Le fondamentalisme religieux serait moyenâgeux ? Les hommes et femmes du Moyen Âge accordaient au contraire beaucoup d'importance à l'esprit critique dans la lecture des textes sacrés...

À l’heure où le fondamentalisme, qui se fonde sur une lecture littérale et rigoriste des textes sacrés, semble s’être taillé une place de choix au sein des actualités, il n’est pas rare d’entendre qu’une telle posture religieuse est plus « moyen-âgeuse » que moderne. Cette critique vise à condamner l’intolérance des fondamentalistes, lesquels considèrent qu’il n’y a qu’une seule vérité et que le doute n’est pas permis. Il n’empêche que l’argumentation repose sur une association mentale entre une pratique intransigeante de la religion et une légende noire du Moyen Âge, où auraient régné sans partage l’obscurantisme et l’ignorance. Mais qu’en était-il réellement de la lecture et de l’interprétation de la Bible dans l’Occident médiéval ?

 

Traduire n’est pas (toujours) trahir

 

Dans la mesure où il s’agit du Livre sacré par excellence, le simple fait de traduire la Bible sonne d’emblée comme une entreprise périlleuse. Cette dernière, en faisant passer la parole parfaite de Dieu à celle forcément imparfaite des mortels, prend en effet le risque de trahir, en le dégradant, le message divin. Pourtant, il apparaît non seulement que la retranscription du Verbe est nécessaire si l’on veut le mettre à la portée du langage humain, mais qu’elle se révèle quand même insuffisante pour en saisir la substance de manière exhaustive. En cause : les nombreux silences qui rendent la compréhension définitive du texte pour le moins ardue. Ainsi, non contents de traduire leur matière, les médiévaux vont jusqu’à se livrer à une exégèse de celle-ci.

Une exégèse ? Kesako ? Ce terme désigne l’étude approfondie et critique du Livre sacré. On l’assimile globalement au commentaire. Bien plus qu’une simple paraphrase, l’exégèse a pour ambition d’élucider à des fins pédagogiques le sens des saintes Écritures. L’origine de ce travail remonte aux Pères de l’Église. Il en vient rapidement à être considéré comme une activité sacrée, au même titre que la prière ou la prédication. Les médiévaux s’y adonnent tellement que l’organisation des pages des manuscrits s’en trouve souvent affectée : le texte biblique à proprement parler n’occupe en effet qu’une place extrêmement restreinte par rapport au commentaire disposé tout autour qui, lui, remplit presque la totalité de l’espace !

Surtout, l’exégèse médiévale de la Bible est soumise à des règles très strictes qui font même l’objet de traités. L’ensemble finit par former une tradition très forte qui passe par la constitution d’un corpus clos d’autorités normatives, incluant les Pères de l’Église et quelques auteurs du haut Moyen Âge. Se pose dès lors une question : face à une tradition si affirmée dans le domaine de l’herméneutique biblique, l’innovation est-elle possible ?

 

Le refus de l’innovation ?

 

Chez certains auteurs émerge en effet l’idée que le legs transmis par les Anciens suffit amplement à la compréhension du texte sacré. Dès lors, les nouvelles générations pourraient s’y attacher avec une fidélité extrême, sans éprouver le besoin de renouveler le discours exégétique.

Il ne faudrait pourtant pas s’y tromper : les témoignages scripturaux qui nous sont parvenus du Moyen Âge central incitent à douter de la sincérité de cette position intellectuelle. En réalité, il apparaît clairement que le travail herméneutique des Écritures tel qu’il se pratique à cette époque est extrêmement riche et, surtout, sujet à une innovation constante. Affirmer vouloir s’en tenir uniquement à l’héritage des Anciens relève en fait le plus souvent d’une posture d’humilité ; même ceux qui se réclament farouchement de leurs prédécesseurs s’écartent toujours plus ou moins de la tradition. Le recours à l’innovation est de toute façon nécessaire dans la mesure où, comme on l’a dit plus haut, le texte divin doit être perpétuellement dévoilé aux hommes de la manière la plus claire et la plus complète possible.

 

Simplet sur les épaules de Gargantua !

 

Conséquence logique de tout ce qui précède : rien n’empêche les exégètes des nouvelles générations de remettre en cause les autorités dès lors que leurs affirmations semblent erronées. C’est pourquoi Richard de Saint-Victor, théologien mystique du XIIe siècle, tout en assurant s’adonner avec intérêt à l’étude de l’héritage légué par les Pères de l’Église, s’empresse d’ajouter qu’il s’emploiera à dénicher avec autant d’avidité les erreurs et oublis commis par ses aînés, afin de les porter à la connaissance du plus grand nombre et de les amender. S’il ne manque donc pas de rendre hommage aux exégètes qui l’ont précédé, Richard ne se dispense pas pour autant de pointer les lacunes au sein de leur travail. Autrement dit, il s’érige en ardent défenseur de l’interprétation plurielle de l’Écriture sainte. Procédé sacrilège, direz-vous ? Absolument pas ! Richard de Saint-Victor ne fait qu’appeler de ses vœux la réalisation de la prophétie énoncée dans le Livre de Daniel : « Beaucoup passeront et multiple sera la science » (xii, 4). La Parole de Dieu est certes absolue, achevée et unique, mais elle a besoin de celle des commentateurs, relative, en perpétuel mouvement et multiple, pour être saisie dans toutes ses subtilités. Ainsi, loin de s’en tenir mordicus aux autorités, les médiévaux ont également foi dans le rôle des nouvelles générations qui bénéficient de l’héritage légué par leurs aînées. C’est là tout le sens de la célèbre métaphore de Bernard de Chartres au xiie siècle : « nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants ». Adoptant une posture d’humilité, le moine-philosophe rend grâce par cette image au savoir gargantuesque des Anciens qui permet aux Simplet contemporains de progresser encore un peu plus dans l’interprétation de la Bible.

 

Bien moins obscurantiste et obtus que certains seraient enclins à le croire, le Moyen Âge accorde au contraire une grande importance à l’esprit critique, à la pluralité des lectures et à l’innovation. Tous trois sont intrinsèquement liés à la pratique de l’exégèse, qui réussit à concilier tradition et progrès. De quoi battre en brèche les théories fondamentalistes selon lesquelles les textes sacrés ne sauraient avoir qu’une seule interprétation...

 

Pour aller plus loin :

- Gilbert Dahan, L’Exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval (XIIe-XIVe siècle), Paris, Éditions du Cerf, « Patrimoines-Christianisme », 1999.

- Gilbert Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève, Droz, 2009.

- Gilbert Dahan et Annie Noblesse-Rocher (dir.), L’Exégèse monastique au Moyen Âge (XIe-XIVe siècle), Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2014.

- Pierre Riché et Guy Lobrichon (dir.), Le Moyen Âge et la Bible, t. IV, Paris, Beauchesne, « Bible de tous les temps », 1984.

À lire aussi sur Nonfiction :

- Catherine Kikuchi, "ACTUEL MOYEN ÂGE (11) : Vivre, mourir, tuer pour Dieu : pourquoi ?"

- Dossier "Réforme l'islam : les voies d'une relecture du Coran", par Jean Bastien, Stéphane Briand et Yoann Colin.

- Stéphane Briand, "Une application des méthodes littéraires aux textes néotestamentaires", compte-rendu de L'exégèse narrative du Nouveau Testament de James Resseguie.

- Yoann Colin, "Enjeux de l'exégèse coranique", compte-rendu de Lectures du Coran de Mohammed Arkoun.

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