Ce deuxième volet de la série « Inde-Pakistan : l'inquiétant regain des tensions » revient sur une analyse de la politique extérieure pakistanaise effectuée par quatre personnalités de ce pays. Pour en saisir l’importance, il nous a semblé tout d’abord utile de revenir sur les discours des adversaires indien et pakistanais.

 

(Le Premier ministre pakistanais Nawaz Sharif / Pakistan Today.)

 

Une partition inachevée

Dans son discours prononcé à l’occasion de l’indépendance indienne (le 15 août 2016), le Premier ministre Narendra Modi a - à demi-mot - soulevé la question du statut de deux régions de l’ancien Etat princier du Jammu-et-Cachemire désormais sous administration pakistanaise    : les États de Gilgit-Baltistan et d’Azad Jammu and Cachemire [Jammu-et-Cachemire libre]. Modi a remis en cause la thèse pakistanaise de l’adhésion volontaire de ces deux régions à la fédération pakistanaise. La vieille, son homologue pakistanais Nawaz Sharif (dans un discours commémorant l’indépendance nationale) s’était contenté de laisser entendre que son pays ne renonçait pas aux ambitions qu’il avait exprimées lors de sa création (le 14 août 1947) : le Pakistan estimait que l’ensemble de l’ancien Etat princier du Jammu-et-Cachemire lui revenait   . Il est vrai que Sharif avait, le 11 juillet 2016, rendu hommage au leader du Hizbul Mujahideen (Parti des Combattants), Burhan Wani, dont la mort (le 8 juillet précédent) avait, avait-il ajouté, conduit les Cachemiris au soulèvement contre l’occupant indien. Le Pakistan s’était ainsi saisi de la renaissance, avec Wani, d’un mouvement armé qui proclamait son essence cachemirie   .

Le 20 septembre 2016, le Premier ministre pakistanais s’est adressé par écrit aux membres du Conseil de Sécurité, soulignant que la « situation volatile » de la partie du Cachemire administrée par l’Inde - l’India Administered Kashmir selon la terminologie pakistanaise - était « une source constante d’instabilité dans la région », et mettait en péril « la paix et la sécurité internationale »   . Parallèlement, le Chef de l’état-major pakistanais, le General Raheel Sharif, présidant à une réunion des commandants des divers corps de l’Armée pakistanaise, a déclaré que ses troupes se tenaient prêtes à défendre « l’intégrité et la souveraineté nationale »   . Islamabad et Rawalpindi (qui accueille le quartier général d’une armée omniprésente dans le pays) jugeaient qu’ils faisaient face à une rhétorique particulièrement dangereuse   . Ils rappelaient leur vive préoccupation face à l’encerclement dont ils jugeaient le Pakistan menacé, en raison des bonnes relations qu’entretenaient, suite à la chute du régime taliban (le 6 décembre 2001   , l’Inde et l’Afghanistan. En outre, les thèses hostiles au Pakistan que New Delhi et Kaboul nourrissaient gagnaient « en résonance à Washington »   . Autre dimension de l’argumentaire pakistanais : le gouvernement Modi, constatant son incapacité à venir à bout par la répression du mouvement de protestation dont le Cachemire était le théâtre, avait intensifié sa campagne à l’encontre de son voisin ; il l’accusait d’apporter un soutien renouvelé au terrorisme cachemiri.

 

Un discours pakistanais inchangé

Le Pakistan se contente de reprendre les arguments qu’il oppose généralement à son voisin indien, lorsque tous deux traitent de la problématique du Cachemire. Les habitants d’une Vallée, à majorité musulmane, seraient - selon la thèse pakistanaise - favorables à un Pakistan qui se bornerait à leur apporter un soutien moral et diplomatique. Islamabad (et Rawalpindi) ignore - à dessein - le sentiment indépendantiste qui continue de rythmer les mentalités collectives dominantes de Cachemiris. L’Inde, pour sa part, dénonce la guerre par procuration que son voisin a lancée sur son territoire du Jammu-et-Cachemire à la fin des années 1980. Le Pakistan, selon la thèse de New Delhi, vise à un double objectif : conquérir le Jammu-et-Cachemire dont la population musulmane (d’après l’analyse pakistanaise) exprime par les armes le refus de la présence indienne ; prendre une sévère revanche de la défaite que l’Inde lui infligea en 1971. En effet, le gouvernement du Premier ministre Indira Gandhi contribua à la naissance du Bangladesh et au démembrement d’une fédération pakistanaise qui comprenait deux territoires (le Pakistan occidental et le Pakistan oriental), éloignés il est vrai, l’un de l’autre par quelques 2000 kilomètres.

En tout état de cause, les adversaires indien et pakistanais s’attachent à nier l’essence cachemirie de la voie sécessionniste que choisit la Vallée. New Delhi affirme l’appartenance du Jammu-et-Cachemire à l’Union indienne. Quant à Rawalpindi (et Islamabad), il opta longtemps pour une stratégie qui comprenait deux volets. Il proposa, tout d’abord, son assistance à des Cachemiris désabusés de l’appartenance à l’Inde (à la fin des années 1980). Puis, il s’attacha rapidement à promouvoir divers groupes armés dont la rivalité était pour lui un gage de succès. De tels mouvements - composés en partie d’éléments étrangers (tout particulièrement, pakistanais) - ne purent dès lors s’ériger en leaders de la lutte. Le puissant service de renseignements pakistanais, l’Inter-Services Intelligence, entendait demeurer l’arbitre ultime de l’avenir du Jammu-et-Cachemire. Les pressions des puissances occidentales, notamment étatsuniennes, sembleraient le pousser sinon à une modification de cette approche du moins à l’adoption d’une plus grande prudence.

La province de Jammu ne fut la scène d’un phénomène que le sous-continent qualifie tour à tour de militant et de terroriste qu’au milieu des années 1990. La lutte n’y suscita pas, parmi les musulmans, le même enthousiasme que dans la Vallée. Le mouvement en faveur de l’azaadi (liberté ou indépendance) demeure essentiellement cachemiri. Au reste, les dirigeants d’une organisation parapluie qui regroupe nombre de groupes politico-armés (cachemiris), l’All-Party Hurriyat [liberté] Conference (APHC), n’ont guère tenté d’offrir une représentation aux voix musulmanes de Jammu.

Reste que le Pakistan et la Vallée du Cachemire continuent de s’entendre sur un point important qui contrarie l’Inde. Tous deux prônent l’application des résolutions onusiennes de la fin des années 1940, lesquelles stipulent (d’après leur lecture) l’organisation d’un plébiscite. L’Inde rétorque qu’en vertu du Traité de Simla   du 2 juillet 1972, le conflit du Cachemire relève d’une résolution bilatérale (indo-pakistanaise).

 

L’Inde à la recherche de nouveaux éléments de propagande

A la panoplie des différents éléments de l’argumentaire dont usent les deux adversaires l’un à l’encontre de l’autre s’ajoutent deux dimensions : le Pakistan accuse l’Inde de mener une guerre par procuration dans son Etat du Baloutchistan. Celui-ci (pour schématiser) réclame l’indépendance. New Delhi nie fournir une assistance matérielle aux groupes armés baloutches. Tout récemment, il a néanmoins imaginé une nouvelle stratégie susceptible de placer Islamabad en difficulté. Aux lendemains de la prise de position de Nawaz Sharif (le 11 août 2016), Modi a tout d’abord accusé le Pakistan d’être responsable des violences dont le Cachemire était la scène récente. Puis, il a saisi l’occasion de dénoncer « l’oppression » que le Pakistan exerce dans la partie occidentale de son Etat du Baloutchistan. Les leaders et groupes indépendantistes baloutches ont salué la prise de position indienne. S’adressant à Narendra Modi, Naela Quadri Baloch, Présidente du Forum Mondial des Femmes Baloutches, a déclaré :

« Nous espérons que vous soulèverez les questions du Baloutchistan et des souffrances du peuple baloutche lors de la prochaine session [annuelle] des Nations Unies au mois de septembre. Nous sommes avec vous, nous les Peuples du Baloutchistan, du Baltistan et du Cachemire occupé par le Pakistan  »   .

Hammal Haider Baloch, dirigeant du Mouvement National Baloutche, a ajouté :

« C’est la première fois qu’un premier ministre indien a exprimé le vœu de soutenir le peuple baloutche. Le gouvernement indien a pris là une décision cruciale. Nous espérons que le Premier ministre Modi jouera un rôle similaire à celui qu’endossa Indira Gandhi en 1970-71  »   .

Haider Baloch a fait - de toute évidence - référence au rôle que l’Inde joua dans la guerre du Bangladesh. Il a enfoncé le clou, soulignant que « le peuple du Baloutchistan » adhérait à la « démocratie et au sécularisme   indien » ; il remettait (à demi-mot) en cause l’appartenance de cette région à une République du Pakistan déclarée islamique dès 1956. Il en a également profité pour appeler à l’aide la « communauté internationale » qui devait, selon lui, s’attacher à contribuer à « la paix et la stabilité dans la région ».

 

Une analyse courageuse de la politique extérieure pakistanaise

Dans un article au titre significatif - Responding to a Dangerous Time - daté du 20 septembre 2016, Inam ul Haque, Riaz Hussain Khokhar, Riaz Mohammad Khan (tous trois anciens secrétaires aux affaires étrangères) et Mahmud Durrani qui fut Major-Général de l’Armée puis conseiller à la sécurité nationale se sont faits les défenseurs d’un honneur national bafoué. Puis, ils ont indiqué :

« Nos efforts désintéressés afin de pousser les talibans vers… la table des négociations et notre volonté manifeste de jouer un rôle [dans le processus de réconciliation afghan] nous ont transformé [aux yeux du monde] en complice des talibans.

« Nous devons déclarer clairement que le Pakistan ne peut prendre aucune responsabilité au nom des dirigeants taliban afghans, et que nous encourageons la mise en place de contacts directs entre eux et le gouvernement de Kaboul ou tout groupe politique afghan, notre objectif étant de favoriser [sur l’échiquier afghan] la réconciliation. Nous ne serons prêts à jouer un rôle que s’il nous est spécifiquement demandé  ».

Les quatre auteurs faisaient ainsi montre d’un irréprochable nationalisme, ne mentionnant la politique étrangère hasardeuse qu’avait menée le Pakistan au lendemain du retrait soviétique d’Afghanistan (15 mai 1988 -15 février 1989) et de l’Operation Enduring Freedom (Opération Liberté Immuable) étatsunien suite aux attentats du 11 septembre 2001. L’état-major des forces armées pakistanaises avait alors estimé nécessaire de mettre deux fers au feu. Il avait feint de consentir à l’ultimatum lancé par Washington et avait ainsi appuyé la guerre contre la terreur. Parallèlement, il avait offert aux talibans afghans une base de repli en leur territoire, afin de les autoriser à regagner le pouvoir lorsque les puissances occidentales délaisseraient la région.

Les quatre auteurs de ce qui constituait finalement une lettre ouverte à la nation pakistanaise ont osé en venir à une dimension importante. Ils ont souligné que leur gouvernement se devait de réaffirmer sa volonté « d’empêcher » que son « territoire » n’abrite des « activités militantes » dont l’Afghanistan serait la cible. De même lui fallait-il « adopter des mesures visibles » qui témoigneraient d’une nouvelle orientation de sa politique extérieure. Il s’agissait, en conséquence, de renoncer à la distinction entre « bons » et « mauvais talibans » (les « bons talibans » parviendraient, selon les thèses défendues à Rawalpindi, à diriger de nouveau les destinées afghanes ; ils offriraient en leur territoire une profondeur stratégique au Pakistan ; les « mauvais talibans » étaient les responsables de nombre d’attentats qui avaient frappé la population civile pakistanaise). Et Ul Haque, Hussain Khokhar, Mohammad Khan et Mahmud Durrani de suggérer au Premier ministre Nawaz Sharif de faire montre d’une telle volonté lors du discours qu’il s’apprêtait à prononcer devant l’Assemblée Générale de l’ONU. Les Pakistanais devaient ainsi se demander pour quelle raison ils en étaient venus à appuyer les « éléments les plus régressifs » en Afghanistan au lieu d’œuvrer pour la paix. Aussi le pays n’était-il que très peu crédible lorsqu’il tentait de défendre la cause cachemirie. L’Inde avait ainsi beau jeu de réduire le mouvement cachemiri à une militance venue du Pakistan.


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