nonfiction.fr : La revue, c’est quand même un lieu de production d’idées, un lieu de débat aussi, et vous parliez en même temps aussi tout à l’heure de l’ouverture à l’étranger. Par rapport à toutes ces questions là, comment vous situez-vous par rapport à internet ? Puisque Internet c’est quand même, aujourd’hui, un lieu important de production d’idées qui ont tout de suite une portée internationale. Est-ce que vous envisagez de vous ouvrir encore plus vers le numérique ? Esprit, par exemple, a publié l’intégralité de ses numéros en DVD ; ils n’ont pas encore forcément de projet sur Internet, mais est-ce que vous pensez faire, comme a fait le New York Times ? Le Débat a été le premier à vendre certains de ses articles sur Internet.

Jean-Claude Casanova : Nous vendons aussi nos articles sur Internet.


nonfiction.fr : Vous êtes venus ensuite, avec une sélection de 300 articles.

Jean-Claude Casanova : Oui, nous le faisons aussi. Nous essayons de nous améliorer, malheureusement, il faudrait du personnel et nous ne sommes que quatre au total.


nonfiction.fr : Mais c’est un souhait ?

Jean-Claude Casanova : Oui, c’est un souhait. Par exemple, nous avons pris comme décision que quand on nous demande le droit de traduire, quelque soit la langue, un article de Commentaire, nous faisons payer des sommes très modiques. Pour la Pologne que nous aimons ou les pays pauvres nous ne faisons rien payer. Quand nous faisons payer, nous mettons une condition supplémentaire : c’est le droit de mettre sur Internet la traduction. Je voudrais que tous les articles qui ont été traduits en anglais, en espagnol, en allemand ou en italien, ou en d’autres langues, à partir des articles en française tirés de Commentaire puissent être accessibles sur Internet. Tout le problème pour nous est que la diffusion sur Internet ne nuise pas à la diffusion papier. Donc il y a un problème d’équilibre sur lequel nous voudrions progresser ; nous sommes favorables à cette évolution qui permet d’accroitre le nombre des lecteurs informés.


nonfiction.fr : Avec Internet, et la multiplication de blogs ou de sites qui ont parfois un effet prescripteur, la revue, comme vecteur du débat d’idées et lieu de sociabilité, n’est-elle plus qu’une forme propre aux XIXe et au XXe siècle ?

Jean-Claude Casanova : Le problème d’Internet, c’est que l’offre est riche, trop riche, et il faudrait compléter par un moyen de sélection. Les journées n’ont que 24 heures. La nature humaine a limité la durée de la vie. Je le vois avec les étudiants. Je suis même un petit peu angoissé. Mon petit fils est en 5e, il me dit : "je dois faire un exposé sur Charlemagne", alors je lui réponds : "je vais te prêter un livre sur Charlemagne", il réplique : "ce n’est pas la peine, j’ai regardé sur Wikipedia". Ça m’agace beaucoup, parce que j’ai regardé aussi quelques fois Wikipedia, et sur Charlemagne j’ai beaucoup mieux dans ma bibliothèque à faire lire à mon petit-fils. Je sais ce qui est le mieux, le plus sûr, et comment le trouver. Internet ne fait pas le travail que je ferais pour choisir un bon texte pour Commentaire ou pour mon petit-fils.


nonfiction.fr : Sur Internet il y a un double problème, qui parait même paradoxal : c’est que d’un côté on a effectivement un manque de hiérarchisation de l’information, et en même temps il y a une vraie uniformisation. Vous citiez Wikipedia, c’est vrai qu’aujourd’hui on a très facilement le réflexe Wikipedia quand on va chercher quelque chose. C’est justement ça que peut apporter une revue …

Jean-Claude Casanova : Tout est dit : la réflexion commence avec la sélection, la vérification et la hiérarchisation des sources, des documents, des auteurs, des livres et des articles. Le déversement massif d’informations et de documents ne facilite pas ces choix indispensables.

Pour l’instant, les revues et leurs animateurs font ce travail de sélection Nous offrons une modeste garantie de choix sur la masse des articles publiables. J’ai plus de 1 000 articles ou projets en stock, j’en publierai 80 dans l’année. J’espère que nous avons choisi les 80 meilleurs et utiles. Mais si les 1 000 vont sur le net, le lecteur aura des difficultés pour s’y retrouver. Il apparaitra inévitablement des sites sélectifs qui proposeront aux lecteurs des versions numériques et des versions papier.


nonfiction.fr : Il y a des libertariens québécois, qui ont mis en adéquation Internet et leur philosophie libertarienne - ils s’appellent "le Québécois libre". Donc ils ont fait leur site en publiant des articles de fond, etc.

Jean-Claude Casanova : ils sont libres, mais guère influents …


nonfiction.fr : Mais ils ont vu leur audience considérablement augmenter et ils ont plus de 100 000 lecteurs par mois. Si vous voulez, la question pour Commentaire, on pourrait peut-être la poser de la façon suivante : vous êtes en papier, vous touchez, avec 6 000 numéros achetés, peut-être entre 12 000 et 15 000 lecteurs ?

Jean-Claude Casanova : Nous utilisons, ce qui est modeste, un coefficient de lecture de 2.


nonfiction.fr : Donc ça fait 12 000 personnes peut-être.

Jean-Claude Casanova : Voilà, oui.


nonfiction.fr : Est-ce que Internet ne pourrait pas apporter une plus large diffusion des articles ?

Jean-Claude Casanova : C’est possible. Vous savez ce que disent les psychanalystes pour se faire rémunérer : si vous payez … celui qui achète la revue … vous faites un sacrifice, donc il y a une probabilité d’être davantage concerné, intéressé, de se sentir obligé de…lire. Mais celui qui ira sur Internet, gratuitement, aura tout à sa disposition sans contrainte morale, sans le sentiment du happy few ? Je vois bien : je vais sur Internet, j’imprime, je me ruine en papier, parce que je choisis des tas d’articles ou de documents qui pourraient m’intéresser, des tas de choses qui me plaisent. Vous imprimez, et, hop, ça passe là bas. Le tas des imprimés "à lire" a augmenté et dépasse toute capacité de lecture.


nonfiction.fr : D’accord.

Jean-Claude Casanova : Mais moi j’y suis prêt, venez nous expliquer un jour ce que vous nous conseilleriez de faire. Je n’ai pas de réponse à vos questions. Je me pose beaucoup de vos questions, je suis prêt à chercher toutes les solutions. Par exemple, à Sciences Po, nous avons décidé de ne plus faire de livret de Sciences Po. C’est Lancelot qui a décidé ça. Et Harvard a pris une décision contraire. Harvard est sur Internet, et continue à faire son livret, exactement comme il y a un siècle. Ça fait trois ou quatre ans que nous regardons la question, et ce matin j’ai persuadé le directeur et l’administrateur qu’il fallait revenir au livret papier. Parce que vous ne pouvez pas, sur Internet, faire un exercice simple : nous allons regarder ensemble comment sont donnés les enseignements pluridisciplinaires. Avec le livret de Harvard, je saute de la biologie à la physique, de la physique etc. et en prenant des notes à côté, je reconstruis un système qui ne figure pas sur la toile … Peut-être que nos enfants seront de meilleurs utilisateurs d’Internet que nous, et peut-être que ce travail intellectuel que nous faisons mieux avec une édition papier, peut-être que les futurs lecteurs le feront mieux avec Internet, je ne sais pas. Mais je constate que les Américains, qui sont un peu en avance sur nous, ne renoncent pas au papier.


nonfiction.fr : Mais peut-être pourriez-vous mixer les deux, avec des abonnements qui donneraient un accès intégral ?

Jean-Claude Casanova : J’en ai parlé avec Rosanvallon, à propos de La République des Idées. Je lui ai dit : "est-ce qu’on peut reproduire certains de tes articles sur la toile ?" Il publie de bons compte-rendus de livres, et je nous trouve incomplet dans ce genre. Alors je vais lui proposer d’en reproduire un ou deux des siens, nous verrons si nos lecteurs et ses auteurs en sont satisfaits. Rosanvallon, lui, a comme politique de faire une revue entièrement sur Internet.


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>> La version écrite de l'entretien est en onze parties :