Or, les violences à la Libération ont une dimension de proximité car les gens veulent avant tout en découdre avec celles et ceux qu'ils ont vu collaborer. À cette période, le pays est encore en guerre : il y a un degré de violence élevée au moment de l'épuration à cause de ce contexte. Or, dès qu'il s'agit de l’action collective des populations, on la considère comme irrationnelle et donc sauvage. Non, la population locale participe aux arrestations, désigne des personnes sans que cela soit anonyme : les gens à ce moment là assument, plus envore revendiquent leur participation à l’épuration jugée comme indispensable. Bien entendu, vu le nombre des personnes concernées, il y a forcément des injustices, des innocents qui sont arrêtés, justement parce qu'on est face à un phénomène massif. N’oublions pas qu’environ 350 000 personnes sont inquiétés par une procédure.
APHG : Pourquoi cette notion « d'épuration sauvage » a longtemps été largement relayée par les manuels du secondaire ?
Fabrice Virgili : Cela date des années 1980, avec le livre éponyme de Philippe Bourdrel sorti en 1988. Cela a plu car le titre sonne bien, il y a ici un côté « croustillant ». Cela permet aussi d'écarter la part populaire et collective de l'épuration pour renvoyer à quelque chose d'irrationnel et d'alimenter l'idée de cette immense insatisfaction autour de l'épuration. Cela renvoi à des lieux communs répandus à l'époque comme le fait qu'elle n'aurait pas eu lieu, elle n'aurait concerné que des gens qui n'avaient rien à se reprocher. C'est oublier que l'épuration a été assez rapidement menée en environ 5 ans, avec de vrais dossiers juridiques parfois très étayés. En 1944-45 en France il y a une vraie impatience à juger les traîtres, c'est pour ça que la majorité des cas relèvent de cours de justice où il y a de véritables procédures. Mais cela se fait dans un contexte où la guerre n'est pas encore finie, avec la peur toujours présente d'un éventuel retour de l'ennemi.
APHG : En 1944, l'épuration en France n'est pas une guerre civile. Pourquoi ?
Fabrice Virgili : Pour qu'il y ait une guerre civile, il faut qu'il y ait deux camps. Contrairement à la Grèce, à l'Albanie à la Yougoslavie ou l'Italie où il y a des forces importantes et durables dans les deux camps celui de la résistance et de la collaboration, en France, avec le débarquement, le camp de Vichy disparaît. Ce qui reste de la Milice va rapidement fuir en Allemagne, tous les membres des différents partis collaborationnistes disparaissent, essayent de se cacher ou sont arrêtés. En France, il n'y a donc pas de guerre civile à la Libération parce qu'aucun des deux camps n'est capable de la mener. Si, lors du premier semestre 1944, des opérations de représailles contre la résistance sont menées par la Milice elle n'est qu'une auxiliaire de l'armée allemande. Ainsi, tant que les Alliés n'ont pas débarqué, la résistance n'est pas capable de libérer des parties entières du territoire, même si quelques zones de maquis sont déjà sous son contrôle. Ce qui n'est pas le cas par exemple en Yougoslavie où la résistance est maîtresse de parties entières du territoire.
APHG : Vous montrez bien dans votre livre les différents cadres spatio-temporels que prend l'épuration. Celle-ci n'est donc pas uniforme que ce soit en France ou en Europe.
Fabrice Virgili : En effet, en France, on ne peut pas dire qu'elle soit uniforme. Néanmoins, à l'été 1944, on retrouve à peu près partout les violences extrajudiciaires (tontes par exemple) ou les premières cours martiales, même si des nuances sont à apporter sur les degrés de sanction. Ainsi, dans les régions de maquis, les sanctions sont souvent plus dures ou plus nombreuses que dans les autres. À l'inverse, les femmes sont plus punies en cours de justice dans l’ancienne zone occupée où la durée d'occupation fut la plus longue. Mais partout en Europe, il y a là un événement qui commence pendant la guerre et qui se poursuit dans la guerre froide. Elle commence par la punition des traîtres, comme partout, mais tourne vite à l'élimination des adversaires politiques pour prendre le pouvoir comme en Yougoslavie, en Albanie et de façon générale en Europe de l'Est. Cette question n'est pas du tout posée en Norvège ou au Danemark où il y a une continuité des institutions et du pouvoir.
APHG : Et le cas Allemand, que ce soit dans l'après-guerre ou plus tard dans les années 1950-1960 avec un certain nombre d'affaires menées par des procureurs, comme Fritz Bauer, qui veulent faire la lumière sur le comportement de certains ?
Fabrice Virgili : La dénazification est finalement une forme d'épuration, à ceci près qu'elle est censée concerner toute la population allemande. Le cas allemand est très complexe car il va y avoir d'abord la dénazification menées par les Alliés avec la fameuse « blancheur Persil » (du nom de la lessive allemande très célèbre à l'époque). Cette expression sert à qualifier le formulaire que doivent remplir les Allemands pour présenter s'ils ont été membres du parti nazi ou fonctionnaires sous l'administration hitlérienne. Beaucoup y ont vu un dédouanement un peu facile d'une partie des Allemands qui a permis à certains de se refaire assez facilement une virginité. De là est née l'idée de certains procureurs dans les années 1950-1960 de commencer à poursuivre des Allemands, même si, que ce soit du côté des Soviétiques ou des Alliés, il y a eu la nécessité, dès la fin du conflit, de garder en place certains cadres issus du nazisme pour faire fonctionner l'Allemagne. Par la suite, certaines histoires vont choquer l'opinion qui va alors redécouvrir son passé, à l'instigation de certains militants comme le couple Klarsfeld, dont Beate était allée jusqu'à gifler le chancelier Kiesinger à cause de son passé nazi. La mauvaise conscience allemande s'exprime très fortement dans les années 1960-1970 alors qu'au même moment en France, c'est l'inverse, cette question était mise de côté.
APHG : Vous évoquez dans votre livre l'importance du caractère de proximité de l'épuration : on s'en prend surtout à celui ou celle que l'on connaît. Cela est représenté par la figure du BOF, pouvez vous nous expliquer en quoi elle consiste ?
Fabrice Virgili : Le BOF, c'est par essence l'exemple de la proximité : cela vient de Boeuf, Oeuf, Fromage. C'est celui qui coupe le lait en pleine période de rationnement par exemple. Il y a beaucoup d'images qui viennent se fixer sur le BOF : c'est celui qui en profite, qui va s'enrichir alors que globalement la population s'appauvrit, c'est aussi celui qui est à côté (l'accapareur du village) et qui va profiter de sa position avec les Allemands pour en tirer des avantages.
APHG : Quand on pense à l'épuration, on a souvent en tête des violences faites aux femmes...
Fabrice Virgili : Oui, il s'agit d'images fréquemment utilisées dans les manuels du secondaire, en y ajoutant souvent les mentions « épuration sauvage » ou « épuration spontanée ». Ces deux concepts ne fonctionnent absolument pas car les tontes sont pensées depuis longtemps et obéissent à des rites de mise en scène qui n'ont rien à voir avec « la sauvagerie ».
APHG : Pourquoi alors tondre ces femmes ? Qu'est ce que cela représente dans l'imaginaire collectif de l'époque ?
Fabrice Virgili : La tonte des femmes a une dimension sexuelle : elle vise à une réaffirmation de la domination masculine qui s'exprime ici publiquement. Cela a lieu dans toute l'Europe : partout, même si les femmes s'émancipent politiquement (droit de vote) ou socialement, il y a l'idée dans ces tontes de montrer que leur corps appartient encore aux hommes du pays, ni à l’occupant ni à elles même . La particularité des tontes est qu’elles explosent dans un moment de crise intense (la sortie de guerre) pour affirmer une pensée qui existait déjà avant la guerre, celle que le corps des femmes ne leur appartient pas et qu’il est nécessaire de leur rappeler pour réaffirmer une virilité mise à mal par la défaite, l’occupation et la collaboration.
APHG : On peut ici faire un parallèle avec les viols en temps de guerre dont beaucoup sont perpétrés pour affirmer la défaite de l'ennemi en humiliant ses femmes. Le corps féminin sert donc dans les deux cas de symbole pour montrer la force ou la défaite des hommes ?
Fabrice Virgili : Oui, lors des invasions, les viols de femmes servent à montrer à l'ennemi qu’il est incapable comme combattant et comme homme (mari, père, frère) de défendre « ses femmes », cela bien entendu dans une logique de pouvoir masculin sur les femmes.
APHG : Pour conclure, vous montrez très bien dans votre livre que l'épuration n'est pas un épiphénomène, mais au contraire, qu'elle dure longtemps : elle commence avant la libération et se poursuit bien des années après.
Fabrice Virgili : Oui, l'épuration est pensée avant son déroulement, dure longtemps et a lieu partout. Expliquer cela en disant que c'est un phénomène spontané est une absurdité. Mais ce cliché de la spontanéité est tenace, dans l'enseignement secondaire, mais aussi dans l'imaginaire collectif français. C'est aussi une des raisons pour lesquelles nous avons sorti notre livre en poche, car nous souhaitions vraiment qu'il soit diffusé rapidement auprès du plus grand nombre pour expliquer l'épuration et combattre certains clichés sur celle-ci qui ont la vie dure...
À lire aussi sur Nonfiction :
- François Rouquet et Fabrice Virgili, Les Françaises, les Français et l'Epuration. De 1940 à nos jours, compte-rendu par Nicolas Charles.
- Jean-Marc Berlière, Polices des temps noirs, compte-rendu par Sylvain Boulouque.
- Jean-François Muracciole et Lucie Muracciole, Le dernier compagnon, compte-rendu par Anthony Guyon