Deux mardis par mois, Nonfiction vous propose une Chronique Uchronique. Aujourd'hui, et si Gutenberg avait été hérétique ? La face de l’Europe en aurait été bien changée…
L'imprimerie à caractères mobiles naît en Allemagne à la moitié du XVe siècle : le premier ouvrage est imprimé en 1452 par Johann Gutenberg. Il s'agit d'une Bible, et la tradition rapporte que les premiers mots imprimés ont été « Fiat lux », que la lumière soit. Cette phrase, tirée du début de la Genèse, annonce des temps nouveaux, la diffusion du savoir dans toute la Chrétienté. Gutenberg est très vite appuyé par de nombreux princes de l’Église et même si la nouvelle invention suscite la méfiance et la prudence de certains papes, elle se diffuse très rapidement en Europe.
En serait-il allé de même si le premier livre imprimé n’avait pas été la Bible mais un livre hérétique ? Des appels à la Réforme étaient monnaie courante en Europe à la fin du Moyen Âge. L’Europe du Nord en particulier est un terrain particulièrement fertile pour le développement de piétés qui s’éloignent des dogmes catholiques. Plutôt que de s’inscrire dans l’Église romaine, l’inventeur de l’imprimerie aurait tout aussi bien pu faire partie d’un des nombreux courants chrétiens, considérés comme hérétiques. Et alors, il aurait commencé par imprimer des textes écrits par ces religieux, des appels à une piété plus personnelle et plus proche des textes.
Si Gutenberg avait imprimé, disons, Le Miroir des simples âmes de Marguerite Porete, livre condamné et dont l’auteur a fini brûlée au XIVe siècle, les réactions auraient été bien différentes. Les hommes d’Église se seraient précipités pour dénoncer cette invention du diable qui permettait de propager des idées néfastes pour pervertir les âmes des bons chrétiens. Gutenberg lui-même aurait été excommunié. Quelques voix bien sûr se seraient élevées en disant que l’imprimerie pouvait aussi servir à diffuser les écrits conformes au dogme et le savoir. Certains humanistes en particulier auraient compris l’opportunité qui leur était offerte. Mais l’invention aurait perdu des soutiens politiques, et par la suite des soutiens financiers, ce qui l’aurait empêchée de se développer.
La force de l’imprimerie, dès ses débuts, a été sa capacité d’allier des techniciens et des investisseurs. En perdant le soutien de l’Église, les personnes capables d’investir ne se seraient pas lancées dans l’aventure. Continuant à imprimer des textes de même nature, Gutenberg aurait accentué la frilosité de ses investisseurs et la réaction de l’Église. Celle-ci a été prudente envers la nouvelle invention. Dans les premières décennies, avant même la Réforme protestante, le pape appelle régulièrement les autorités à contrôler ce qui se publie, à interdire les textes hérétiques et demande une censure systématique qui ne se met en place que très lentement. Si Gutenberg avait commencé par imprimer des textes hérétiques, l’Église n’aurait alors pas hésité à interdire, purement et simplement, l’imprimerie à caractère mobile.
L’imprimerie interdite, quelques ateliers auraient sans doute continué leur activité clandestinement. Mais l’élan aurait été brisé. Plus de grands projets éditoriaux, plus de grandes compagnies vénitiennes, parisiennes ou bâloises. Les textes imprimés auraient été marqués du sceau de l’hérésie et le savoir se serait transmis de la main à la main, comme auparavant.
À court terme, cela n’aurait sans doute pas changé fondamentalement les choses. La Réforme protestante se serait diffusée malgré tout : on sait en effet que les libelles manuscrits ont joué un rôle crucial pour le succès de la prédication luthérienne. La diffusion aurait sans doute été un peu plus lente, moins fulgurante, mais des textes imprimés clandestinement auraient permis de prêcher à large distance. L’humanisme italien se serait également diffusé ailleurs en Europe, grâce à la circulation des hommes et des manuscrits, voyageant de cours en cours, de villes en villes.
Les conséquences sur le long terme, par contre… sont innombrables et difficiles à évaluer précisément. Faute de développement, l’imprimerie en reste à ses balbutiements. Dans les États protestants, elle connaît un certain essor, mais faute de marché suffisamment vaste, elle reste un projet coûteux et peu fiable. On pourrait imaginer la coupure entre une Europe protestante et une Europe catholique. Dans la seconde, l’industrie du livre serait inexistante ; le savoir serait monopolisé par une fraction infime de la population, cléricale et plus largement universitaire. De ce fait, l’alphabétisation de masse est rendue très difficile et surtout la diffusion des nouvelles en resterait à un état embryonnaire : pas de journaux dans un monde sans imprimerie ! Sans journaux, les changements politiques de la fin de l’époque moderne sont inenvisageables : le rôle de la presse a été extrêmement important dans le déclenchement de la Révolution française, puis dans l’établissement progressif de la démocratie en Europe. La fracture entre Protestants et Catholiques s’accentuerait, alors que les premiers, alphabétisés et au courant des nouvelles de leur pays et du monde, commenceraient à établir ce que Habermas appelle « l’espace public » : des discussions éclairées sur la politique, la société, et le savoir, par des individus sur un pied d’égalité. Si les livres sont accessibles à tous, alors tout le monde peut débattre de ce qu’il connaît, prince ou bourgeois, savant ou politique.
Des espaces publics existent au Moyen Âge , mais force est de constater que l’imprimerie a largement favorisé la circulation et la diffusion des idées et des connaissances. Les salons qui se créeraient dans les villes germaniques ou à Londres porteraient en germe les premières démocraties européennes. Dans les pays catholiques au contraire, l’imprimerie resterait un gadget, une hérésie ; et les États continueraient à évoluer dans le cadre de régimes autoritaires. Au lieu de parler de « despotisme oriental », parlerait-on de « despotisme catholique » ?
À terme sans doute, l’écart entre les régions catholiques et les régions protestantes s’estomperait. Mais les pays catholiques auraient alors accumulé un tel retard culturel, politique et économique, que les hiérarchies des nations en Europe en auraient été profondément bouleversées. L’Angleterre et l’Allemagne prospéreraient, fers de lance des révolutions industrielles et démocratiques, alors que la France, l’Espagne et l’Italie s’enfonceraient dans un marasme, où le souvenir de leur gloire médiévale servirait d’exutoire pour la déchéance du présent
Pour revenir au vrai :
- Frédéric Barbier, L’Europe de Gutenberg : le livre et l’invention de la modernité occidentale, XIIIe-XVIe siècle, Paris, Belin, 2006.
- Roger Chartier, L’Ordre des livres : lecteur, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinea, 1992.
- Robert Darnton, De la censure, Paris, Gallimard, 2014.
- Jürgen Habermas, L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1988 (1962).
- Henri-Jean Martin et Lucien Febvre, L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1971.