nonfiction.fr : Vous parliez tout à l’heure du refus de limitation, du refus de s’enfermer toujours dans le même discours - qui a été visible à travers certains articles qu’on mentionnait tout à l’heure : celui de Fukuyama, celui d’Huntington, qui sont des articles qui continuent aujourd’hui de faire débat et qui, à l’époque, avaient quand même imprimé un nouveau paradigme dans la pensée internationale, dans la pensée politique. Et par rapport à ce refus de limitation, est-ce qu’on voit aujourd’hui naître de nouveaux paradigmes ? Est-ce qu’il y a des mutations que vous pensez pouvoir apercevoir à travers les articles que vous recevez ?

Jean-Claude Casanova : il faudrait en avoir, il y a des problèmes nouveaux dans les sociétés démocratiques et dans les sociétés européennes. Ce sont des problèmes que l’on pressent, sur l’organisation des sociétés, sur l’idée d’égalité, l’idée de différence, le débat sur l’identité. Il y a plein de sujets intéressants, philosophiquement intéressants, qui devraient susciter des articles. Il faut espérer qu’ils s’écriront. C’est là, malgré tout, qu’on mesure, quand on dirige une revue comme Commentaire, le fléchissement français. Le paysage intellectuel français ne nous offre pas les moyens d’une véritable production intellectuelle sollicitée. Encore une fois, on revient à l’argent. Ceux qui ont de l’argent en France ne le dépensent pas intelligemment, et ceux qui ont des idées n’ont pas d’argent.


nonfiction.fr : c’est un appel à des donateurs ?

Jean-Claude Casanova : Non, il n’y aura pas de donateurs, ne vous faites pas d’illusion. Les gens qui ont de l’argent aujourd’hui donneront de l’argent à ce qu’ils croient être important. Il y a une séparation de l’intelligence et de l’argent, que le marché américain résout par sa dimension ou, si vous préférez, par une puissance plus grande des institutions intellectuelles. L’Amérique a maintenu la révérence aux institutions intellectuelles. Pour un Américain, une grande université, une grande bibliothèque, une grande fondation, c’est important. Et le marché permet de financer ces institutions. En France nous sommes devenus un petit pays, et donc il y a un rétrécissement. Je le regrette profondément, parce que je pense qu’il y a beaucoup de jeunes esprits en France. Sur des quantités de questions historiques ou classiques, naissantes ou anciennes, je suis sûr qu’il y a en France, beaucoup d’esprits supérieurs et informés. Ils doivent vivre. Si nous avions, pour chacun, les 3 000 euros ou les 4 000 euros nécessaires pour qu’il travaille un mois à une question, nous obtiendrions de très bons articles sur des sujets nouveaux. Un jeune intellectuel français doit vivre, les rémunérations universitaires permettent juste de vivre. Il doit travailler à son métier principal et le compléter par des piges, des petits travaux. Aux États-Unis, si la New York Review of Books, voit paraitre un grand livre sur Cervantès, sur Ingres, sur le Viêt-Nam, sur la crise financière, ils trouveront en le payant, le grand spécialiste de Cervantès et de toutes ces questions qui fera le grand article sur le sujet. Ils le trouvent parce qu’ils le paient. Et donc 100 000 Américains et européens qui lisent l’anglais réfléchiront sur Cervantès et sur tous les sujets possibles, avec des auteurs qui connaissent vraiment ces sujets. Vous connaissez une revue française qui pourrait aujourd’hui payer ce genre d’articles à profusion ? Tenez, je vais vous donner un exemple : il y a un volume de la Pléiade sur les gnostiques. Problème très intéressant, la gnose. Il existe quatre ou cinq spécialistes en France. Vous avez vu dans la presse française un article important là-dessus ? Non. Il y en aura certainement, ou il y en a eu, sur ce sujet dans le TLS ou dans la New York Review of Books. On pourrait l’avoir en France. Qu’est-ce qu’il faut pour l’avoir ? Il faut donner 20 000 francs - 3 000 euros - à un jeune professeur sachant le grec et l’hébreu et qui passera un mois à faire ce papier. Alors qui sur le marché peut financer et publier cet article ? Résultat : nous achetons et lisons la New York Review of Books.


nonfiction.fr : Vous pensez que trop peu de Français s’intéressent aux idées, finalement ? C’est ça que vous regrettez ?

Jean-Claude Casanova : C’est notre faiblesse institutionnelle et financière que je regrette. Nous sommes devenus dépendants et provinciaux. Écoutez, où est-ce que vous lisez de grands articles sur l’histoire médiévale européenne, ou sur l’Islam, ou sur la Chine ? Vous les lisez dans la New York Review of Books. Pourquoi la New York Review of Books ? Pour une raison simple : c’est qu’ils paient l’auteur. Il y a de très bons historiens en France, mais… Alors si ça tombe juste si vous voulez, si ça tombe bien, si le type a le temps, s’il vous connaît, s’il veut le faire il le fera, mais… Vous voyez bien, nous publions une rubrique régulière sur la collection de la Pléiade, qui est faite par un jeune écrivain, normalien, professeur de lettres, qui a quitté l’Éducation nationale. Il vit de sa plume. Comment le rémunérer ? Dans les journaux les articles sur la Pléiade sont des publicités. Chez nous ce sont des critiques, et l’auteur, qui ne travaille pas chez l’éditeur concerné, se satisfait de recevoir le livre et il est attaché à la revue où il écrit ce qu’il veut. Il connaît bien la littérature, il fait de bons articles. Il faudrait pouvoir faire ça pour les livres d’histoire, de philosophie, nous n’avons pas les moyens… Je vous assure, il y a un profond déclin de la critique littéraire, historique, philosophique françaises. Au pays de Sainte-Beuve, de Thibaudet, cela fend le cœur J’espère que vous réussirez en ce domaine, mais est-ce que vous payez vos auteurs ?


nonfiction.fr : Pour l’instant non.

Jean-Claude Casanova : Donc vous rencontrez la même difficulté que nous. Donc vous comptez sur des jeunes gens qui ont envie d’écrire et qui sont contents de recevoir le livre.


nonfiction.fr : Et qui ont quand même une compétence !

Jean-Claude Casanova : oui, mais chaque demande à un auteur entre nécessairement en concurrence dans son emploi du temps avec les tâches qui font vivre. Comment vivre et écrire des papiers qui ne sont pas payés ? Or, je vous assure que chez nos amis anglo-américains, il n’y a pas de problème, quand on leur passe commande d’un article, c’est un revenu pour eux. Et donc ils l’intègrent, ils ont le temps, ils le prennent, etc. En France il n’existe ni mécènes ni institutions pour cela. On vous paiera pour dire trois banalités devant des patrons, pas pour de vrais essais intellectuels. La conséquence est simple, nous sommes de moins en moins concurrentiels avec les publications américaines.


nonfiction.fr : Comment voyez-vous l’avenir de Commentaire ? Pour les prochaines années ?

Jean-Claude Casanova : Écoutez, si le marché, c'est-à-dire nos abonnés et nos lecteurs, nous suivent et augmentent, nous vivrons et nous progresserons. Si les lecteurs disparaissent nous disparaîtrons, si les lecteurs se multiplient nous continuerons. Les plus jeunes d’entre nous continueront, la relève se fera naturellement et ne manque pas. Mais il faut peut être aussi que les revues s’arrêtent, je ne sais pas. Nous vivons de numéro en numéro, en essayant de faire le mieux possible, sans nous inquiéter de l’avenir : le présent, c’est le problème.


nonfiction.fr : Ce sera le mot de la fin. Merci beaucoup Jean-Claude Casanova.

Jean-Claude Casanova : Je vous en prie. C’est moi qui vous remercie de cette longue conversation, qui m’a fait réfléchir à cette modeste entreprise a la quelle nous consacrons beaucoup d’efforts avec Anne Berthot, Manon Peyrat et Julie Rançon.


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>> La version écrite de l'entretien est en onze parties :