Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Aujourd'hui, pour l'ouverture du festival de Cannes, penchons-nous sur ces stars, qui sont peut-être plus proches des saints médiévaux qu'on ne le pense !

 

Des stars foulent en ce moment le tapis rouge à Cannes. Le phénomène est étrange : des fans en délire, des flashs de paparazzi qui crépitent, une retransmission mondiale… Certains groupes de personnes, voire une société toute entière, se mettent à aduler une personne, non pas tant pour elle-même, mais pour leurs créations, leur image. Pour les plus grandes stars, ce qu’elles dégagent parvient à déplacer les foules, à travers une communication soigneusement orchestrée.

Antoine Lilti, historien moderniste, a montré que la célébrité était un phénomène largement inventé au XVIIIe siècle. On commence à suivre les hommes célèbres, on s’intéresse à leur vie privée, des rumeurs contribuent à leur renommée. Voltaire est parmi le premier à bénéficier puis à faire les frais d’une société du spectacle naissante qui s’affranchit de la distinction entre privé et public. Si la célébrité et le système des fans sont assez étrangers au Moyen Âge, on peut néanmoins trouver des échos médiévaux à ces phénomènes de passion pour un personnage et ce qu’il représente.

 

Les saints médiévaux, aussi forts que Madonna

Êtes-vous déjà tombé sur des objets ayant appartenu à une star, jalousement gardé par un fan ? Quand le personnage de Lalaland empêche sa sœur de s’asseoir sur un tabouret ayant appartenu à un grand jazzman, on se dit que c’est encore un moindre mal. Mais quand une fan achète un faux ongle de Lady Gaga, ou que Kanye West vend… l’air ambiant de ses concerts, on se dit qu’il y a quelque chose de franchement inquiétant dans la fascination pour les objets personnels ayant approché la célébrité. Pourtant, ces objets qui ont approché les stars ressemblent à s’y méprendre aux reliques qui fleurissent au Moyen Âge. Il y a bien sûr les divers os, bouts d’orteils et organes des saints. Mais sans aller dans le dépeçage, on peut aussi se recueillir devant  divers vêtements de Marie, du Christ, les instruments de la passion, de la couronne d’épines à la Croix en passant par les clous et l’éponge, les chaînes de saint Pierre… et bien d’autres encore.

La doctrine de l’Église veut que ces objets soient des reliques de contact : par la mise en présence avec le corps du Christ ou de ses saints, les objets possèdent un peu de sa sainteté qu’ils peuvent transférer au fidèle. Plusieurs textes rapportent que des fidèles mordent des reliques pour en emporter un fragment avec eux. La scène paraît insensée… mais est-elle vraiment plus absurde que la foule en délire qui cherche à s’approcher au plus près de son idole, pour pouvoir le toucher et s’approprier un peu de son aura ?

 

Une aura en partage

Car c’est bien d’aura dont il s’agit. Des stars aux reliques, on tire un bénéfice de leur contact. Au Moyen Âge, et encore parfois aujourd’hui, la foule se déplace dans les processions dans l’espoir d’embrasser de toucher, ou simplement de voir les reliques. Mais cette foule ne donne pas sa ferveur seulement aux objets des morts. Des hommes bien vivants au Moyen Âge parviennent à faire déplacer des foules en délire qui feraient pâlir d’envie une starlette de Hollywood. Avec la naissance des ordres mendiants au XIIIe siècle, on voit le développement de la prédication itinérante qui accompagne le tournant pastoral de l’Église, c’est-à-dire une attention plus grande portée à l’encadrement et à l’accompagnement des fidèles. La prédication devient un passage obligé pour le fidèle ; à partir de 1215 et du concile de Latran IV, chaque évêque doit être assisté par un prédicateur. Certains vont rencontrer un succès phénoménal.

Il faut imaginer la scène. Dans les grandes villes d’Italie, des milliers de personnes se pressent sur la place. Un homme se tient debout sur un tréteau. Son discours est répété aux quatre coins de la place pour que tout le monde puisse l’entendre. Mais quand on pense que certains de ces frères prêchaient parfois en latin, que l’extrême majorité du peuple ne comprenait pas… La présence physique de certains suffisait à compenser l’incompréhension du discours. La gestuelle, le véritable jeu d’acteur que certains déployaient, leur vaudrait aujourd’hui une Palme à Cannes. Aux XIVe et XVe siècles, leur talent expressif faisaient cesser les luttes de faction, entraînait les usuriers à rendre l’argent perçu, et provoquaient le repentir des filles de mauvaise vie. Soyons honnête : dès que les prédicateurs avaient le dos tourné, tout le monde retournait à ses affaires. Mais leur présence entraînait un tel enthousiasme qu’on va construire des églises plus grandes, avec des places encore plus grandes pour contenir la foule. Johnny au Parc des Princes n’a qu’à bien se tenir… 

 

Les séances de dédicaces du Christ

Bernardin de Sienne (1380-1444) étaient de ceux-là. Il a rencontré un succès dans les villes d’Italie comme d’Europe centrale. Sans doute avait-il bien compris le pouvoir dont il disposait, l’aura que sa présence dispensait à la foule. Il a choisi de la redoubler par l’introduction d’un nouveau culte : le culte du saint nom de Jésus, c’est-à-dire le monogramme I-H-S. Il portait un panneau avec ces lettres gravées qu’il faisait vénérer à la foule pendant ses sermons. Mais partout où il passait, il faisait graver le monogramme sur les façades des palais, il encourageait les artisans qui fabriquaient des tablettes où il était inscrit… Même après son départ, la population conservait quelque chose de sa présence, de son prêche, et de son aura pour faire durer le souvenir et maintenir les bonnes mœurs.

Est-ce finalement très différent des autographes que les stars signent à la volée, entre deux séances photos sur les marches du Palais de Cannes ? Alors certes, le but est moins moral ou moralisateur que Bernardin de Sienne… Mais l’autographe est aussi là pour rappeler au fan ce moment qu’il a passé en présence de son idole, pour l’exposer aux yeux de tous. Cette relique des temps modernes permet également de conserver auprès de soi l’aura de la personnalité fugace. IHS était l’autographe du Christ qui donnait de la valeur à son détenteur, comme aujourd’hui certains s’enorgueillissent de leurs carnets remplis de signatures.

Les stars de Cannes sont-elles les héritières des saints et des prédicateurs médiévaux ? Les deux en tout cas ont su monétiser leurs objets du quotidien, voire l’air qu’ils respirent… Aujourd’hui, on n’attend plus des stars des miracles, même si certaines de ces stars s’engagent encore dans la vie de la cité. Mais l’espace de la montée des marches et pendant toute la durée du Festival, on leur demande simplement de faire rêver dans une société du spectacle qui a encore de beaux jours devant elle.

 

Pour aller plus loin :

- Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Champ Libre, 1971.

- Antoine Lilti, Figures publiques : l’invention de la célébrité, Paris, Fayard, 2014.

- Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe siècle, Rome, École française de Rome, 1981.

 

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