nonfiction.fr : Tous vos contributeurs sont bénévoles ?

Jean-Claude Casanova : Personne n’est payé, ni parmi les auteurs de la revue, ni parmi les dirigeants de la revue. Aucun membre du directoire, aucun membre du conseil d’administration, aucun membre du comité de rédaction, et le directeur non plus. Personne n’est rémunéré à Commentaire, sauf trois jeunes femmes qui font marcher la revue, l’administrent, la gèrent et l’éditent, et les traducteurs à qui nous commandons des traductions. Il arrive parfois que nous payions des droits pour acheter des articles étrangers. Par exemple ce mois-ci un article qui me plaît beaucoup, que je vais publier dans le numéro anniversaire, dont l’auteur est un prix Nobel de biologie, un Anglais, très intelligent, qui a écrit un article que je trouve très synthétique, très frappant, très clair sur la biologie moderne et que je veux absolument traduire et publier. Il nous a dit : "Je vous le donne, simplement, les droits appartiennent à une grande institution anglaise qui vous les fera payer." Comme je tiens beaucoup à l’article nous paierons les droits et nous paierons la traduction. On peut le faire trois, quatre, cinq fois dans une année, mais pas plus.

Nous publions nos comptes, lisez et vous verrez pourquoi nous ne pouvons pas publier nos auteurs. Je trouve que c’est un handicap profond pour une revue française. Cela tient à la taille du marché et à rien d’autre. Nos collègues américains tirent trois à quatre fois plus que nous, dans la langue mondiale qui est l’anglais. Disons : entre 15 000 et 20 000 exemplaires pour des lecteurs payants. Avec 12 000 à 15 000 lecteurs payants je pourrais payer les auteurs et la revue serait meilleure et nos auteurs plus heureux.


nonfiction.fr : On en vient un peu à la question du modèle économique de la revue, en quelque sorte. Selon le dernier bilan publié, vous avez à peu près 3 800 abonnés.

Jean-Claude Casanova : C’est ça. Nous tirons à 6 000, nous avons 3 800 abonnés, nous vendons en moyenne 1 400 exemplaires dans les librairies et les maisons de presse. Nous servons environ 200 exemplaires. Deux fois sur trois nous épuisons nos numéros en un semestre. Grâce à quelques retours nous satisfaisons les acheteurs de collections complètes, ou plutôt incomplètes, puisque 25% des numéros publiés sont désormais totalement épuisés. Il nous arrive de racheter chez des bouquinistes des numéros anciens. D’anciens abonnés, des veufs ou des veuves, des professeurs retraités nous cèdent ou nous donnent leurs collections quand ils doivent, comme la plupart des professeurs, à la fin de leur carrière, restreindre la surface de leurs logements.


nonfiction.fr : Avec un objectif de passer assez rapidement à 4 000 abonnés ?

Jean-Claude Casanova : Vous savez, c’est long, c’est difficile. Nous avons un taux de renouvellement qui est satisfaisant. Quand la revue a été créée, un éditeur nous a aidés…


nonfiction.fr : Julliard ?

Jean-Claude Casanova : Non, c’était Bernard de Fallois, qui était un ami d’Aron, un vieil ami d’Aron. Il nous a dit : "Moi je n’investirai pas dans une revue, ce n’est pas rentable, mais je vous aiderai pour faire une maquette, pour vous apprendre." Il nous a tout appris. Puis il a quitté la direction des Presses de la Cité. Nous avons signé un contrat pour la diffusion avec Julliard que dirigeait Fallois. Le groupe a changé, le contrat a été reporté sur Plon. Nous avons finalement renoncé à toute relation contractuelle directe, pour la diffusion ou pour l’édition, avec un éditeur. Nous nous éditons et nous diffusons nous-mêmes.

Continuons à raconter notre histoire, puisque vous faites resurgir le passé. Avant la création, avec Aron, nous avons déjeuné avec Jean-Louis Servan-Schreiber, le frère de Jean-Jacques. Nous lui avons dit nos intentions. Il a répondu : "Je prends votre revue, je tire à 25 000 exemplaires, nous investissons 2 millions dans la publicité, nous aurons 25 000 lecteurs." Lancement à la mode américaine, on constitue un marché, par enquête et mailing, etc., mais il faut un gros investissement et adapter le produit au marché, que l’on peut élargir en publiant des photos de femmes nues. Il a ajouté : "Bien entendu je suis propriétaire de la revue ; vous aurez une liberté intellectuelle complète, mais je suis propriétaire de la revue." C’était normal, il assurait la mise de fonds risquée du lancement. Comme économiste, je comprends cela tout à fait. Nous n’avons pas donné suite. Le conflit Devedjian-Liebert nous avait agacés. Servan-Schreiber était sympathique, mais ce n’était pas notre genre.


nonfiction.fr : Comment la revue se finance ? Avec les ventes au numéro ?

Jean-Claude Casanova : Ce sont les abonnements qui financent la revue parce qu’avec l’abonnement, les lecteurs vous paient quatre numéros à l’avance, donc fournissent la trésorerie.


nonfiction.fr : Et vous avez également une société des amis de Commentaire …

Jean-Claude Casanova : Il existe une société des amis de Commentaire, qui dispose d’un petit capital en argent. Un de nos amis et lecteurs nous a couchés sur son testament. Il nous a donné une somme, pas encore dépensée d’ailleurs, qui est placé – heureusement en liquide, pas en actions, enfin sur le marché monétaire si vous voulez – et nous avons créée une association pour recevoir ce legs et d’autres dons d’amis généreux et désintéressés. Cette société des amis de Commentaire, si la revue est en déficit une année, peut combler ce déficit ou aider la revue à publier des numéros plus épais sans augmenter le prix de vente. Par exemple, nos bureaux comprennent deux pièces qu’a bien voulu nous louer Claude Nielsen, dans cet immeuble qui lui appartient et où son père a crée les Presses de la Cité : le loyer de la pièce dans laquelle nous sommes, dans laquelle nous nous sommes agrandis, passant de 25m² à 50m², est payé par la société des amis de Commentaire.


nonfiction.fr : Qui fait partie de cette société ? Comment est-ce que ça marche ? Est-ce que les gens cotisent ? Ou est-ce des dons ?

Jean-Claude Casanova : Il y a peu de cotisations, une vingtaine. C’est Alain Besançon qui est président de la Société des amis de Commentaire. C’est une association, le capital provient de l’héritage dont nous avons parlé, de contributions faites par des amis ou de commandes pour organiser des colloques ou publier des numéros spéciaux ou des enquêtes susceptibles d’être publiées. Nous avons constitué cette association pour les cas où nous rencontrerions des difficultés provisoires ou pour faciliter des décisions risquées, comme celle par exemple de nous diffuser nous même en librairie. Nous avons des salariés à Commentaire. Nous avons beau être libéraux, nous pensons que notre devoir est de prémunir ces salariés dans l’hypothèse où la revue disparaitrait. Cette association est une institution sociale, destinée à prévenir les aléas du marché. Tout en préservant notre indépendance.


nonfiction.fr : Il n’y a pas d’entreprises qui vous financent ? Pas de mécénat ?

Jean-Claude Casanova : Non, il n’y a pas d’entreprises, pas de mécénat, nos statuts interdisent qu’une personne morale puisse être actionnaire. Je ne crains la comparaison avec aucun autre organe de presse sur la place parisienne, en ce qui concerne notre indépendance financière. Nous vendons un peu de publicité : des éditeurs, des entreprises. Trop peu. Les annonceurs seraient les bienvenus. Mais nous n’avons pas le temps de les rechercher et nous sommes conscients de ne pas être un support publicitaire idéal. Encore que les éditeurs, s’ils réfléchissaient un peu investiraient mieux en achetant des pages publicitaires informées qu’en conviant à déjeuner des journalistes.


nonfiction.fr : Vous étiez faiblement bénéficiaire en 2003, 2004, 2005, légèrement déficitaire en 2006, enfin vous tourniez autour de l’équilibre. Vous avez pris une décision en 2004 : celle de vous diffuser tout seul. Auparavant vous vous appuyiez sur Julliard, et ensuite …

Jean-Claude Casanova : On s’appuyait sur la filiale de diffusion de l’ancien groupe de la Cité, qui s’est nommé Inter forum puis Editis, le pseudo latin règne dans cette corporation. Et son travail ne nous satisfaisait pas. Nous étions trop menu pour lui, et lui trop gros pour nous.


nonfiction.fr : C’est Esprit je crois, qui vous a suggéré de changer ?

Jean-Claude Casanova : Oui c’est Esprit. Olivier Mongin est un vieux copain. Nous sommes ensemble au conseil du syndicat de la presse spécialisée, le syndicat des revues. Nous parlions de ces problèmes, et il m’a expliqué ce qu’il faisait. Il a connu la même difficulté que nous avec le Seuil. Il trouvait qu’il était mal diffusé et, en y réfléchissant avec lui, il m’a tout à fait convaincu que c’était la bonne solution. De façon extrêmement sympathique et généreuse, parce qu’après tout, il aurait pu se considérer comme un concurrent, il m’a dit "je te montrerai comment nous faisons" et donc avec la secrétaire générale de Commentaire nous sommes allées voir Esprit et nous avons imité Esprit. Désormais nous traitons les libraires comme nos abonnés, nous sommes en relation directe avec eux. Nous avons recruté une troisième collaboratrice. Nous diffusons exactement le nombre d’exemplaires réclamés par les libraires. Nous réassortissons à leur demande. Nous les connaissons et ils nous connaissent. Moins de stocks, moins d’invendus, moins de retours. Vous savez, ces grandes sociétés de diffusion sont très performantes pour vendre des romans policiers et des best-sellers, mais pas pour nous. En librairie nous dépassons rarement 1 000 exemplaires, pour des numéros ordinaires. Pour vendre 1 000 exemplaires, il ne faut être que dans les bonnes librairies, je veux dire celles que fréquentent ceux qui sont susceptibles de nous lire. Nous en publions la liste dans chaque numéro. Nous les connaissons désormais. Maintenant je peux dire, voilà, Gallimard vend tant d’exemplaires, la Hune tant, Le Furet du Nord tant, et ainsi de suite. Pour nous c’est très important, parce que nous savons immédiatement si un numéro marche ou non. Nous sommes très satisfaits de cette décision.


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