L’histoire intellectuelle et engagée d’une pensée mouvante et transformatrice, de Guy Debord à "The Artist".

Dans son livre consacré au mouvement situationniste, l'historien des idées et philosophe Patrick Marcolini débute par un paradoxe : les situationnistes sont célèbres et célébrés alors que leur message reste encore mal connu. Cet ouvrage répond donc à un double objectif : présenter au lecteur les théories et les concepts du situationnisme, qui exista en tant qu'Internationale Situationniste (IS) de 1952 à 1972, et analyser la postérité du mouvement à travers sa diffusion et son influence après 1972. L'auteur souhaite offrir une histoire intellectuelle qui évite l'écueil de figer la pensée du situationnisme : il s'efforce donc de la remettre en contexte, de mettre à jour ses influences, quand bien même elles sont ignorées volontairement par certains acteurs du mouvement. Marcolini considère son travail comme le fruit à la fois d'un engagement politique dans la continuité du situationnisme et d'une réflexion dans la cadre universitaire, puisqu'il s'agit d'une version remaniée de sa thèse de philosophie.

Il revient donc sur l'histoire du mouvement, issu de l'Internationale Lettriste (IL), fondée en 1952, qui pose les bases du situationnisme et qui réunit des individus tels que Serge Berna, Jean-Louis Brau, Guy Debord et Gil J Wolman, rejoints plus tard par Ivan Chtcheglov, Gaëtan Langlais et Michèle Bernstein (qui sera la femme de Debord). L'IL est à l'origine la branche politique du lettrisme d'Isidore Isou. La rupture intervient toutefois en 1952 lorsqu'Isou désavoue les jeunes de ce mouvement qui ont protesté contre la réception de Charlie Chaplin par le préfet de police de Paris.

Construire des situations

Le but de l'IL est de dépasser l'art en construisant des situations, c'est-à-dire en "organis[ant] les circonstances de la vie quotidienne de telle sorte que s'y multiplient les expériences les plus intenses."   Cela passe par la conceptualisation de vies alternatives et par des efforts pour influencer le mode de vie urbain. Plusieurs concepts émergent alors de ces objectifs : la "dérive", qui est la méthode d'observation de la nouvelle discipline scientifique que constitue la "psychogéographie". Un bulletin Potlatch est créé dès juin 1954 pour rendre compte des progrès de cette nouvelle science et fait l'éloge du mode de vie qu'elle cherche à instiguer.

Progressivement, le mouvement s'européanise à travers le développement de liens avec des surréalistes belges, des artistes allemands et surtout avec le Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste de l'artiste danois Asger Jorn. Cela aboutit en juillet 1957 à une conférence tenue à Cosio d'Arroscia (Italie) qui entérine la naissance de l'Internationale Situationniste (IS).

Les premières années de l'IS voient un approfondissement du mouvement et le développement d'une critique de la société capitaliste. Le processus d'internationalisation continue même si les effectifs resteront toujours minces. L'IS recrute dans les milieux artistiques mais aussi d’extrême gauche. Certains de ses membres participent d'ailleurs à Socialisme ou Barbarie   et plus généralement à l'ultragauche antistalinienne.

Ce tournant politique a comme conséquence la rupture d'un certain nombre d'artistes comme Jorn et l'arrivée d'une nouvelle génération, plutôt composée d'intellectuels comme Raoul Vaneigem, qui approfondissent les théories du situationnisme (avec entre autres la théorie du spectacle, la critique du travail comme processus aliénant). Le corpus conceptuel se stabilise alors et restera globalement le même jusqu'à l'autodissolution de l'IS en 1972.

L'influence du mouvement se fait sentir dès les années 1960 au sein des mouvements étudiants. Le "scandale de Strasbourg" marque ainsi la prise de pouvoir de situationnistes du bureau local de l'UNEF de Strasbourg. Ils publient alors le pamphlet De la misère en milieu étudiant   . Les "Enragés" de Nanterre, qui en viendront à initier le mouvement de Mai, le Comité pour le Maintien des Occupations (fondé par les "Enragés" et les situationnistes) et certains slogans de Mai sont tous tributaires du mouvement situationniste.

Paradoxalement, la période qui suit 1968 marque à la fois l'apogée et le déclin du mouvement : les effectifs augmentent mais une absence de renouvellement théorique conduit le mouvement à se saborder en 1972, marquant alors la fin de son influence déterminante sur le mouvement contestataire.

Le situationnisme après le situationnisme

La seconde partie de sa démonstration est consacrée à la continuité de l'œuvre situationniste : directe avec l'édition et le travail de Gérard Lebovici avec Champ Libre   , où Debord fait office de conseiller éditorial, ou avec la prolifération de groupes se revendiquant de l'IS et affectionnant tout particulièrement la Théorie. L'auteur aborde aussi la reconnaissance apportée par les intellectuels et l'université, retraçant des influences du situationnisme chez Baudrillard, Michéa ou Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy.

Marcolini remet bien en perspective la contribution du mouvement au renouvellement des arts – avec les happenings, l'art conceptuel ou sociologique – et de la littérature, en dépit de leur intention d'abolir ces derniers. Que cela soit le cinéma (avec le réalisateur de The Artist et l'un de ses premiers films La Classe Américaine ou Le Grand Détournement) ou la bande dessinée (avec Barthélémy Schwartz et plus tard L'Association), les influences du mouvement se décèlent dans tous les arts.

L'influence est enfin politique avec bien sûr l'ultragauche, le mouvement anarchiste et le trotskisme, mais aussi et paradoxalement avec les tentatives de récupération d'idées du mouvement par l'extrême droite de l'Action Française ou par la Nouvelle Droite d'Alain de Besnoit. Ce chapitre de l'ouvrage de Marcolini est particulièrement stimulant quand il met en perspective les tendances romantiques (nostalgie pour la société médiévale et la chevalerie) et futuristes (croyance en la technologie) du mouvement, qui se retrouvent encore aujourd'hui dans les mouvements héritiers du situationnisme, des hackers aux écologistes.

En définitive, c'est un très bon travail d'histoire des idées que nous livre Patrick Marcolini : dense, fouillé et lumineux. À la fois introduction et ouvrage qui fera autorité, Le mouvement situationniste met à jour les généalogies intellectuelles qui conduisent à l'émergence du mouvement, même lorsqu'elles sont refoulées. Marcolini est très clair lorsqu'il détaille les concepts centraux du mouvement, comme celui de "spectacle"   ou de "détournement" : il arrive à éclairer des notions difficiles à saisir en les replaçant dans le contexte de leur engendrement. Concernant la postérité du mouvement, Marcolini n'hésite pas à souligner certains paradoxes comme la "récupération" de certaines idées du mouvement par le "nouvel esprit du capitalisme" tel que l'hédonisme, la créativité, le nomadisme, le jeu ou la politique de groupes.

Un manque de profondeur socio-historique est parfois à déplorer pour un auteur qui reprend pourtant des concepts de la sociologie comme celui de champ. Les trajectoires biographiques des principaux acteurs ne sont pas ou très peu évoquées. Comment alors comprendre la méfiance des situationnistes pour l'université sans connaître la formation de Guy Debord par exemple ?


Marcolini, par la qualité de son ouvrage, lance un appel à la (re-)découverte critique du mouvement, à se replonger dans les textes, à l'aide d'une bibliographie qui fait la part belle aux sources et aux œuvres qui ont constitué le situationnisme, sans se priver d'une réflexion sur certaines des impasses du mouvement. Enfin, il convient de souligner le magnifique travail de l'éditeur, lui-même lointain héritier du situationnisme  

A lire sur nonfiction.fr : 

- Notre dossier sur Debord, les Situs et mai 68