nonfiction.fr : François Wahl écrit dans la préface de Conditions que le sujet badiousien est un sujet militant. Quand il l’écrit ici il lui donne une portée ontologique : le sujet militant est d’abord le sujet qui est prêt pour l’événement de la vérité. Mais sans doute ce terme n’a-t-il pas été choisi au hasard et le double sens doit-il être saisi. On a le sentiment que dans cette volonté de militantisme, par rapport à ce qu’on disait à propos de Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly tout à l’heure, vous cherchez à vous prémunir d’un premier écueil qui est celui de l’indétermination et du relativisme. Il s’agit de s’engager pour une hypothèse, en lui donnant un contenu, sans l’envisager pour autant comme quelque chose de clos et de finalisable.

Il y a aussi, sans doute, un second écueil : à partir du moment où on s’engage pour un certain contenu, malgré toute la générosité dont celui-ci est porteur, n’y a-t-il pas à un moment un risque, notamment dans la désignation d’un ennemi, d’une forme de hiérarchisation qui tendrait à exclure certaines personnes – ce que vous critiquiez à propos de l’humanisme tout à l’heure. Est-ce que dans l’engagement il n’y a pas ce risque qui demeure toujours et comment répondre à celui-ci ?

Alain Badiou : C’est un problème très important, parce que c’est le problème de savoir quel est le rapport entre l’universalité des vérités et la figure de l’humanité empirique. Est-ce que l’universalité des vérités se surimpose, peut se surimposer, au fond au collectif humain tel qu’il est dans son existence effective ou est-ce que l’écart est tel que toute universalité neuve se paie d’un sacrifice, c’est-à-dire d’une destruction ? Pour moi, c’est la question centrale.

Sur ce point, j’ai changé de position plusieurs fois. Dans Théorie du sujet je suis encore lié aux hypothèses du XXe siècle sur le fait qu’effectivement il n’y a pas de construction d’une vérité neuve sans destruction et que donc il faut assumer la part destructrice, il faut assumer la violence parce qu’elle est inéluctable ; elle est comme disait Engels "l’accoucheuse de l’histoire". Dans L’Être et l’événement, je reviens là-dessus, je fais une autocritique philosophique explicite, où je dis avoir donné beaucoup trop d’amplitude à cette catégorie de la destruction : fondamentalement une vérité neuve est une supplémentation et non pas une destruction. Donc c’est la supplémentation qui compte, et on doit pouvoir faire en sorte que cette supplémentation ne se paie pas du prix violent d’expulsion destructrice. Dans Logique des mondes je change encore de position : toute procédure de vérité, tout événement, confère une existence à quelque chose qui n’existait pas ; l’événement c’est d’abord l’apparition de l’inexistant et l’apparition d’un inexistant entraîne toujours dans sa périphérie une figure de destruction. Donc je réintroduis la destruction, mais localisée ; elle n’est pas générale, ce n’est pas un principe dialectique global.

Je répondrais à votre question de la façon suivante. Une procédure de vérité originée dans un événement est une production générique, ce qui veut dire qui enveloppe la totalité de la situation qu’elle représente. Ce n’est donc pas une destruction par soi-même, ni l’abolition de quelque chose. Ceci étant dit, localement, il y a des raisons ontologiques de penser qu’en effet le surgissement de l’inexistant, la venue à l’existence de l’inexistant s’entoure toujours de destruction partielle. Je ne peux pas être totalement œcuménique.


nonfiction.fr : Il y a là un véritable enjeu philosophique, qui est le risque de voir se retourner un engagement contre lui-même. Si on s’engage au nom d’une vérité commune et universelle on risque d’exclure ceux qui ne veulent pas s’y rattacher, ce qui est un problème fondamental.

Alain Badiou : Là, vous donnez au problème une tournure trop immédiatement empirique. Pour représenter la chose vous la ramenez à un certain classicisme qui dit qu'il y a une vérité, des individus dont certains s’engagent pour cette vérité et donc vont exclure les autres. Ce n’est pas exact, puisque que le sujet n’est pas une collection d’individus. La procédure de vérité qui incorpore des gens ne les incorpore en effet jamais tous, c’est vrai en politique aussi bien qu’en art et en science ou en amour, et cette non-incorporation n’est pas forcément une exclusion, une négation ou une destruction.

Il faut accepter aussi qu’il y ait de l’indifférence au vrai et qu’il n’y a aucune raison qu’elle se solde par de la destruction, de l’exclusion ou de la négation, et que l’universalité accepte qu’on puisse lui être indifférente. C’est un point essentiel, majeur. La vraie tolérance est là : elle n’est pas dans le fait de dire "à chacun son opinion il n’y a pas d’universel du tout", elle est dans le fait de dire "l’universalité dans son essence véritable est capable de supporter qu’on lui soit indifférente". Il y aura ceux qui lui sont extérieurs, mais on ne va pas forcément les anéantir. Si vous aimez beaucoup Pollock et qu’il y a quelqu’un que ça ne touche pas du tout, vous allez peut-être être fâché contre lui mais vous n’allez quand même pas dire qu’il faut le détruire.

En politique ça devrait pouvoir être la même chose. Le développement du processus politique doit accepter l’indifférence. Un des grands vices du XXe siècle a été de penser que la politique devait entraîner la persuasion générale et qu’on devait y croire obligatoirement. C’est une caractéristique religieuse, pas politique. Je développe une théorie de l’universalité compatible avec l’indifférence.

Mais ça n’empêche pas que la construction de la vérité elle-même peut rencontrer la nécessité de surmonter des adversités, des oppositions, des volontés de nuire ou de détruire.


nonfiction.fr : Ceci permet des oppositions sans violence.

Alain Badiou : Exactement.


nonfiction.fr : Quels pourraient être selon vous les événements contemporains où il y a de la vérité qui advient ? En politique ou ailleurs.

Alain Badiou : La chose que je verrais serait une conjonction véritable, sous des emblèmes politiquement exprimés, à une certaine échelle, entre la jeunesse populaire et entre la jeunesse lycéenne et étudiante. Si au lieu d’être disjointe, comme elles le sont profondément, de façon même quasi-antagonique, si se produisait, dans une circonstance que je ne peux absolument pas prévoir, quelque chose qui donnerait un langage, même localement, commun et une action commune aux deux, je pense que ça serait événementiel. Il ne faut pas oublier qu’un des éléments fondamentaux de Mai 68, est qu’ont été contemporaines une révolte des jeunes ouvriers et la révolte des lycéens et des étudiants.

Il y aura une configuration événementielle véritable lorsqu’il y aura une conjonction qui n’existait pas ultérieurement. En réalité beaucoup des références culturelles immédiates des uns et des autres ne sont pas si éloignées que ça et ce qui les éloigne vivement c’est plutôt le type de subjectivité agissante qui n’est pas du tout la même. Mais un événement politique véritable est un événement qui conjoint les gens dans des intérêts contradictoires. Une sorte de "synthèse disjonctive".


>> Cet entretien est en cinq parties :