Un ouvrage qui confronte la mémoire sociale avec les reconfigurations technologiques de sa documentation.

Le trou noir ! Voilà la crainte existentielle fondamentale qui semble habiter notre « ère numérique » : la perte des données, et tout ce que cela suppose de pression quant à la conservation et à la préservation forcenée de celles-ci. Ne pas perdre pour ne pas oublier, pour garder la mémoire constituer les choses en patrimoine…serait-ce si simple ? Rien n’est moins sûr dès lors que l’on se met à interroger de manière précise les relations qui unissent archives, patrimoine et mémoire au sein de leurs manipulations à la fois techniques et symboliques dans le cadre des projets d’enregistrements d’activités humaines. Il semble que la réflexion et la prise de distance se soit absentées des considérations contemporaines autour des archives et du patrimoine, largement envisagés de nos jours à l’aune des enjeux exclusivement économiques du big data. Interroger en profondeur le geste patrimonial dans ce qu’il produit de signifiant pour les objets et les documents construits comme « archives » à l’ère numérique est la tâche passionnante à laquelle s’attèle avec brio Matteo Treleani dans son ouvrage intitulé « Qu’est-ce que le patrimoine numérique ? Une sémiologie de la circulation des archives ».

 

Des enjeux sociaux éminemment politiques

L’ambition générale est ici de synthétiser les enjeux et questionnements ayant trait au renouvellement contemporain des modes d’archivage, en lien avec les transformations qu’insufflent à cette activité les technologies numériques. L’ouvrage est organisé en quatre parties, comme autant de pistes de réflexion qui ouvrent chacune des questionnements distincts. Sont abordés : les liens entre archives et patrimoines numériques ; les visions opposées mais complémentaire du patrimoine qui en découlent ; ce que leur circulation sociale fait aux archives ; et enfin la manière dont ces transformations induisent un nouveau type de rapport au passé.

Les enjeux abordés sont colossaux et l’auteur n’entend, bien évidemment, pas tous les traiter de front dans son propos. Il esquisse cependant des pistes heuristiques déterminantes pour comprendre que malgré tout ce que la technologie numérique fait au patrimoine, ce dernier continue d’être configuré par les pratiques sociales qui l’instituent comme tel. Ainsi, la numérisation et la circulation du patrimoine en régime numérique sont, dans cet ouvrage, interrogées à l’aune des « présupposés épistémologiques de certaines pratiques et politiques institutionnelles » (p.11). Loin d’une posture technophobe, il s’agit de proposer un regard critique qui déconstruise les évidences à partir desquelles nous envisageons notre rapport au patrimoine.

 

Patrimoine numérisé et patrimoine nativement numérique

On observe que l’ambition des acteurs les plus puissants du numérique (les « GAFA ») –  lesquels ne font jamais que multiplier des techniques qui rendent possible divers actes d’archivage pour tous types de documents –, se traduit le plus souvent par toute une constellation de discours lénifiants autour de « la plus grande accessibilité des données », « la démocratisation de la culture », « la vulgarisation des savoirs » (notamment sur le passé), etc. Ces discours masquent en réalité des logiques industrielles dans lesquelles sont pris tant les contenus eux-mêmes que leurs modes de présentation et de « mise en accessibilité ».

Treleani estime que cette vision en termes « d’accessibilité » est réductrice par rapport à ce qui se passe sémiotiquement dans les médiations des objets. Il part de l’idée qu’« il s’agit bien d’une diffusion d’archives et non uniquement d’une mise à disposition (…) : une transmission impliquant des choix éditoriaux et un travail de contextualisation (…) » (p.11). A partir de là, il tente de déconstruire ce qui, effectivement, dans les objets concrets existant, découle de ces choix et de ces contextes. Il rappelle notamment qu’en termes de supports de conservation de données, le numérique est « pour l’heure, [le] pire support de conservation quant à sa durée physique – on évalue la longévité d’un disque dur avant démagnétisation à cinq ans environ – [ce] péril [étant] quasiment constitutif du numérique » (p.15).

Une tripartition d’usages du numérique dans différents contextes est alors exposée. Il y a d’abord le numérique au service du patrimoine (le patrimoine qui est, de fait, déjà patrimonialisé), qui occupe une place grandissante, par exemple en muséologie. Puis, le propos se recentre sur ce que l’auteur appelle le « patrimoine sur support numérique ». D’une part, en abordant la numérisation dans le cadre des humanités numériques, numérisation dont le but serait de « rendre ces outils heuristiques afin qu’ils nous permettent de comprendre les produits culturels en nous fournissant des éléments interprétatifs objectifs » (p.23), et qui nécessiterait toutefois un large effort de contextualisation de la part des humains (comme le montre les exemples de l’Inathèque et de l’OAIS, Open Archive Information System). D’autre part, en abordant le patrimoine nativement numérique, comprenant des objets dont l’existence matérielle est d’emblée de nature informatisée (tels que les pages web ou les jeux vidéos).

Ainsi, cette tripartition différencie divers usages du numérique dans des domaines traversés d’enjeux patrimoniaux distincts. Elle donne à voir trois types d’objets clairement identifiables dont l’existence rencontrent les technologies numériques à un égard ou un autre : les outils numériques développés en vue de la médiation culturelle d’un patrimoine déjà patrimonialisé, la numérisation d’archives préexistantes en tant que telles mais sur d’autres supports et enfin, la constitution de données nées numérique en objets patrimoniaux briguant le statut d’archive.

L’absence de certitude quant à la stabilité, la fiabilité ou l’authenticité – « trois concepts chers aux archivistes » – des archives numériques rend difficile leur appréhension comme objets documentaires valables (dans le cadre d’une recherche par exemple) et pérennes (pour une consultation dans l’avenir). Elles apparaissent en effet extrêmement volatiles et volubiles. Pour pointer les enjeux tant du patrimoine numérisé que du patrimoine né numérique, Matteo Treleani se focalise alors sur les conditions de conservation offertes par les technologies numériques ainsi que sur les conceptions de « la mémoire » qu’elles impliquent.

 

Deux visions concurrentes du patrimoine

Dans le chapitre intitulé « Du patrimoine comme stock à la patrimonialisation », l’auteur questionne le type de valeur patrimoniale qui serait à l’œuvre, explicitement ou non, dans les logiques adoptées par les acteurs sociaux, en particulier institutionnels, auxquels est confiée la tâche de conservation, de préservation des objets des ravages du temps. L’aporie d’une appréhension du patrimoine numérique comme « stock à constituer » est liée à l’excessive quantité d’objets à traiter et à l’impossibilité concrète de tous les contextualiser et les valoriser, bref à l’impossibilité de leur donner à tous du sens.

Globalement dans ce chapitre, nous sommes invités à considérer que dans le domaine numérique, « au lieu de transmettre des objets, il s’agit de transmettre des compétences » (p.44), notamment en matière d’usages distanciés et réfléchis des technologies rendus nécessaires du fait de la faible pérennité et de l’instabilité de tels objets documentaires. L’auteur montre en particulier que les perspectives ouvertes par Jean Davallon permettent de penser la patrimonialisation de manière communicationnelle et non réifiante : « Dans l’idée de patrimonialisation, au lieu d’aller du support physique à sa valorisation, on va, au contraire, de la valorisation au support physique. En d’autres termes c’est la valorisation qui est prééminente : le patrimoine n’existe que dans une forme déjà valorisée. » (p.53) Ce processus, lorsqu’il rencontre le numérique (numérisation et mise en circulation), conduit à deux dynamiques majeures : cela accroît l’importance de la contextualisation et cela nécessite de faire un retour réflexif sur l’amalgame fréquent qui est fait entre « archives » et « patrimoine ».

En effet, « l’archivage n’est qu’une condition de possibilité du patrimoine, qui s’inscrit plutôt quant à lui entre l’archive et la mémoire, comme activité identitaire de sélection et de valorisation d’archives, d’objets, de lieux, de monuments… » (p.55). Nous pouvons dès lors comprendre la patrimonialisation comme un processus d’investissement d’un sens social à valeur mémorielle dans des objets indexés comme relevant du patrimoine. Or, cela n’est pas automatique, cela dépend de ce que la société décide.

 

Le poids des institutions dans les médiations documentaires : des logiques concurrentes

La mise en circulation des archives est envisagée dans le chapitre suivant à l’aune des tensions entre les logiques « marketing » et les logiques historiennes qui la gouvernent. Les enjeux propres à la trivialité (chère à Yves Jeanneret) de ces documents sont bien soulignés, notamment en matière de régimes de discours d’accompagnement lors de leur circulation dans la sphère médiatique. La question des médiations des contenus archivés ainsi que les spécificités que chacune de ces médiations peut impliquer, notamment en termes d’éditorialisation, sont traités à partir d’exemples tels que Europeana et Ina.fr. On observe que les problématiques purement techniques de « mise en ligne » sont dépassés par l’ambition de plus en plus fréquente, de la part des acteurs institutionnels qui fournissent ces archives d’offrir, en plus, des éléments de contextualisation, d’orientation de la lecture et même d’interprétation pour en permettre la valorisation.

Pour Matteo Treleani, il s’agit donc de mettre à distance la structuration du sens par ces éléments, telle qu’elle s’effectue à même les dispositifs qui les configurent « dans un environnement numérique particulier », et d’interroger la raison computationnelle (cf. Bruno Bachimont) à l’œuvre dans l’« énonciation éditoriale »   de ces dispositifs qui sont autant d’« écrits d’écran »   (référence est faite ici aux travaux d’Emmanuël Souchier).

En suivant cette perspective, on pourrait par exemple s’amuser à déconstruire la logique (et même l’absence de logique) à l’œuvre dans la structure éditoriale que propose le dispositif Gallica pour mettre à disposition et contextualiser les archives qu’il offre. Gallica est un service de la BNF à partir duquel de nombreux universitaires cherchent des documents du passé qui peuvent les intéresser. Il s’agit d’un outil très fastidieux à utiliser et très peu maniable, en particulier du fait des formats sémiotiques retenus (photographies numériques de haut qualité sur lesquelles on peut plus ou moins zoomer) et de l’interface éditoriale elle-même (très faible lisibilité des notices informatives associées, qui rend parfois incompréhensibles les documents consultés sans connaissance préalable).

Ainsi, les médiations documentaires, largement impensées, deviennent de plus en plus centrales tant dans l’instrumentation que dans la manipulation des archives numérisées et numériques. L’auteur souligne à juste titre que ces médiations participent du « conditionnement de la communication » dont parle Yves Jeanneret dans Critique de la trivialité, et conduisent à une standardisation des formats liée à leur industrialisation croissante.

 

Oublier la logique patrimoniale du numérique pour mieux retrouver l’étrangeté du passé

Enfin, Treleani interroge le rapport au passé que de tels types d’usages (assez largement prescrits) des archives impliquent, et met en exergue les types de considération de la « mémoire collective » qui émergent. Loin de refuser de penser l’apport de la machine à la tâche archivistique, il propose de « souligner une forme de pouvoir qui se manifeste à travers la technique » (p.78). Il relève que ce qui change avec les transformations des possibilités techniques, c’est avant tout un renouvellement du rapport à « la mémoire » et à sa représentation sociale : cette représentation passe de discrète, c’est-à-dire faite d’événements et de situations marquantes retenues, à continue, soit formant une sorte de continuum permanent qui ne permet presque plus de « faire mémoire », le temps lui-même étant devenu continu.

L’auteur montre que via la domestication du temps et des activités quotidiennes, on arrive en particulier à l’administration permanente des traces, passant par un enregistrement de tout, avec par exemple l’archivage et la conservation des données de navigation. Il observe ainsi que « l’inflation patrimoniale [selon l’expression d’Emmanuel Hoog] serait […] liée à un régime d’historicité qui peut se dire présentiste » (p.83), c’est-à-dire qui rapporte tout au présent, qui écrase le passé dans un présent continu et indéterminé. S’ensuit une réification des contenus culturels qui se trouverait accentuée par le numérique, dans la mesure où ce dernier vise toujours plus d’objectivation, recherchant en effet « une forme de vérité qui devrait se résumer dans l’objet archive » et occultant ainsi les « médiations des discours historiques qui construisent notre image du passé » (p.85) dans le but de rendre tout plus transparent et plus visiblement disponible.

Dès lors, il nous faut déconstruire (c’est-à-dire ne pas prendre pour une évidence) ce qui instruit notre rapport au passé, afin d’être lucide sur ce que l’on perd lorsqu’il devient « domestiqué, systématisé et numérisé » (p.88). C’est la dernière question que pose en fin de parcours cet ouvrage. Il s’agit de rappeler « l’acte essentiel au fonctionnement de notre mémoire » (p.89) qu’est l’oubli. Aujourd’hui, dans le cours du processus de patrimonialisation numérique, nous vivrions plutôt « l’oubli de l’oubli », pour reprendre les termes de Milad Doueihi (Pour un humanisme numérique, Paris, Le Seuil, 2011) : l’oubli a été perdu en devant impensable dans le contexte numérique. C’est donc à retrouver l’étrangeté du passé ainsi que notre capacité d’oubli (dans le but de nous constituer une véritable mémoire) que nous invite finalement Matteo Treleani.

 

Ouvertures réflexives et points de discussion

Les expressions communes telles que « mémoire insuffisante » (qui signifie « espace physique de stockage insuffisant » s’agissant d’une clé USB ou d’un disque dur) contribuent à façonner notre rapport matériel et mental aux technologies numériques et aux données qu’elles nous permettent de manipuler. Pourtant, nous continuons à qualifier (à tort) de « virtuelles » des médiations informatisées (permises par la conjonction du hardware et du code informatique qu’on y inscrit) qui sont en fait absolument matérielles ! C’est dire le poids des représentations de la technologie informatique dans les usages ordinaires de celle-ci. Dans ce contexte, la vision principale de « la mémoire » qui nous est donnée à comprendre est exclusivement quantitative : il s’agit de la quantité de données (exprimée en octets) qu’un dispositif informatique particulier est capable d’enregistrer.

On parle également de « faire des sauvegardes » lorsqu’il s’agit d’enregistrer et d’agréger sur un autre support (pour ne pas les perdre) des stocks de données : il en va ainsi de nos photos, de nos fichiers musicaux voire vidéos. On n’est pas loin d’une logique auto-patrimoniale de conservation pour soi de ses propres big data. Or, l’administration de tels objets prend un temps considérable : combien de dimanches pluvieux n’avons-nous pas passé à « faire du tri » dans nos photos dans l’espoir de les imprimer un jour ? Combien de liens hypertextes (ou autre objets numériques) ne nous envoyons-nous pas à nous même par mail pour les « sauvegarder », les « avoir en mémoire quelque part » ? Avec cette idée toujours latente que la perte des données nous pend au nez. Le phénomène d’inflation patrimoniale serait alors également à considérer de ce point de vue. Dès lors, il nous semble que la perspective critique de l’ouvrage aurait pu être davantage poussée dans le sens d’une explicitation précise des enjeux économiques de l’industrialisation des traces, tant ces enjeux prennent aujourd’hui une importance capitale.

Globalement, Matteo Treleani rend compte de façon très convaincante des enjeux relatifs au patrimoine numérique, mais sans en cerner forcément tous les contours. Nous pensons notamment à une légère nuance terminologique qui constitue pour nous l’angle mort de son ouvrage : il ne prend peut-être pas assez frontalement en considération les imaginaires sociaux. Or ces derniers façonnent puissamment notre rapport aux diverses technologies numériques et sont, de fait, transversalement imbibés d’une « logique de l’archive » déployée dans tous types de dispositifs.

En outre, dans l’un de ses développements, l’ouvrage reprend à son compte la perspective pédagogique d’une archéologie expérimentale des médias : « Au lieu de poursuivre un but sans doute impossible, celui de l’archivage authentique, il faudrait essayer de reconstituer les conditions de réception de l’époque. » (p.37) Nous ne sommes pas d’accord avec cette idée car elle continue selon nous de pécher par excès d’ubris : nous ne pourrons jamais saisir pleinement, ni approximativement reconstituer ces fameuses conditions de réception. En revanche, faire le deuil de ce fait indépassable permet de penser à nouveau frais la circulation des archives comme une ouverture vers l’imagination d’une époque telle qu’elle est encapsulée dans les objets.

Par ailleurs, l’amalgame potentiel entre archive et patrimoine est bien traité, mais pas assez développé à notre goût : on aurait aimé voir davantage analysée l’idée de patrimoine comme « don », à la fois concret et symbolique, dont parle Jean Davallon. On aurait également apprécié davantage d’insistance sur les pratiques sociales de médiation des savoirs et de transmission via des objets matériels qui, du fait de leur préservation (le plus souvent souhaitée) et de leur valorisation, acquièrent le statut d’archives, entrant ainsi dans un potentiel devenir patrimonial, au sens muséographique notamment.

On peut aussi regretter que ne soit pas davantage explorées et critiquées les relations entre le « patrimoine déjà patrimonialisé » et les outils numériques de médiations culturelles qui finissement parfois par vider les musées aux profits des objets numériques pour eux-mêmes, alors qu’ils sont pourtant moins tangibles (en voulant par exemple peupler des espaces avec des reconstitutions en visualisation 3D au détriment de la monstration des objets eux-mêmes).

Enfin, à un moment, l’auteur estime qu’« […], il n’y a plus d’objets patrimoniaux à valoriser, c’est l’exposition – d’un point de vue logistique et trivial – et la contextualisation – d’un point de vue sémiotique – qui deviennent de facto les actes de constitution du patrimoine. » (p.53). Les réflexions que l’on peut tirer de ce constat mériteraient d’être largement poursuivies dans un ouvrage au format plus long.

Finalement, nous pouvons dire que si la patrimonialisation concerne en premier lieu ce que la société valorise parce qu’elle le conserve, alors la tâche d’archivage participe d’une visée qui reste fondamentalement la même quelles que soient les possibilités techniques à dispositions des archivistes, des éditeurs et des conservateurs des objets dits patrimoniaux de telles ou telles civilisations : il s’agit avant tout de « faire mémoire », et cela reste un art difficile.