Une analyse fine et structurée des différentes strates de discours sur la femme en Islam révèle une profondeur et une diversité bien plus large que ce à quoi on réduit généralement le discours musulman sur la question.

Ce livre propose une réflexion documentée et originale sur l’inconscient musulman. L’auteur prend soin de distinguer plusieurs registres de discours au sein du monde musulman qui ont pour objet la femme, afin de cerner au mieux les ambiguïtés et les écarts entre les diverses conceptions de la femme qui sont construites. De même qu’il faudrait distinguer l’inconscient chrétien de l’inconscient biblique (car l’inconscient chrétien serait certes traversé par l’inconscient biblique mais sans se réduire ou se résumer à celui-ci), Fatna Aït Sabbah interroge plusieurs sources de l’inconscient ou de l’imaginaire (le terme "inconscient" est sans doute plus à rapprocher du sens foucaldien que du sens freudien, dans la mesure où ces "discours", terme utilisé par Foucault, renvoient à une pensée impensée, héritée ou acquise  sans qu’on ne s’en rende compte ou sans qu’on n’en mesure la valeur ou la pertinence) musulman.


Trois types de discours, que l’auteur analyse successivement, viennent structurer l’image de la femme dans l’inconscient musulman. Il y a d’abord ce qu’elle appelle un "Islam amoureux" dans lequel la femme est célébrée, comme objet d’amour. Ce type de discours met en avant l’amour comme vertu, et instaure une comparaison entre l’amour de la femme et celui d’Allah. À ce titre, aimer, que ce soit la femme ou Allah, est comprendre l’essentiel du message islamique – pris dans un sens spirituel. La pensée du soufisme et la poésie amoureuse dressent ainsi une image valorisante de la femme. Dans le même registre, l’analyse de ce que l’auteur appelle le "discours merveilleux", dont le paradigme est constitué par Les Mille et une Nuits, offre une image originale et contrastée de la femme : les figures féminines de ces contes ne sont ni soumises ni passives. Dans ce premier type de discours, qui n’est pas le discours officiel et savant dans le monde islamique, mais qui est le véhicule de nombreuses représentations et façonne en grande partie l’imaginaire musulman, la femme insoumise, dotée d’une réelle personnalité - voire digne objet d’amour- est relativement libre et son image peut être positive.


Le second type de discours qu’examine Fatna Aït Sabbah est celui qu’elle nomme le "discours érotique religieux". Ce type de discours mêle aspect technique et aspect médical et vise à répondre aux questions des croyants sur ce qu’il est permis et conseillé de faire quand on veut faire l’amour conformément à la loi coranique. Il provient d’autorités spirituelles religieuses qui ont pour but de guider le croyant dans ce domaine. Ce type de discours n’est pas le même que celui de l’Islam officiel et orthodoxe, mais il s’appuie sur certaines valeurs de l’Islam. Il vise à sonder le désir et à reconstruire à partir de là une image de la femme. A travers l’analyse de deux œuvres, parmi les plus répandues et les plus accessibles de ce type de littérature, l’auteur montre  quelle image de la femme est construite par ce discours. Cette image contraste violemment avec celle que l’on rencontre dans les discours officiels et orthodoxes. Dans le discours érotique religieux, la femme est décrite comme animée d’un  désir sexuel gigantesque et irrépressible. C’est elle qui attire l’homme, qui cherche toujours à combler un désir qu’il est incapable d’assouvir sans recevoir de conseils  ni être formé à une technique élaborée pour parer à cette inaptitude naturelle. La femme dans ce discours n’est qu’un corps physique, réductible à son vagin, vagin qui serait toujours en quête de ce qui arriverait à le combler. C’est l’image d’un féminin archétypal qui avale, enveloppe et étouffe. La dimension psychique, économique, génitrice ou sociale de la femme est totalement absente de ce type de discours. La femme n’est qu’un corps gouverné par son désir de se voir comblée sexuellement, ce qui est impossible sans suivre les conseils divulgués par cette sorte de discours. Son désir dote la femme d’une forme de lucidité, le "kayd", destinée à détruire l’ordre social pour arriver à ses fins. Du coup, c’est la femme qui initie, active l’acte sexuel sur un homme passif, ce qui s’oppose à ce que dit le discours orthodoxe de l’Islam dans lequel c’est l’homme qui agit sexuellement sur une femme soumise, immobile, dépourvue de volonté propre (comme elle le démontre en s’appuyant sur le verset 223 de la sourate 2). L’image de l’homme viril qui se dégage de ce type de discours est celle de celui qui arrive à satisfaire une femme sur le plan sexuel, et non sur le plan économique comme c’est le cas dans le discours religieux orthodoxe, ce qui ne va pas sans danger : pour satisfaire une femme, l’homme se doit de se concentrer sur elle, de suivre des conseils avisés, et donc de perdre de vue ce pour quoi il est fait : prier Allah et agir en bon musulman. L’auteur réinvestit la notion d’angoisse de la castration en montrant qu’en Islam, elle provient de la peur de ne pas être capable de satisfaire sexuellement une femme. Le croyant est ainsi tenté de s’adonner aux plaisirs que procure le corps féminin et risque de ne vivre qu’une vie terrestre. C’est pourquoi dans le discours officiel, patriarcal  et orthodoxe, une hiérarchie sacrée vient guider le croyant en "dégradant la composante physique (corps féminin, vie terrestre) et en la soumettant à jamais à la composante spirituelle (Dieu, l’au-delà)"   . C’est ainsi que dans cette dernière forme de discours, le corps féminin doit être disponible pour une jouissance utile et ponctuelle, sans qu’on tienne compte des désirs féminins, pour ne pas détourner le croyant de l’essentiel : sa vie religieuse.


Le troisième type de discours étudié est celui auquel les médias nous confrontent régulièrement : Fatna Aït Sabbah le baptise le "discours orthodoxe". Ce dernier type de discours, qui est celui de ceux qui ont le pouvoir politique et religieux, dénie à la femme tout droit et toute liberté civile. Ce type de discours vise à prescrire et commander ce qui doit être pensé ou fait. Il développe une loi qui soumet le comportement de l’individu à la volonté de Dieu et lui permet ainsi le bonheur sur terre et dans l’au-delà. De lui se dégage une autre image de la femme, de ce qu’elle est et de ce qu’elle a à être. Elle n’est qu’une possession de l’homme – et même le modèle de toute forme de possession –  qui peut en tirer du plaisir, plaisir qui est une anticipation de celui qu’il goûtera s’il est un musulman fidèle au Paradis. Ce discours relève d’une interprétation jurisprudentielle du Coran (qui est loin d’être la seule possible) particulière. La femme est un des rares sujets de contradiction du Coran dans la mesure où s’il évoque l’accès de la croyante au Paradis, ce dernier n’est pourvu que pour le bonheur de l’homme (puisque des houris sont mises à disposition des croyants et occupent la place des épouses), et rien n’indique que les désirs sexuels de la femme seront comblés dans l’au-delà. L’auteur se livre à une généalogie, au sens nietzschéen du terme, du discours orthodoxe sur la femme, en montrant à quelle stratégie de pouvoir obéit la construction de son image dans ce discours orthodoxe. Les conditions historiques dans lesquelles le Prophète a vécu expliquent en partie cet abaissement flagrant dans le discours orthodoxe : à l’époque de Mahomet, il a fallu, pour qu’Allah prenne sa pleine mesure, détruire les déesses arabes qui étaient honorées, et on peut lier la domination du masculin au triomphe du monothéisme, à la victoire du masculin Allah sur ses rivales/prédécesseurs féminins. Supprimant celles qui incarnaient la fécondité dans le ciel, le Coran confisque aux femmes humaines leur aptitude à la fécondité. Le principe de ce discours consiste à subordonner le matériel au spirituel, ce qui inverse la hiérarchie du discours érotique : en déniant à la femme toute fécondité réelle, et en rendant Dieu seul responsable de la fécondité, le discours orthodoxe renverse l’ordre factuel et réécrit l’ordre du monde. C’est Dieu qui donne l’enfant et la femme n’a pas de rôle clé dans l’enfantement. Dès lors c’est vers Dieu que le croyant doit toujours d’abord se tourner (même pour avoir une descendance). Ainsi, deux institutions de ce discours orthodoxe peuvent être lues comme des moyens de désinvestir la charge affective du croyant envers sa femme (pour qu’il consacre toute son énergie à servir Dieu) : la répudiation et la polygamie (qui permettent de ne pas trop "s’attacher" à la femme et d’en changer quand bon lui semble). Le désir est ainsi dans le discours orthodoxe ce qui éloigne le croyant de Dieu et ce qu’il faut combattre (alors que la sexualité dépouillée de tout désir trop intense apparaît acceptable car elle ne détourne pas le croyant de Dieu) ; et c’est à ce titre que la femme, comme paradigme du désir, doit être dépourvue de toute personnalité. Cet ordre repose sur la loi révélée de Dieu qui s’adresse d’abord aux humains de sexe masculin. L’analyse d’énoncés coraniques montre que la loi s’adresse également aux hommes et aux femmes en ce qui concerne les prescriptions du culte, mais exclusivement aux hommes en ce qui concerne l’organisation et la gestion de la société musulmane traditionnelle. Du coup les hommes et les femmes n’ont pas un rapport symétrique à Dieu, mais sont dans un rapport vertical : Dieu parle au croyant qui applique à la croyante les lois qu’il a reçues de l’être divin.


Dès lors, on peut voir les mécanismes du discours orthodoxe de l’Islam sur la femme, après avoir bien compris, d’une part, qu’il n’était pas le seul à agir dans l’inconscient musulman, et d’autre part, dans quelle mesure il pouvait être lu comme une réaction face au discours érotique, même s’il est celui qui a dans l’espace public le plus de place. L’image de la femme dans l’inconscient musulman est ainsi une construction complexe résultant de plusieurs types de discours, dont chacun est porteur de singularités, et qui se répondent les uns aux autres. En résumé, "la femme, être désirant et en même temps fertile qui cherche activement son plaisir, est une idée que le discours érotique pose comme une évidence (…) l’imam orthodoxe, lui, va nier sur le plan conscient cette femme désirante. C’est l’homme qui a le monopole, le privilège de désirer, de faire de l’autre un objet sexuel."   .


En conclusion, l’auteur invite à se poser la question de savoir ce qui survient quand ce discours entre en contact avec la modernité et les démentis factuels qu’elle inflige au discours orthodoxe