Comment a-t-on lu, lit-on et doit-on lire le Coran? pluralité des lectures coraniques.

Les éditions Albin Michel présentent une réédition enrichie du livre que Mohammed Arkoun considérait comme la matrice de sa réflexion sur l’Islam. Cet ouvrage comporte différents articles portant sur des questions précises – voire concrètes – de l’islamologie ou de l’interprétation coranique (la métaphore, la lecture structurale du Coran, la confiscation de l’exégèse du Coran par le pouvoir politique, etc.). Leur point commun est de réfléchir sur les lectures qui sont faites du Coran pour traiter ses questions et de montrer qu’en le lisant autrement, on aboutirait à une meilleure compréhension du texte. Le constat répété de M. Arkoun dans nombre de ses livres est que trop peu de personnes sont formées à cette lecture profonde et exigeante du Coran   pour des raisons sociopolitiques. Et sa lecture, la seule qui soit considérée comme légitime, est trop souvent confisquée et monopolisée par le régime politique. L’ambition de l’ouvrage est d’ouvrir un champ de recherche sur le Coran de le considérer comme un autre texte, à l’aide des méthodes d’étude des sciences humaines, avec une prédilection pour une lecture structurale. Devant l’impossibilité de rendre compte, ne serait-ce que des plus importants développements contenus dans cette somme d’érudition, en constant dialogue avec les penseurs anciens et de notre temps, nous ne pouvons que proposer le développement de quelques thèses cruciales de cet ouvrage.

 

Coran et Islam

 

Pour introduire à ses analyses, M. Arkoun propose comme une propédeutique de « dés-amalgamer  »  le Coran. De quoi parle-t-on quand on parle du Coran ? Il retrouve sous les différents sens qu’on mêle en utilisant ce mot quatre strates qui rendent compte de quatre contenus historiquement constitués : le Coran peut d’abord désigner le stade de la parole de Dieu (PD), puis discours coranique (DC), puis corpus officiel clos (COC) et corpus interprété (CI) : « Il est essentiel que le lecteur pénètre dans ces distinctions qu’imposent la linguistique et l’histoire à la fois. Car nous sommes habitués, depuis quatorze siècles, à télescoper dans le seul mot " Coran " des niveaux très différents de production de sens l’ensemble des énoncés rassemblés et exploités sous cette appellation  » écrit l’auteur   .

 

La parole de Dieu est en tant que telle une révélation infinie : on lit en effet dans le Coran :«  Quand bien même tout ce qu’il y a d’arbres sur terre seraient transformés en calames et la mer grossie de sept autres mers, en encre, les paroles de Dieu ne seraient pas épuisées  » (par l’effort de transcription). Les révélations faites aux hommes ne sont que des fragments d’une parole infinie. Selon la théologie classique, la Parole de Dieu est incréée et coéternelle à Dieu. Dès lors, le discours coranique, c’est-à-dire la parole de Dieu telle qu’elle est contenue dans le Coran est une réduction par rapport à la parole de Dieu en tant que telle. Le discours coranique, fini et limité, n’est plus infini et dépend, lui, de conditions d’énonciation particulières (un locuteur, un auditeur avec l’intention, chez le premier, de communiquer au second des messages).

 

Selon la tradition, des corpus partiels auraient déjà vu le jour avant la fixation écrite du Corpus. Outre qu’on a fait disparaître ces corpus, avant la fixation par écrit, la transmission se faisait par récitation orale, ce qui implique une perte au moins en droit, de ce que voulait vraiment dire le prophète. On assiste, historiquement, à une nouvelle réduction de cette parole de Dieu, finie dans le discours coranique, à un corpus clos et officiel. Ce corpus est devenu un ensemble de pages publié en un volume, qui fait autorité et dont la constitution a été décidée et surveillée par un pouvoir politique. On mesure ainsi le décalage entre la parole de Dieu originale et infinie et sa réduction, voire son formatage, sa normalisation pour en faire un texte clos, intouchable et la référence de toute une communauté. En tant que corpus interprété, le texte écrit (qui, en droit, peut varier qualitativement par rapport au discours initial) est interprété. Le texte est lu en fonction des grilles d’interprétation de la tradition culturelle des lecteurs, donnant ainsi naissance à des interprétations qu’on considère comme objectives, valables per se, et faisant autorité, autrement dit à une sédimentation de certaines interprétations.

 

M. Arkoun montre également comment le Coran est aussi le nom d’un principe intangible de légitimité : il n’est plus un texte à interpréter et dont des passages peuvent prêter à conflit d’interprétation, il est d’abord la propriété de l’islam. Or, l’auteur dresse le constat que l’islam apparaît aujourd’hui comme plus important que le Coran. Il écrit ainsi : « C’est un fait que les fonctions sociales et idéologiques l’emportent sur les fonctions spirituelles et morales. Il s’agit d’une sécularisation de fait qui condamne par ailleurs avec force toute idée de laïcité. On peut même parler de désacralisation inconsciente des fonctions grammaticales et sémiotiques que le nom Allah remplit dans l’ensemble du discours coranique. La forme Allah, sans compter les attributs substantifs (…) intervient mille six cent quatre-vingt-dix-sept fois ; en revanche, le terme islam n’apparaît que six fois ; ces proportions se sont inversées dans la pratique sociale, politique, culturelle dominante depuis l’entrée en scène historique du discours idéologique de combat. Statistiquement, le référent absolu et obligé, c’est l’islam, de moins en moins le Coran, comme Instance première de l’autorité religieuse dont dépend théoriquement la légitimité du pouvoir. »   On assiste à un renversement ; dire l’islam c’est le Coran, donc c’est la parole de Dieu, fait de l’islam l’autorité et non la parole de Dieu, ce que commente M. Arkoun : «  la Parole de Dieu intervient en dernier comme une résultante de l’islam, alors que dans l’économie du discours coranique, elle est l’enjeu premier dont va découler la construction sociale de la croyance nommée foi pour mieux défier la prétention des législateurs à vouloir s’immiscer dans les Commandements de Dieu. »  

 

Parce que le nom, faisant office de slogan, auquel s’attachent les gouvernements, qui est revendiqué comme un principe et une valeur est l’islam, prime, au moins dans les discours, sur le Coran. En fait – et sans étude poussée du Coran qui pourrait légitimer un tel usage de l’islam - « Pour les dirigeants politiques, l’islam devenu islamisme est un levier idéologique ou un combustible fécond selon une heureuse expression de Hassan II ; pour les opposants, c’est un repaire inviolable pour cheminer vers la prise de pouvoir ; pour les nouveaux cadres sociaux c’est un tremplin pour gravir les échelons de l’ascension sociale ; pour les dominés, les marginalisés et les exclus, c’est un refuge de consolation et d’attente de jours meilleurs. »   . L’islam est un motif d’action, une identité derrière laquelle on peut au besoin se cacher ou masquer des revendications, quel que soit le domaine plutôt qu’une question adressée à l’homme croyant à laquelle l’étude minutieuse et rigoureuse du Coran apporterait sans doute des réponses.

 

C’est aussi à une lecture d’inspiration structuraliste du texte coranique que nous invite M. Arkoun ; autrement dit, il ne cherche dans le Coran que ce qu’il signifie, sans s’aider d’éléments extérieurs (contexte, etc.). Il prend, fidèle en cela à la manière de Greimas dont il se revendique dans de nombreux textes, le Coran comme un texte isolé et entreprend d’en mettre au jour la structure. Cette analyse révèle que la structure fondamentale de tout l’énoncé coranique est le dialogue où « deux figures en position de partenaires sont alternativement protagonistes de l’énonciation. Ce cadre est donné nécessairement avec la définition de l’énonciation  »   . Il est facile de montrer que les récits interviennent à l’intérieur du cadre général du dialogue : un énonciateur omniprésent et magistral, intervient explicitement pour transformer radicalement la conscience de l’allocutaire. Tel est le schéma essentiel du Coran.

 

Imagination, impensé et merveilleux : vers une critique de la raison islamique

 

M. Arkoun veut également montrer tout l’impensé et l’impensable en Islam. Pour ce faire, il analyse le contenu de l’Itqan d’ Al-Suyuti : un livre traitant des sciences coraniques écrit par un auteur de renom du XVe siècle et qui fait figure d’ouvrage remarquable, quasiment classique. M. Arkoun examine comment la collecte et la fixation du Mushaf   sont rapportées dans l’Itqan comme des opérations extérieures exécutées avec soin et intégrité morale, ce qui met le contenu du Message définitivement à l’abri de toute déperdition et de toute contestation. Cette réalisation du texte coranique apparaît comme miraculeuse d’intégrité et le Coran ne peut alors être que l’exacte et irréprochable transcription des auditeurs de la parole de Dieu. La tradition, et l’ouvrage d’Al-Suyuti en est une illustration parfaite, dés-historise ce moment de compilation et de mise en ordre du texte saint. Par exemple, Al-Suyuti ne mentionne un auteur que pour signaler quelque chose de peu important alors que ce dernier a mis en réalité fin à une rivalité entre des savants sur la lecture du Coran. Or, si on connaissait les circonstances de cette réforme et de cette mise au point, on pourrait, dit M. Arkoun, « s’attaquer à un des grands problèmes refoulés dans l’impensé par la pensée islamique : l’historicité d’un Discours devenu Corpus officiel clos et générateur de transcendance grâce aux acteurs sociaux qui font parler le texte en gardant la fiction qu’ils actualisent à travers la Parole de Dieu. Le passage du Discours coranique aux multiples formations discursives de la culture arabe en relation avec les demandes d’un Etat et d’une société en voie d’expansion s’est fait au prix de ruptures épistémiques et épistémologiques encore mal perçues et mal connues dans la pensée croyante. »  

 

Aussi pour conclure sur l’impensé en Islam, l’auteur écrit-il : « On en vient ainsi à se demander si l’Itqan et toute littérature apparentée, composée avant ou après lui, autorisent une connaissance du Coran ou rassemblent simplement des connaissances scolairement indispensables sur le Coran. »   . Et en effet, le fait de ne jamais interroger certains éléments de la religion musulmane (comme ici la critique textuelle, pourrait-on dire, du Mushaf) conditionne la permanence de l’impensé en Islam.

 

Ceux qui étudient le Coran – et plus généralement la culture islamique – ont trop tendance à mettre de côté l’imagination et le merveilleux, qui sont pourtant des éléments fondamentaux dans toutes les cultures   au profit de la seule raison. En islam, comme en chrétienté, la pensée théologique et le rationalisme des élites ont réussi à refouler le merveilleux dans les croyances et la littérature populaire. Ce qui relève des catégories du merveilleux ou du surnaturel est délégitimé, mis à un rang proche de la superstition.   Le traitement réservé à la catégorie du merveilleux apparaît nettement dépendant de l’impérialisme plus ou moins étendu de la raison théologique relayée par la raison scientifique. Et la raison classique, telle qu’elle s’affirme à partir du XVIIème siècle en Occident, accentue la séparation entre le merveilleux qui peut servir dans une littérature de divertissement et le surnaturel réservé aux sujets graves.

 

Excluant de façon dirimante tout ce qui a trait à l’imaginaire, les chercheurs opèrent une réduction de la pensée à la seule raison rationalisante et passent à côté de nombreux éléments nécessaires à la compréhension de la « raison islamique ». « Si psychologiquement, comme l’écrit M. Arkoun, la raison est une des facultés qui définissent la configuration de l’esprit humain, il faut retenir que cette faculté est en interaction constante avec l’imagination, l’imaginaire et la mémoire. Cela veut dire que les rationalités produites par la raison ne sont pas commandées uniquement par des facteurs extérieurs à l’esprit ; elles sont plus ou moins affectées, dans tous les cas, par les données de la mémoire individuelle et collective, par la puissance créatrice, inventive de l’imagination et les ressorts plus ou moins puissants et activés de l’imaginaire social. Ces considérations psychologiques élémentaires ne sont pas toujours prises en compte par les historiens de la pensée. »   . De la même façon, la lecture du Coran a toujours été et est toujours prise dans un certain cadre, dans lequel on voudrait faire dire au Coran ce qu’il nous arrangerait qu’il dise.  

 

Lecture du Coran et politique

 

Il est aujourd’hui évident de prétendre que l’islam a dès l’origine confondu le spirituel et le temporel, que le pouvoir politique et le pouvoir religieux ne peuvent qu’être inextricablement liés l’un à l’autre.   . Mais en face de cette pseudo-évidence, héritée de la manière dont la tradition islamique s’est dissimulée son ignorance sur la constitution historique de l’Islam, rien n’est dit – car cela demeure impensé, dépourvu d’études et de regards critiques - sur la formation originelle du nœud théologico-politique. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il est traditionnel – et politiquement souhaitable – d’expliquer que l’islam lie politique et religion, qu’il ne convient pas de rechercher comment s’est noué à l’origine, après la mort du Prophète, cette articulation et cette interdépendance du théologique et du politique. Comme le dit M. Arkoun, « Pour accéder à la réalité historique, sociologique, psychologique, culturelle de cette Expérience, il faut traverser l’écran du vocabulaire, des schèmes théologiques, des récits historico-mythiques, des pratiques rituelles, des institutions qui, progressivement, ont donné naissance aux islams sunnite, shi’ite, kharijite, avec leurs différentiations hanafite, hanbalite, zaydite, ismaélienne, etc. »  

 

Et la transformation qui a sans doute contribué à masquer le plus cette articulation primordiale, c’est la constitution d’un Corpus officiel des énoncés coraniques, sous l’égide d’un chef politique. Aussi faut-il noter que « si les formulations coraniques rendent évidente la dépendance du pouvoir politique à l’égard de l’Autorité divine, la relation inverse qui consiste à évaluer le rôle des initiatives politiques du Prophète pour assurer l’emprise des définitions coraniques sur les consciences n’est pas considérée : c’est Dieu lui-même qui s’engage directement, même dans les batailles contre ses " ennemis" »   . L’auteur remarque avec finesse que le texte coranique, rédigé, on l’a dit, sous la direction d’un chef politique, insiste sur la nécessité pour le chef d’obéir à la loi religieuse. Or, faisant cela, le texte du Coran passe sous silence les initiatives politiques du prophète pour affermir sa doctrine religieuse et faire de la foi du chef celle de la communauté et non simplement lier le pouvoir du chef au respect de la religion.

 

Or, M. Arkoun insiste sur les luttes sociopolitiques qui sont à l’origine de nombreux versets coraniques. Non qu’il faille lire le Coran comme la simple collection décontextualisée d’énoncés valables en un lieu et un temps donné, situé dans l’histoire de la révélation, mais, à l’inverse, il ne faut pas tenir pour négligeable l’étude des circonstances contingentes de la révélation divine   . Par exemple, la désignation kafirun qui donnera le concept théologique d’« infidèles »  par opposition à « croyants » (mu’minun) et « musulmans » (muslimun)  a été d’abord appliquée aux Mecquois politiquement et socialement hostiles à la nouvelle religion défendue et proclamée par Mahommet. Les mu’minun constituent la nouvelle force politique qui va s’affirmer surtout à Médine, comme le prouve un document précieux connu sous le nom de Sahifa ou « Constitution de Médine ». Comme l’explique M. Arkoun, « On y découvre comment Muhammad étend sa clientèle politique en contractant des alliances avec les tribus locales juives et arabes. Ceux qui entrent dans l’alliance constituent une confédération (Umma, au sens tribal qui évoluera, grâce au discours coranique, vers le concept de Communauté spirituelle transhistorique) dont les membres se doivent une protection mutuelle, la garantie d’une sécurité réciproque : ils sont alors mu’minun au sens socio-politique tribal. »   La partition entre mu’minun et kafirun telle qu’elle apparaît dans le Coran est donc la sublimation religieuse d’une tension sociopolitique entre ceux qui obéissent, se soumettent au nouveau pouvoir et ceux qui le refusent, tension qui renvoie à des conduites politiques.

  

Au-delà des quelques menus aperçus, que nous avons essayés de formuler, de la réflexion de ce grand islamologue, l’ouvrage est fondamental. Il présente des pistes pour la réflexion éminemment actuelle sinon sur la « bonne » ou la « juste » compréhension du Coran, du moins sur les méthodes qui permettent d’en découvrir les impensés. Plus que des réponses immédiatement utilisables, ce grand texte montre comment il faudrait poser les questions et à l’aide de quelles méthodes des réponses fécondes seraient possibles.

 

A lire également sur Nonfiction.fr :

La critique de l'ouvrage Comment dégager l’islam de l’intégrisme, de M. Arkoun par Yoann Colin