nonfiction.fr : Comment vous définissez-vous en tant que philosophe ? Vous insistez sur le fait que votre œuvre est une réhabilitation du geste platonicien. Comment vous inscrivez-vous dans l’histoire de la philosophie, plus particulièrement au sein des grandes tendances du XXe siècle ?

Alain Badiou : Pour faire cet exercice de situation, il faut se référer à des orientations. Si on prend la philosophie du XXe siècle, à voir les choses en gros, on peut y discerner deux courants fondamentaux, qui se sont dessinés dès le début du siècle. Premièrement un courant que j’appellerai vitaliste qui s’origine dans Bergson, mais aussi dans Nietzsche et qui traverse tout le siècle y compris certains avatars existentialistes – il y a un frottement entre les deux. Le représentant le plus significatif en est Deleuze, certainement. De l’autre côté il y a un courant rationaliste et grammairien, appuyé sur la logique, les mathématiques, qui est passé par le Cercle de Vienne mais qui s’est aussi déployé jusqu’à aujourd’hui et dont l’ultime avatar est le cognitivisme contemporain. Je pense qu’il y a eu ces deux-choses là, une tendance qui privilégie dans le fond le temps, la durée, l’existence et puis une tendance qui privilégie le langage et la grammaire.

Si j’avais à me situer, je serais tenté de dire que j’essaie d’être dans un élément qui n’est ni le premier ni le second. Tout deux ont en commun l’anti-platonisme. Le vitalisme existentiel a toujours été anti-platonicien au motif que la pensée de Platon est une pensée des essences, de quelque chose qui surplombe l’existence. Le courant logiciste est également anti-platonicien au motif que pour Platon les objets idéaux qui existaient vraiment et n’étaient pas de simples constructions langagières. Les jeux de langage de Wittgenstein, c’est anti-platonicien, de même que la force du désir et la puissance créatrice de la vie.

Quand je parle d’un "geste platonicien" à propos de ma philosophie, ça veut aussi dire un geste qui sorte de cette dualité, de cette opposition. Et donc je me situerais de ce point de vue là dans une tentative de reconstruire un rationalisme contemporain intégrant ou tenant compte de l’ensemble des dispositions contemporaines dans l’ordre de l’art, de la politique, de la science, etc. mais ne s’inscrivant pas ou tentant de ne pas s’inclure dans la dualité en question.


nonfiction.fr : On a le sentiment à vous lire que ce qui vous distingue plus particulièrement, c’est votre théorie de la vérité. Vous réhabilitez l’idée d’une appréhension de la vérité mais en même temps vous lui donnez un sens très différent de celui qui a été le sien jusque là.

Il y a chez vous une réhabilitation du platonisme mais sans essentialisme, avec la perte de toute forme de transcendance. Donc vous perdez la notion d’une vérité transcendante. Vous n’avez pas non plus une définition classique de la vérité comme adéquation entre la chose et l’intellect, puisque là finalement on s’enfermerait dans un système de savoir ; ni non plus une définition heideggerienne de la vérité comme dévoilement.

Votre définition de la vérité comme événement, comme configuration entre différentes procédures semble vraiment faire le nœud de votre œuvre. Comment pourrait-on présenter et préciser cette définition de la vérité ?

Alain Badiou : Je pense que la question de la vérité a été prise historiquement, là aussi, généralement dans un double registre, que vous avez rappelé. Il y a le registre de l’adéquation, c’est-à-dire la conformité entre ce qui est pensé et le réel, qui sous sa forme contemporaine serait plutôt ramené de la question de la vérité à la question de la sémantique, c’est-à-dire l’adéquation entre le jugement, la composition, la figure langagière et le référent, le réel. Il y a une deuxième orientation qui est plutôt la vérité comme expérience, comme dévoilement avec la thèse heideggerienne selon laquelle finalement l’essence de la vérité c’est la liberté, c’est-à-dire une conception en définitive existentielle, si je puis dire, de la vérité.

Je propose de dire que la vérité est toujours une construction et que c’est un processus. Cette approche a peut-être des racines hégéliennes et est dialectique. J’appelle vérité un certain type de processus et le résultat de celui-ci –  mais c’est le processus qui m’importe. Alors évidemment, si la vérité, ou plutôt si les vérités – car le pluriel est tout à fait fondamental dans cette affaire – sont des processus, il va falloir se poser la question de l’origine de ceux-ci, de ce qui les rend possibles et deuxièmement de leur originalité, de leur singularité dans le monde. La première question, la question de l’origine c’est ma théorie de l’événement, l’idée que tout processus de vérité s’enracine dans une exception et pas dans les lois générales du monde. Quant à la deuxième question, c’est la question de la construction de la vérité dans un monde et donc tout de même de la compatibilité d’une vérité avec le monde réel.

Il y a donc une dimension d’exception qui est du côté de l’origine et une dimension de compatibilité qui est du côté de la construction, tout ceci permettant de dire que les vérités existent, qu’on peut en un certain sens leur attribuer une éternité sans avoir besoin de la transcendance. Elles sont des constructions particulières et cependant elles sont universelles pour des raisons qui tiennent à la fois à leur origine et à leur construction.


nonfiction.fr : La question de la vérité est intrinsèquement liée chez vous à la question du sujet. En tant que sujet, comment peut-on accéder à ces vérités ? Une nouvelle définition du sujet est-elle impliquée par votre conception de la vérité ?

Alain Badiou : Il faut commencer par le commencement. Il faut d’abord savoir ce qu’est le sujet des vérités elles-mêmes, c’est-à-dire le sujet qui est construit ou induit par le processus de vérité. Toute procédure de vérité construit un certain type de sujet, où même un certain type de corps. Il y a une matérialité de la vérité. Si c’est une construction, elle est construite dans le monde matériel comme une chose. On peut donc parler d’un corps de vérité effectuée qui porte une subjectivité particulière et est portée à son tour par ce processus. Il s’agit de l’acteur, si je puis dire, de l’idée ; acteur qui n’est pas forcément l’individu.

Il y a donc une théorie du sujet de vérité, puis vient le problème de savoir comment un individu quelconque peut en quelque sorte accéder ou participer à une procédure de vérité ou la recevoir. Le problème, compliqué, est de savoir comment une vérité qui est une exception, une singularité, finit toujours par donner lieu à un savoir. C’est le point peut-être le plus délicat et philosophiquement le plus technique : comment la vérité qui est une création, originée dans un événement, finit par être accessible ou représentable dans le savoir constitué d’une certaine situation ?

Pour récapituler sur la question du sujet, on aurait finalement trois problèmes à prendre ensembles. Premièrement la construction du sujet de vérité proprement dit avec ses différentes figures, ses différentes particularités – le sujet artistique n’est pas le même que le sujet amoureux ou que le sujet politique. Deuxièmement, comment ce sujet s’articule-t-il avec la notion ordinaire d’individu ou de sujet psychologique ou de sujet personnel ? Troisièmement, comment le sujet peut-il accéder aux vérités, non pas simplement en étant directement un acteur du processus, mais parce qu’une vérité finit par se présenter comme savoir et que celui-ci est appropriable ? Ceci recouvrirait l’ensemble des questions de la théorie du sujet, qui sont très compliquées je dois dire.


nonfiction.fr : Vous désignez l’événement comme ce qui est un surnuméraire, comme ce qui advient, dont il n’y a pas de connaissance préalable. En ce sens, vous vous éloignez d’une théorie de la réminiscence. Comment est-il possible de s’élever jusqu’à cette connaissance de l’événement, cette connaissance de la vérité qui est finalement quelque chose qui advient au-delà de toute prévision ?

Alain Badiou : Là, je pense que la formule "s’élever jusqu’à une connaissance de l’événement" ne peut pas être prise au pied de la lettre, parce que précisément, l’événement ne se laisse reconnaître, rétroactivement, que dans la figure de la construction de vérité. En réalité, il y a un problème de l’accès aux vérités, mais celui-ci ne donne pas réellement accès à l’événement en tant qu’on en aurait une expérience particulière. L’événement est quelque chose qui apparaît, qui survient et en tant qu’il est pur survenu, il ne sera pas répétable. Le point d’origine, comme toujours pour une théorie de l’origine, demeure en un certain sens inaccessible, c’est-à-dire qu’il n’est accessible que par ses conséquences, ses effets ou par la frappe directe qu’il a exercée dans le moment même de son apparition. On appelle événement quelque chose de suffisamment puissant pour que son apparition soit la même chose que sa disparition : apparaître et disparaître sont la même chose pour un événement, comme la frappe d’un éclair. Après, par contre, il va y avoir des conséquences, qui elles ont une logique immanente. L’accès aux vérités est toujours l’accès à la logique immanente de ce qui par ailleurs est une exception.

Je pense que ceci est assez platonicien, littéralement. Si on regarde de près la fameuse scène du Ménon où Socrate fait venir un esclave, pour montrer à tout le monde que l’esclave peut comprendre une démonstration de mathématique – non seulement il peut la comprendre mais Socrate fait comme si il l’avait toujours déjà comprise -  on voit qu’en réalité le mode propre sur lequel la réminiscence fonctionne est entièrement dans l’ordre de la logique des conséquences : l’esclave enregistre ou entérine qui si on admet un premier point alors on en admet un second, ce qui fournit le dispositif d’ensemble de l’idée en question. Je dirais un peu la même chose : lorsqu’une vérité nous est prodiguée sous la forme de sa construction déployée, nous pouvons entrer dans la logique immanente de cette construction. Au fond, c’est ça l’expérience d’une œuvre d’art ou la compréhension d’un fragment scientifique du passé ; nous entrons non pas dans l’événement qui a donné lieu à tout ça mais dans le système de la logique immanente des conséquences déployées de ce qui en effet a été autrefois une figure événementielle. C’est ce que j’appelle le moment du savoir et c’est au fond une subjectivation seconde. Il y a eu un sujet de tout cela et le fait qu’il y ait eu un sujet de tout cela autorise comme un appui une subjectivation en savoir qui est une subjectivation seconde. Comprendre cette subjectivation seconde, c’est comprendre que le système des conséquences d’un événement déployé en vérité est un système rationnel. Il relève d’une logique – qui doit être comprise en un sens très vaste ici.


nonfiction.fr : Par rapport à cette théorie du savoir, comment peut-on préciser le rôle de la philosophie ? La philosophie n’est pas selon vous productrice de vérités, elle est l’espace où peut se penser la vérité. Votre approche est une approche systématique, qui réhabilite la notion de système philosophique, après que celle-ci a été très largement écartée, voire détestée – condamnée comme totalitaire dans certains cas – par une une large part des courants du XXe siècle. Pourriez-vous ici repréciser votre choix d’une systématicité de la pensée philosophique et la manière dont elle permet de répondre à cet enjeu du savoir et de la vérité ?

Alain Badiou : Je pense que la philosophie est systématique et qu’elle l’est toujours même chez les philosophes qui se présentent comme anti-systématique, ce, je crois, pour deux raisons, qui ne sont d’ailleurs pas tout à fait accordées l’une à l’autre. La première raison, c’est qu’elle doit construire sous un nom quelconque un nouveau concept de ce qu’est une vérité. Ça peut se faire dans des lexiques très différents, où le mot "vérité" n’est pas forcé d'apparaître. Si on regarde de près, il y a toujours au fond une réponse aux questions : "à quelle condition des idées neuves sont-elles produites ?" ; "à quelle condition la pensée se déploie-t-elle ?" ; "qu’est ce que c’est que la création dans l’ordre de la pensée, ou dans l’ordre de l’action d’ailleurs aussi bien ?" ; "qu’est ce que c’est que l’élément de novation, de transformation qui permet de normer, de produire une norme de la créativité ?". À mon avis aucune philosophie ne peut contourner ces questions, qui sont très proches de ce que je vais nommer pour ma part le processus de vérité. Il y a toujours des questions d’origine, des questions de conséquence et de déploiement, et des questions d’accès. C’est les trois questions que vous m’avez posées, et finalement les trois questions de la philosophie. S’il y a quelque chose d’intéressant dans le monde, d’où ça vient ? Si il y a des constructions, des conséquences de tout cela, quelles sont-elles et quelle en est la logique ? Et comment peut-on avoir accès à tout ça ? Ces trois questions tissent la philosophie dans son ensemble et donc, pour autant qu’elle propose une rationalité de tous ces aspects, ou disons une vision générale, elle est systématique.

Le deuxième sens de systématique, c’est à mon avis que comme en définitive tout accès utile de l’ordre de l’expérience à ce qui est nouveau, vrai, se fait toujours par incorporation ou appropriation d’une logique immanente, la philosophie doit rendre compte de cette logique immanente.

Il y a donc deux aspects systématiques dans la philosophie. Le concept fondamental, sous des noms divers, qui peut être Dieu, la vie, etc., mais qui rend compte de la créativité. Et puis d’autre part, l’accès à cette créativité, qui est toujours la restitution d’une logique immanente. Au fond, le système philosophique, c’est toujours faire marcher les deux ensembles. Ce point de montage est inéluctable.


nonfiction.fr : Dans votre définition de la philosophie, vous la pensez comme un espace de compossibilité, où il est possible de penser les vérités, les événements qui surviennent dans ce qui constitue ses conditions de possibilité, au nombre de quatre : les mathématiques, la poésie, le désir et la politique. Pourquoi ces quatre domaines là ? Qu’est ce qui préside à la distinction de ces domaines là comme étant ceux auxquels la philosophie doit donner un espace de compossibilité ?

Alain Badiou : C’est une question qui m’est souvent posée, mais à laquelle je n’ai pas de réponse véritable. Je dis toujours : "Si ce n’est pas ces quatre là, lesquels proposez vous ?" Les propositions qu’on me fait dans cet ordre là qui vont de la religion au travail en passant par les rapports sociaux ne me satisfont pas, parce qu’on n’est pas capable de me dire exactement le rapport qu’il y a entre ces autres domaines et la question propre de la construction créative et exceptionnelle de ce que j’appelle une vérité. Pour moi c’est empirique,  je n’ai pas de déduction transcendantale du fait que les quatre types de vérité sont de cet ordre là. C’est une vieille histoire. On peut regarder chez Platon, on verra que c’est déjà comme ça : finalement il y a les mathématiques, la poésie avec laquelle il a des rapports extrêmement tourmentés, la politique et puis comme on le voit dans Le banquet il y a la tension amoureuse. Je n’ai pas trouvé, expérimentalement, empiriquement, un autre champ qui s’imposerait véritablement comme champ de vérité, à partir du moment naturellement, parce que c’est là qu’est la question la plus compliquée, où l’on considère que la religion est une fable, qui peut accueillir en un certain sens les autres expériences, leur donner un langage, leur donner une forme, mais ne constitue pas une procédure véritable séparée.

Il m’arrive parfois de dire que c’est peut-être là qu’est la finitude de l’espèce humaine. La pensée humaine est peut-être telle qu’elle ne connaît que ces registres là. Je pense au fait que chez Spinoza par exemple, l’homme connaît deux attributs de Dieu, la pensée et l’étendue, mais son ignorance est gigantesque parce qu’il y en a une infinité. Peut-être n’avons-nous accès à l’univers général des vérité que dans ce type d’expérience là, peut-être qu’il y en aura d’autres, peut-être qu’il nous en sera révélés d’autres un jour. Encore une fois, ça n’est pas un point systématique au sens où ça procèderait d’une déduction. On peut toujours dire que finalement, simplement, c’est ces quatre choses là qui m’intéressent dans la vie. J’accepterai qu’on le dise puisque de toute façon je ne peux pas le démontrer.

>>Cet entretien est en cinq parties :