Une étude comparative fouillée des pratiques de la censure à trois époques différentes.

Dans cet ouvrage, De la censure. Essai d’histoire comparée, Robert Darnton, directeur de la bibliothèque de l’Université Harvard aux Etats-Unis et historien spécialiste du XVIIIe siècle français – notamment du milieu du livre –, réfléchit à la notion de censure à partir d’une comparaison entre trois cas historiques particuliers : l’Ancien Régime français du XVIIIe siècle, le Raj britannique du XIXe siècle et la République Démocratique Allemande (RDA).

Se plaçant dans l’optique d’une histoire des tentatives de l’Etat pour contrôler la communication, « cet ouvrage a pour objet de montrer comment ces efforts ont été accomplis, non pas toujours et partout mais dans des périodes et des lieux spécifiques où il est possible de les étudier en détail. Il s’agit d’une histoire de la censure, mais vue de l’intérieur »   . Loin de négliger la littérature foisonnante sur la question, Darnton propose de renverser la perspective et ainsi de « faire une histoire de la censure dans une tonalité nouvelle, à la fois comparative et ethnographique »   . Il s’intéresse davantage aux pratiques, approchant le censeur comme un « informateur autochtone »   . Plutôt que de rechercher les invariants du « phénomène censure », Darnton fait le choix de ne pas la définir a priori pour ne pas tomber dans les « chausse-trappes conceptuelles »   et ainsi en proposer un « modèle type »   . Il privilégie une démarche qui nous entraine au cœur de l’activité des censeurs afin de nous montrer « comment pensaient les responsables politiques, comment l’Etat prenait la mesure des menaces pensant sur son monopole du pouvoir et comment il s’efforçait d’y faire face »   . Cette perspective amène Robert Darnton à intégrer les apports de deux approches dominantes tout en critiquant leurs limites : d’abord « le récit de la lutte entre la liberté d’expression et les tentatives des autorités politiques et religieuses pour la réprimer » et ensuite « une description des contraintes en tout genre qui inhibent la communication »   . Il refuse ainsi, en adoptant le point de vue du censeur, de voir la censure comme une force purement extérieure mais propose au contraire de la considérer comme un aspect du système de production littéraire lui-même. Du point de vue méthodologique, l’auteur mobilise bien sûr des archives mais également, pour le cas de la RDA, des entretiens avec les censeurs eux-mêmes. L’ouvrage, à la suite de l’introduction, est construit en trois parties correspondant aux trois études de cas proposées, suivies d’une conclusion générale.

Lumières sur la censure

La question littéraire sous l’Ancien Régime est souvent résumée à une « lutte entre la lumière et les ténèbres »    ; voir le philosophe des Lumières comme persécuté par les censeurs royaux reste une image profondément ancrée qui méconnait le fonctionnement réel de la censure d’alors et surestime la police de la monarchie des Bourbons en l’associant aux forces répressives des régimes totalitaires.   Or, comme le précise l’auteur, les textes les plus transgressifs étaient publiés à l’étranger et distribués sous le manteau tandis que les ouvrages de philosophie ne constituaient qu’une faible part des ouvrages soumis à la censure. L’objet de l’analyse est ici la censure en France, pas seulement en ce qui concerne la correction des textes (caractère négatif) mais également dans son caractère « positif sous la forme d’une approbation royale du livre et d’une invitation officielle à le lire »   . Il souligne également l’infinité des catégories de la censure, que l’on ne saurait résumer au diptyque approbation/condamnation. La négociation était toujours possible en cas de conflit entre l’auteur et le censeur chargé d’examiner son ouvrage. « En fait, auteurs et censeurs travaillaient ensemble dans une zone grise où le licite s’infiltrait progressivement dans l’illicite »   . Par ailleurs, bien des auteurs devenaient censeurs car c’était une source de revenus  futurs mais également la source potentielle d’une charge stable, littéraire ou non, dans le système. L’auteur étudie de manière fine les systèmes de contournement de la censure et surtout la spéculation autour du marché du livre que devaient également surveiller les censeurs. Cette question conduit d’ailleurs Robert Darnton à se demander s’il convient de limiter l’étude de la censure aux censeurs eux-mêmes ? Ou n’est-ce que raconter la moitié de l’histoire, l’autre moitié concernant la répression exercée par la police ? Cette perspective élargie, retenue par Darnton, considèrerait alors la littérature « comme un système culturel inscrit dans un ordre social »   . Elle s’avèrerait être la plus utile pour l’étude de la censure en d’autres époques et d’autres lieux. Darnton introduit ainsi un certain nombre de décalages salutaires dans l’analyse de la censure, et la de répression de manière générale, trop souvent perçue comme monolithique et uniforme dans le temps, dans l’espace et dans ses pratiques.

Une branche de la philologie

S’aventurant sur un terrain qui n’est pas originellement le sien, Darnton part ensuite sur les traces de la censure dans le Raj britannique au XIXe siècle en précisant d’emblée sa position « d’ethnographe amateur »   . Il constate le peu d’attention que les autorités britanniques accordent aux écrits, et en particulier à la presse indienne, avant la révolte des Cipayes de 1857. Même après cet évènement celles-ci n’abandonnèrent pas leur « adhésion aux valeurs libérales ni ne recoururent à une franche répression ». Darnton analyse alors leur usage de la censure grâce au concept foucaldien de « « contrôle » comme combinaison de savoir et de pouvoir – ou de surveillance qui pouvait conduire à punir »   . Les britanniques consignent dans un catalogue toutes les publications indiennes afin d’en garder la trace et développent une analyse poussée – on pourrait presque dire exégétique – des textes en langues indiennes, s’appuyant sur les savoirs des philologues orientalistes d’alors. Darnton s’applique alors à mettre en lumière ce qu’il nomme une « herméneutique » de la résistance et de la contestation   . Cependant, à partir du soulèvement antibritannique de 1905, l’acte de surveiller cède la place à celui de punir sous deux formes : la répression policière et les poursuites en justice. Certaines publications jugées subversives sont saisies et leurs auteurs poursuivis en justice au cours de procès où la philologie est une fois encore employée pour prouver la volonté subversive du texte et de son auteur. Pour autant, l’interprétation philologique de la portée subversive du texte varie en fonction du climat politique du moment. Enfin, l’intérêt de cette étude de cas est, entre autres, de décaler quelque peu la focale dans l’analyse de la censure en élargissant le spectre des véhicules de la subversion. En effet, les livres et les brochures, en particulier les recueils de chansons et les textes de pièces de théâtre, se trouvaient mis en scène dans des spectacles oraux qui permettaient de s’adresser au vaste public analphabète de l’Inde d’alors. On comprend dès lors que « le verbe imprimé était puissant, néanmoins, parce qu’il se trouvait transmué sous d’autres formes »   . L’impérialisme libéral britannique était dès lors pris dans une contradiction permanente, entre le discours tenu aux colonisés et sa pratique répressive, ce qui le conduisit à la mise en place d’un cérémonial complexe pour justifier la censure.

La littérature comme négociation permanente

La censure en RDA, qui n’existait pas officiellement, était exercée par la Direction générale de l’édition et de la librairie. Darnton se livre d’abord, en s’appuyant sur le témoignage des deux censeurs qu’il a interviewés et sur la base de ses recherches, à une intéressante reconstitution du savant et complexe système de censure en RDA et de sa justification. Celui-ci fonctionnait selon plusieurs strates successives qui allaient de l’écrivain qui, bien souvent, s’autocensurait, en passant par la maison d’édition qui exerçait une première censure avant que l’ouvrage ne soit envoyé aux instances étatiques. Ces deux dernières institutions travaillaient ensemble à une censure – pas nécessairement brutale – ainsi qu’à une « amélioration » des textes tant du point de vue idéologique qu’esthétique (socialiste), dimension qui n’est pas à négliger. Darnton montre ainsi toute la dialectique entre les auteurs et les censeurs dans la création littéraire est-allemande. Les écrivains n’avaient guère le choix d’entrer dans ce système s’ils comptaient être publiés. Il faut cependant noter que certains étaient réellement convaincus de la supériorité du système de la RDA et ne se prêtaient au jeu ni par pur carriérisme ni en se percevant comme victimes d’un système autoritaire. Par ailleurs, leur notoriété augmentait leur marge de manœuvre dans la négociation avec les censeurs qui souhaitaient avant tout éviter les scandales, inquiétude redoublée suivant les contextes internes et externes (notamment dans les relations avec l’Ouest). De son côté, l’administration n’était pas exempte de débats internes sur les limites de la permissivité. Malgré la pression et les sanctions potentielles qui pesaient sur les fonctionnaires censeurs en cas d’erreur ou d’inattention, ceux-ci avaient aussi une marge de manœuvre dans la manière d’organiser la présentation des livres et les remontées de lecture vers la direction du parti. Ainsi, « le caractère général de toutes ces opérations peut se résumer en un seul mot : négociation »   . Sans réduire le caractère répressif du système de censure est-allemand, Robert Darnton restitue, en s’appuyant sans le mentionner réellement sur la notion d’agency   , la complexité de tout système de contrôle engageant des rapports de force.

Robert Darnton a donc essayé de reconstituer le fonctionnement de la censure sous trois régimes autoritaires à des époques et en des lieux différents. Il en ressort que la censure est « fondamentalement politique ; elle est appliquée par l’Etat »   et a pour enjeu « une lutte sur le sens »   . Rejeter la censure comme une répression grossière exercée par des bureaucrates ou la réduire à un affrontement entre création et oppression serait trompeur. Les cas ici analysés montrent au contraire qu’il s’agit en réalité d’une dynamique complexe « qui s’étendait profondément dans l’ordre social » et qui, aussi surprenant que cela puisse paraitre, pouvait également être « positive »   . Le point de vue du censeur endossé par l’auteur le conduit à la considérer comme « coextensive à la littérature » et à « la traiter comme un élément du système »   où les auteurs sont loin d’être toujours désarmés. Robert Darnton nous donne donc à voir la dialectique de la censure, c'est-à-dire les frontières parfois floues et les relations complexes qui s’établissent entre censeur(s) et censuré(s). Leurs natures dépendent des temporalités et des contextes plus ou moins tendus dans lesquels elles prennent place. On comprend dès lors mieux l’infinité des situations, ou des configurations pour reprendre un terme éliasien, qui se cachent derrière le « concept » de censure et qu’on ne saurait par conséquent définir a priori ainsi que s’en défendait Darnton en introduction. On regrette cependant, qu’hormis de brèves références à la situation actuelle, notamment à propos du contrôle d’internet par les institutions étatiques (NSA), il n’y ait pas d’analyse de la censure en régime démocratique. La perspective comparative ici adoptée eût donné un cadre tout à fait intéressant pour une telle entreprise. Néanmoins, ce livre questionne les relations entre le pouvoir et nous donne à (re)penser le pouvoir de l’écrit dans une époque de profonde mutation des modes de communication