Une analyse historique de l'épuration des collaborateurs en France de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Les Françaises, les Français et l'épuration est un ouvrage très attendu sur cette période troublée de la fin de la guerre. Depuis la thèse de Peter Novick en 1968 (L'épuration française, 1944-1949, traduit en Français en 1985), il n'y avait pas eu de travaux de synthèse sur cette question épineuse. De nombreux historiens comme François Rouquet et Fabrice Virgili ont travaillé sur certains aspects précis de l'épuration, respectivement celle de l’administration et la tonte des femmes. D'autres comme Luc Capdevila, à propos des Bretons à la Libération, ont mené des recherches régionales sur la période. Les Françaises, les Français et l'épuration vient donc combler ce vide historiographique en proposant une synthèse complète sur le sujet, se permettant même de sortir du cadre national, afin de proposer au lecteur une approche comparatiste très bien venue, avec d'autres pays européens ou dans le cadre de l'Empire colonial français.

F. Rouquet et F. Virgili ont souhaité montrer le phénomène épuratoire dans toutes ses dimensions et sur différents espaces, pour mieux en saisir l'ampleur. Ils ont choisi de faire une « histoire par le bas », pour comprendre tous les enjeux et d'éviter de faire des grands procès Pétain et Laval de 1945 « les arbres qui cachent la forêt ». En effet, il n'y a pas eu une mais des épurations : Les Françaises, les Français et l'épuration bat donc en brèche cette idée reçue, tout comme d'ailleurs les stéréotypes sur « l'épuration sauvage » (Philippe Bourdrel) et son caractère spontané, ou l'idée qu'il y a eu, en 1944-1945, une guerre civile en France.

 

Une histoire plurielle

F. Rouquet et F. Virgili présentent dans Les Françaises, les Français et l'épuration ce qu'est l'épuration, c'est-à-dire la nécessité de punir ou de s'en prendre à toutes celles et ceux dont on considère qu'ils ont trahi. Cette définition fonctionne pratiquement partout en Europe. Mais, en 1944, que veut dire avoir trahi ? Une part de la réponse est juridique : trahir, c'est se mettre au service d'un pays ennemi, en l'occurrence l'occupant allemand. Dans le cadre de la France lors de la Seconde Guerre mondiale, les traîtres sont punissables grâce à l'article 75 du Code pénal. Mais cette définition va bien au-delà : peu à peu l'épuration va se formaliser dans l'idée de juger dans les comportements de chacun ce qui a été « digne et indigne » (les comportements, les actes ou les mots). Il y a donc, à un moment donné, une nécessité d’épurer largement. Dans tous les pays concernés en Europe, la fin de la guerre ne peut être envisagée sans la mise à l'écart de celles et ceux qui ont trahi : c'est pour cette raison que l'épuration se retrouve partout.

Les Françaises, les Français et l'épuration permet de comprendre que l'épuration a une histoire plurielle, qui n'est pas cantonnée uniquement aux grands pontes du régime de Vichy. En effet, la majorité de l'épuration se fait dans le cadre local, envers des personnes que l'on connaît. Il s'agit de voisins ou de membres de la famille dont la figure de proue est le « BOF » (acronyme de « Beurre, Œuf et Fromage »), c'est à dire l'accapareur qui a profité des gens lors des restrictions de nourriture pendant le conflit au profit des Allemands ou pour son enrichissement personnel. Les deux vont d'ailleurs souvent de pair. L'un des apports majeurs de F. Rouquet et F. Virgili est de faire bien comprendre que, dans un premier temps, à la Libération de 1944, alors que la guerre n'est pas finie, on juge les collaborateurs qui sont « sous la main », ceux que l'on connaît. Les chefs de Vichy, qui ont fui en Allemagne, à Sigmaringen, seront jugés à la fin du conflit. Ce qui va mobiliser la population, c'est la vengeance vis-à-vis de ceux qu'elle a vu, au quotidien, fréquenter l'occupant allemand. Ainsi, à la lecture des Françaises, les Français et l'épuration, on se rend bien compte que l'épuration est un mouvement de longue durée, qui commence dès 1940-1941 dans les milieux de la France libre qui réfléchissent à la façon de punir les traîtres et que ce phénomène se poursuit bien au-delà de la Libération et dure pendant de nombreuses années après, au fur et à mesure de la découverte du passé vichyste de certains.

 

Pas d'épuration sauvage, ou spontanée, voire de guerre civile

Avec de nombreux exemples à l'appui et grâce à leur approche « par le bas », les auteurs reviennent sur plusieurs idées reçues sur la période. Tout d'abord, il y a la notion très répandue dans les manuels du secondaire d'« épuration sauvage ». Le choix du mot « sauvage » renvoi à l'irrationnel, à la spontanéité. Or, à la lecture de l'ouvrage, on comprend vite que c'est un phénomène de longue durée, qui obéit à des rites, et qui est présent partout, à peu près de la même façon. Même si des violences sont parfois très importantes, elles n'ont rien de spontané, elles sont au contraire pensées, car la population a engrangé de nombreuses rancœurs face aux « collabos » qui ressortent au moment de la Libération.

L'épuration est un phénomène de grande ampleur qui touche plus de 350 000 personnes en France. Des tribunaux sont organisés par la France Libre, avant même la Libération du pays, preuve de la préparation de ce moment jugé nécessaire par De Gaulle et le GPRF   très tôt dans le conflit. Il y aussi eu longtemps l'idée que la période de la Libération a été une véritable guerre civile entre les miliciens et les résistants, comme ce fut le cas à la même période en Italie, Grèce ou Yougoslavie. Or, F. Virgili et F. Rouquet montrent bien qu'après le débarquement en Normandie, le camp de Vichy disparaît. Ce qui reste de la Milice va rapidement fuir en Allemagne, tous les membres des différents partis collaborationnistes disparaissent, essayent de se cacher ou sont arrêtés. En France, il n'y a donc pas de guerre civile à la Libération parce qu'aucun des deux camps n'est capable de la mener.

 

L'épuration n'est pas spécifiquement française

Dans Les Françaises, les Français et l'épuration, François Rouquet et Fabrice Virgili changent régulièrement d'échelle pour montrer l'ampleur de l'épuration. Ainsi, ils étudient parfaitement les premières tentatives qui se font dans le cadre de l'Empire colonial, où les Gaullistes prennent peu à peu le pouvoir à partir de 1941. Dès lors se pose la question du jugement des cadres vichystes avec ici une contradiction : la nécessité de juger tout en ne fragilisant pas les élites coloniales vis-à-vis des populations locales dont les velléités d'indépendance se développent durant le conflit.

De même, les auteurs nous font aussi comprendre que l'épuration n'est pas qu'une affaire franco-française : de nombreux Allemands sont ainsi jugés par des Français pour leurs crimes de guerre. Ainsi, dès la mise en place des zones d'occupation en Allemagne, chaque pays vainqueur met en place des tribunaux pour juger les nazis qui se trouvent dans leur ressort territorial. Cela a été souvent oublié à cause du grand procès de Nuremberg, emblématique dans le jugement des criminels nazis. Là encore, l'essentiel des jugements se passe à une échelle locale. De même, de nombreux Allemands sont jugés en France, parfois des années après la fin de la guerre : le dernier Allemand est fusillé en France en 1951.

En Allemagne, l'épuration est aussi menée dans les années 1950-1970 par plusieurs procureurs (le plus célèbre, Fritz Bauer, a été porté à l'écran récemment dans le Labyrinthe du silence) qui veulent traquer tous ceux qui ont échappé à l'épuration d'après-guerre. Ils rouvrent de nombreux dossiers. La plaie du nazisme est alors encore béante, comme le montre la gifle adressée au chancelier Kurt Georg Kiesinger de 1966 à 1969 par Beate Klarsfeld, ce dernier ayant été nazi dans sa jeunesse. En Allemagne, des anciens SS sont poursuivis jusqu'à aujourd'hui pour leur participation à la Solution Finale : comme les démontrent les deux auteurs, l'épuration est donc un phénomène qui dure dans le temps et qui ne se limite pas aux deux dernières années du conflit. F. Rouquet et F. Virgili tirent des exemples de nombreux pays européens qui permettent de rendre plus intelligible ce phénomène global.

En Europe de l'Est, l'épuration commence pendant la guerre et se poursuit durant la guerre froide. Elle commence par la punition des traîtres, comme partout, mais elle tourne vite à l'élimination des adversaires politiques pour prendre le pouvoir (Yougoslavie, en Albanie et les pays qui deviennent satellites de Moscou). Les communistes confisquent dans les années d'après-guerre le pouvoir à leur seul profit et poursuivent donc l'épuration, mais cette fois-ci contre les adversaires politiques, qui ont souvent été durant le conflit des résistants au nazisme. Dans d'autres pays comme en Norvège ou au Danemark où il y a une continuité parfaite du pouvoir, l'épuration s'interrompt plus vite, dès la fin de la dénazification.

 

Les Françaises, les Français et l'épuration constitue donc une synthèse sur la période de la Libération car il remet en perspective de nombreuses problématiques importantes comme le rôle de la résistance et du GPRF. Ses auteurs reviennent sur les clichés de cette période comme le caractère sauvage longtemps donné à l'épuration. C'est avec une réelle volonté pédagogique que cette période trouble est expliquée, sans jugement, avec un vrai regard d'historien