Lola Miesseroff retrace « les années 68 » à partir des témoignages d’une frange militante située à la croisée de l’anarchisme et du situationnisme.

Voyage en outre-gauche de Lola Miesseroff s’appuie sur sa propre expérience et sur celle d’acteurs et d’actrices qui ont milité avec elle durant ce que Xavier Vigna   a appelé « les années 68 ». L’auteure a entre-croisé des entretiens, comme l’a fait également Claire Richard au sujet des Young Lords   , pour reconstituer le récit de ces années de lutte et d’existence.

Miesseroff explique qu'elle n’a pas souhaité utiliser le terme d'« ultra-gauche »   qui désigne à cette époque un courant marxiste de l’extrême-gauche critique du léninisme. Elle entend au contraire orienter son propos sur une mouvance regroupant « anarchistes non-fédérés, communistes libertaires ou de “conseil”, communistes de gauche, situationnistes ou apparentés » : autant d'acteurs et d'actrices dont elle retrace les expériences à travers un prisme chronologico-thématique.

 

Méfiance et critique

Miesseroff commence par reconstruire le contexte de l’avant 68 et les positionnements de cette mouvance : l’opposition à l’URSS considérée comme un capitalisme d’État, la critique des grandes figures révolutionnaires alors adulées par toute une jeunesse de l’extrême-gauche – Fidel Castro, Ho Chi Minh, etc. –, leur méfiance relativement à la notion d’avant-garde politique, leur attitude vis-à-vis de la Fédération anarchiste, des maoïstes ou encore des trotskistes.

Elle revient en particulier sur les trajectoires de politisation de cette génération de militants, d'abord façonnées par le milieu familial puis reconfigurées par les lectures qui les ont influencés : celle des auteurs classiques de l’anarchisme, de Debord et des situationnistes, du bulletin Information correspondance ouvrière (ICO) et des textes de la gauche communiste germano-hollandaise.

 

Un groupe proche des situationnistes

Quant à l'histoire des années 68 à proprement parler, elle commence pour l’Outre-gauche en 1966 à Strasbourg et correspond à la publication par un groupe de situationnistes de De la misère en milieu étudiant. Leur histoire se continue ensuite à Nantes en 1967, puis à Bordeaux avec le groupe des « Vandalistes ». Dans ce bouillonnement gauchiste de l’avant Mai 68, l’histoire de l’Outre-Gauche ne correspond pas à celle du groupe du « 22 mars » ou du « Rouge et noir », dont font partie Daniel Cohen-Bendit et Jean-Pierre Duteil, mais à celle des « Enragés », un groupe proche des situationnistes. Leur nom fait allusion à un courant de la Révolution française, constitué autour du prêtre Jacques Roux. Le QG des Enragés n’est pas Nanterre, qu’ils quittent assez rapidement, mais la Sorbonne qu’ils couvrent de graffitis devenus célèbres. Pendant Mai 68, cette mouvance constitue un réseau dans plusieurs villes universitaires : outre Paris, elle prend racine à Bordeaux, Toulouse, Lyon et Nantes.

Misseroff revient également sur ses relations avec le mouvement ouvrier et les grèves dans les usines, alors que les militants de l’Outre-gauche étaient plutôt présents dans les lycées et les universités. Elle s’attarde en particulier sur l’histoire méconnue du Comité d’Action Travailleurs-Etudiants (CATE) de Censier, composé entre autres de ceux qu’ils appelaient à l’époque des « marginaux ». Enfin son livre se clôt sur un passage en revue des thématiques contestataires qui ont émergées dans les années 1968 : égalité hommes/femmes, le refus du travail, la vie communautaire, la liberté amoureuse et sexuelle, l’anti-psychiatrie.

L’originalité de ce Voyage en outre-gauche est donc double. D'une part il reconstruit une certaine mémoire de Mai 68 à partir des souvenirs et des témoignages d'acteurs et actrices, si bien qu'il s'agit finalement davantage d'un livre de mémoire que d’un livre d’histoire au sens académique du terme. D'autre part il s’intéresse à une frange très particulière et très radicale d’acteurs et d’actrices dont les engagements se sont situés à la croisée de l’anarchisme et du situationnisme, souvent effacés des portraits esquissés par la commémoration présente de l'événement

 

* Dossier : Mai 68 : retrouver l'événement.