Quelle nouvelle invention nous attend ? Ne passons-nous pas à côté de quelque chose, comme quand certains ont méprisé l'imprimerie...?

La « start-up nation » a un bel avenir devant elle. À coup de grands effets d’annonce, les gouvernements français et européens cherchent à montrer à tout prix qu’ils sont au fait des innovations technologiques, qu’ils sont prêts à soutenir leur développement et qu’ils sont à la pointe des transformations de notre temps. Pôles d’excellence et d’innovation, industrie technologique à haute valeur ajoutée… Nos dirigeants veulent nous prouver qu’ils croient en l’innovation et qu’ils sauront faire les bons choix. Pourtant, ce n’est pas si évident de savoir ce qui sera l’innovation de demain : Facebook à ses débuts était un projet d’adolescent attardé ; les ordinateurs étaient un jeu de geeks ou un outil de cryptographes.

Le changement technologique est rapide ces temps-ci. Mais ce n’était pas si différent au Moyen Âge, et parfois, certains sont passés à côté de ce que l’on considère aujourd’hui comme l’une des plus grandes révolutions techniques…

 

Un Moyen Âge sans changement technologique ?

 

D’abord, tordons le coup à une idée reçue qui a la vie dure : le Moyen Âge connait des transformations technologiques, parfois très importantes. Certains construisent même des robots… Mais le moment où les hommes et femmes du Moyen Âge, et les autorités politiques, ont été le plus conscients de ces changements commence avec la fin du XIIIe et le XIVe siècle. À ce moment-là, notamment, Venise commence à donner des privilèges à des inventeurs pour les attirer sur son territoire. Ce sont des exemptions d’impôts, des garanties d’exclusivité d’exploitation qui permettent à l’ingénieur de financer la mise en place de l’invention et de commencer à la faire fonctionner dans les meilleures conditions.

D’autres États italiens suivent : Florence, Ferrare, Milan… Tous cherchent à attirer des tisserands, des soyeux, des verriers qui pourraient apporter de nouvelles technologies. Parfois, les autorités opposent les inventeurs individuels aux corporations, qui cherchent à limiter l’accès au marché du travail et donc à restreindre l’arrivée d’étrangers dans le métier. Mais parfois, les corporations elles-mêmes sont partie prenante du processus – à condition bien sûr que le nouveau venu partage sa technique avec les autres membres de la corporation.

Alors, à mesure qu’on voit passer ces privilèges ou ces concessions, on aperçoit une toute petite partie des innovations technologiques médiévale : des nouvelles manières de miner, des nouveaux alliages métallurgiques, une méthode pour fabriquer du verre rouge, des machines de chantier, des métiers à tisser plus efficaces…

 

L’imprimerie : un séisme technologique ?

 

Les autorités politiques à la fin du Moyen Âge ont eu à cœur de protéger les inventions, d’attirer des artisans porteurs de nouvelles techniques dans leurs États. Alors on pourrait croire qu’avec LA grande invention de la fin du Moyen Âge, l’imprimerie, tout le monde s’arracherait les nouveaux typographes.

C’est vrai… Mais dans une certaine mesure seulement.

Il est assez probable qu’à la fin des années 1470, Venise et Milan se tirent la bourre pour attirer un imprimeur. Ce sont deux États avec une forte tradition industrielle, rien d’étonnant. Mais quant à savoir s’ils avaient pris la mesure de ce que l’imprimerie allait devenir… c’est autre chose.

En 1469, Venise a ce qu’elle veut : un imprimeur. Johann de Spire obtient un privilège de la part du Sénat : pendant cinq ans, il a le monopole de sa nouvelle « invention » dans tout le territoire sous domination vénitienne. Cinq ans, tout seul. C’est un privilège directement inspiré de ceux qu’on trouve à la même époque pour les concessions de mines ou les techniques verrières. Mais Venise n’avait clairement pas conscience que l’imprimerie allait rapidement dépasser ce cadre. Johann de Spire, ce bénéficiaire si chanceux d’un privilège exorbitant, meurt un an plus tard. En quelques années, des dizaines d’ateliers s’installent à Venise et occupent le marché du livre…

Et encore, Venise eut suffisamment conscience du changement technologique pour vouloir attirer à elle un imprimeur. D’autres n’ont pas eu cette présence d’esprit. Ferrare, à une ou deux journées de voyage de Venise, est à cette époque dirigée par la famille des ducs d’Este. Borso d’Este est un grand mécène, grand collectionneur, qui se pique de bon goût. Il a une des plus riches bibliothèques d’Italie, il fait faire une magnifique Bible enluminée, mais il rate l’imprimerie… En 1471, deux ans après le premier livre imprimé à Venise, des imprimeurs arrivent à Ferrare et proposent leurs services au duc, en lui offrant des livres. Borso les renvoie avec une petite récompense : l’imprimerie, c’est pour les pauvres. Lui a les moyens de s’offrir des manuscrits enluminés. C’est un peu comme si on avait dit à Steve Jobs : « Vous êtes gentils, je prends un de vos objets bizarres, mais ne vous faites pas d’illusion : ces trucs vulgaires ne marcheront jamais ».

La Bible de Borso d'Este

 

Alors les médiévaux, aveugles à la « grande révolution » que serait l’imprimerie ? En fait, les plus conscients des changements que cette nouvelle technique allait apporter ne sont pas les princes ou les autorités publiques : ce sont les hommes et femmes de lettres, les hommes d’Église qui très rapidement voient les possibilités et les risques de l’imprimerie. Aeneas Silvio Piccolomini, le futur pape Pie II, va voir les premières feuilles imprimées par Gutenberg, Pour le pire comme le meilleur, l’imprimerie va profondément changer la diffusion des savoirs. Mais cela ne s’est pas fait en un jour, et même les plus vigilants se sont parfois fait avoir, en ne voyant pas les potentialités qu’ils avaient sous leurs yeux.

Alors que rate-t-on aujourd’hui ? Quelle nouvelle technologie révolutionnaire ne voit-on pas venir ? Ne soyons pas trop méprisant envers Borso d’Este : qui sait ce que nous ne voyons pas, et qui pourrait changer le monde…

 

Pour aller plus loin :

- Voir le projet de recherche Early Modern Book Trade, qui étudie en particulier les privilèges accordés par les États italiens et européens aux inventions et aux livres.

- Angela Nuovo, Il Commercio librario a ferrara tra XV et XVI secolo, Olschki, Florence, 1998

- Philippe Braunstein, « À l’origine des privilèges d’invention aux XIVe et XVe siècles », dans Les Brevets. Leur utilisation en histoire des techniques et de l’économie, Paris, Centre de recherche en histoire de l’innovation, 1984, p. 5360.

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