Tous les jeudi, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, comment la révolution numérique rappelle étrangement ce qui s'est produit au moment de l'invention de l'imprimerie.



En février 1455 était achevée la Bible de Gutenberg, le premier livre imprimé avec des caractères amovibles. Soixante ans après, en février 1515, mourait Alde Manuce, un des plus grands imprimeurs de la Renaissance. Au cours de cette période, l'imprimerie avait été implantée partout en Europe ; on trouvait des livres produits par cette méthode dans toutes les villes, dans toutes les cours. Si certains intellectuels de la fin du XVe siècle ont été réticents à accepter la nouvelle technologie, la plupart l'ont accueillie comme un don de Dieu qui permettait la large diffusion des lettres et des connaissances.

Peut-être est-il nécessaire de se rappeler ces grandes figures du développement de l'imprimerie à une époque où le livre perd de son importance face à de nouveaux modes de lecture. Il ne s'agit certainement pas de le déplorer – ce site montre tous les usages féconds que l'on peut faire du numérique pour la diffusion de l'écrit ! – mais davantage de se rappeler les évolutions dont le numérique lui-même est tributaire.

Alde Manuce, imprimeur et éditeur vénitien de la fin du XVe siècle, vivait lui aussi une époque de changements. Ce n'était pas un génie isolé, mais quelqu'un qui a su s'entourer des bonnes personnes pour faire fonctionner son entreprise éditoriale : l'édition et la diffusion des classiques grecs et latins. Alde était un humaniste avant toute chose, c'est-à-dire quelqu'un qui croyait au renouveau des lettres antiques et aux leçons que les hommes devaient en tirer. L'imprimerie était pour lui l'instrument par excellence de cette renaissance.
Pourtant, ce n'était pas un révolutionnaire. Les livres d’Alde étaient assez chers par rapport aux autres livres imprimés ; ils étaient destinés à un public de connaisseurs lisant les classiques dans leur langue originale ; il ne s'encombrait pas de production populaire ou de diffusion courante. Non, lui, ce qu'il voulait diffuser, c'était Aristote en grec, Ovide, Platon, ou des œuvres italiennes contemporaines hermétiques. Il a certainement fait beaucoup pour la diffusion des lettres dans une certaine élite intellectuelle européenne ; mais en cela, il ne faisait finalement qu'exploiter une invention qui servait ses idéaux, sans la modifier en profondeur.

C'est dans le support même qu'il a réussi à innover. Les imprimeurs souffraient dans les premières années d'un sérieux complexe d'infériorité par rapport aux copistes : les manuscrits étaient des objets de luxe, personnalisés, avec des reliures et des enluminures qui en faisaient des œuvres d'art autant que des objets de savoir ; les imprimés par contre étaient souvent perçus comme une production de masse bas-de-gamme, que certains collectionneurs méprisaient. C'est pourquoi les premiers livres imprimés ont cherché à copier le modèle manuscrit pour devenir des sortes de « manuscrits imprimés » : la mise en page était la même, les caractères étaient copiés d'écritures manuscrites, on laissait de la place pour des miniatures,... Or, Alde est l'un des premiers à avoir adopté des modèles de livres qui s'adaptent véritablement à l'imprimé, sans vouloir à tout prix copier les modèles existants. Il a produit de façon systématique de petits formats, les in-octavo, précurseurs des « Folio » ou « Livre de poche » actuels ; il a adapté l'écriture à ces nouveaux formats ; la mise en page était bien plus aérée... Tout était fait pour faciliter l'utilisation et la lecture.
Finalement, l’'idée était de faire du livre imprimé un outil d'étude courant pour les lettrés qui les achetaient ; cette évolution était rendue possible par la baisse significative de prix par rapport au livre manuscrit : l'imprimé restait un objet cher, mais ce n'était plus un objet de luxe, apanage seulement des plus riches. Les petits formats étaient destinés à un public d'administrateurs, qui ne pouvaient pas rester toute la journée dans le secret de leur propre cabinet, et devaient donc pouvoir transporter leurs livres, afin de méditer sur Platon entre deux écritures de chancellerie. Les caractères comme la mise en page ont dû s'adapter à ce nouveau format. De plus, la mise en page aérée permettait toujours la prise de note dans les marges et donc la personnalisation de ces volumes : des livres humanistes créés par un imprimeur humaniste, qui comprenait les besoins de ce nouveau marché.

Repensons à la manière dont l'écriture s'est adaptée au numérique. Au début, les journaux ont cherché à rendre la lecture de leurs articles sur internet le plus proche possible d'une lecture « papier » ; les numéros sont toujours disponibles en version pdf pour les lire comme si on l'avait entre nos mains ; les liseuses également cherchent à reproduire l'expérience du livre traditionnel. Pourtant de nouveaux modes d'édition électronique apparaissent progressivement : on adapte la mise en page, on utilise des renvois, des liens hypertextes pour exploiter les possibilités d'internet... les habitudes de lecture et d'écriture s'adaptent. Les textes mis en ligne ou en format numérique ne sont plus de simples copies des pages imprimées. On ne lit plus son journal en prenant son café au petit-déjeuner, mais dans le métro ; les éditeurs doivent donc s'adapter à une lecture plus rapide, une lecture sur des écrans d'ordinateur, de tablettes ou de téléphones portables, avec des écrans petits et tactiles. Tous ces changements qui nous rappellent singulièrement les changements progressifs des premiers temps de l'imprimerie.
La notoriété d'Alde Manuce en tant qu'humaniste et en tant qu'éditeur lui a permis de généraliser les changements de format, d'écriture et de mise en page qui lui semblaient les plus aptes à aider l'étude des lettrés de son temps. Il a de fait étendu certaines habitudes à l'ensemble de l'industrie du livre, en exploitant les transformations techniques et technologiques de son temps.
Bien sûr, tout ne s'est pas fait en un jour. Il restait des personnes attachées au manuscrit, comme il reste toujours des personnes aujourd'hui – et l'auteur de ces lignes en fait partie – attachées au livre « papier ». Il ne s'agit pas d'effacer l'un au profit de l'autre, mais de lire les uns à la lumière des autres

 

Pour aller plus loin :

- Martin Lowry, Le Monde d'Alde Manuce, Evreux, Éditions du Cercle de la Librairie, 1989

- Frédéric Barbier, L'Europe de Gutemberg, Paris, Belin, 2006

- Une très bonne émission de vulgarisation historique sur le sujet : Temporium, « Aldo Manuzio, le Steve Jobs de la Renaissance »

 

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