Les « Idéographies » de Nonfiction proposent des synthèses de ses contenus organisées par thèmes, afin d’offrir aux lecteurs des cartographies de l’actualité des idées. Pour ce numéro inaugural, nous proposons un rapide aperçu des tendances contemporaines engagées autour de la question philosophique, sociologique, historique, etc. du « sujet ».

Ce premier papier revient sur les débats qui ont animé la question du « sujet » ces cinquante dernières années, et sur les clarifications apportées par l’étude postérieure de ce moment historique. Prochainement, une seconde partie présentera les nouvelles pensées du sujet. Enfin une troisième publication dresse la liste des ouvrages critiqués sur Nonfiction et utilisés pour produire cette « Idéographie ».

 

 

La question philosophique du « sujet » est d’autant plus délicate à approcher qu’elle est constamment confondue avec celles du « moi » et de la « conscience », entendues au sens purement singulier. Dans cette forme simple, elle est sans aucun doute celle de savoir s’il existe bien un monde au-delà de « mon » moi et de « mes » sens, et si ce monde est bien le même pour tous. Comme on l’entend, puisque la psychologie s’en mêle, elle est aussi celle de savoir quelle est la consistance de ce « moi » à partir duquel se construit le reste du monde, et si nous sommes assignés à perpétuité à l’identité que supposerait un « moi » substantiel et stable. Ce sentiment global d’un « moi » singulier et déterminé est d’ailleurs appuyé, dans certaines cultures, sur les formes de la langue, dès lors qu’elles ont engendré une grammaire spécifique : celle qui fait droit aux « personnes » dans la déclinaison « je », « tu », « il/elle ».

Il suffit de consulter quelques magazines parus ces dernières années pour entrevoir comment s’est opérée l’exposition au grand public des alternatives qu’ouvrirait le débat sur le « sujet », tel que nous allons le reprendre ici à partir des livres de notre époque. La curiosité est d’ailleurs que la préférence pour l’une ou l’autre des deux grandes options – chacun est un sujet ou non ? – se construit à partir de pôles parfaitement symétriques. D’un côté, les graffitis, tags, scarifications rituelles, tatouages, piercings et autres selfies rendus publics par réseaux sociaux interposés, apparaissent aux yeux de nombreux observateurs comme autant de manifestations d’une même entreprise d'écriture du « moi », orientées vers un souci de « sauver le sujet » (ou plutôt de « se sauver comme sujet ») par rapport au « système », au risque de négliger totalement le « commun » ou « le vivre ensemble ». De l’autre, une foule d’interrogations provenant notamment des neurosciences aboutissent à valoriser l’idée d’un cerveau sans sujet : l’installation d’un cerveau neuronal en souverain absolu écarte les références à une conscience ou à un « cogito » – encore faudra-t-il rappeler un jour que cet usage du latin est contradictoire, justement parce que la langue latine n’isole pas le « sujet » du verbe d’action ! – comme fondement de « vérités » subjectives. La réalisation du « commun » serait donc déléguée aux appareils numériques.

Ce jeu d’opposition entretient sans doute l’illusion d’un choix à faire entre « vie » et « mort » du sujet.

Pour autant, est-ce bien de cela que parlent les philosophes ? Ne devons-nous pas apprendre à distinguer le « moi » psychologique et le « sujet » ? Si cette distinction est nécessaire, c’est qu’elle permet d’examiner comment s’est construite cette question du sujet, et quelle signification elle a par rapport à la capacité à énoncer la « vérité », donc de l’universel ou du commun. Avoir présente à l'esprit cette distinction est indispensable pour comprendre comment et pourquoi elle a été mise en cause, non seulement dans sa dimension épistémologique (le sujet étant lié à la vérité et au monde comme le noir au blanc, mais la vérité pouvant s’entendre sans sujet), mais encore dans sa dimension sociologique (c'est-à-dire dans son usage par le capitalisme et par l’importance qu’il attache à muer chacun en sujet, tout en vidant ce sujet de ses capacités d’action). Simultanément, la distinction du « moi » et du « sujet » oblige à chercher à comprendre pourquoi on en est venu à confondre « sujet » et « conscience », alors que cette dernière, sans aucun doute une invention psycho-socio-politique commode, n'entretient pas de lien immédiat avec la « vérité ».

Si ces points sont bien établis par les ouvrages auxquels nous allons référer, il devient possible de les confronter simultanément à d’autres ouvrages encore, qui déploient deux options : d’un côté, celle d’un « retour » à l’être du sujet, et de l’autre, celle d’un déplacement de la question vers celle d’un « devenir sujet », c’est-à-dire vers la question des modes de la « subjectivation » considérée comme résistance ou émancipation.

 

Genèse de la question du sujet

La « philosophie du sujet » procède finalement moins d’une histoire linéaire, au long de laquelle l’humanité aurait découvert peu à peu la fonction sujet à partir des Grecs, puis des Latins et de l’époque médiévale surmontés, que d’un geste rétrospectif qui a consisté, bien après-coup, à établir un modèle de rupture entre les Anciens et les Modernes, et à caractériser la modernité dans un sens permettant d’en exalter les vertus. Plusieurs travaux d’ordre biographique ou théorique actuels incitent d’ailleurs à éviter l’écueil consistant à croire que les « philosophes du sujet » constituent un bloc unique et homogène, ayant émergé glorieusement à l’âge classique. En dépliant les nombreuses strates qui ont été enfermées dans cette expression, ainsi que la géographie des interprétations des théoriciens, ils font ressortir des questionnements plus nombreux qu’on ne croit et des accents qui ne se recoupent guère, tout en décalages les uns avec les autres.

Le mythe régulateur, largement normatif et admis comme la chose la plus naturelle du monde, veut que l’empire croissant du « sujet » – spontanément rapporté à l’humanisme et à la perspective de la conscience de soi – se soit déployé à partir du XVIIe siècle, dans le cadre de la « révolution copernicienne », pour employer les mots d’Emmanuel Kant. Ce mythe donne par conséquent cours à l’idée selon laquelle la « question du sujet » apparaît assez tard dans l’histoire de la philosophie – ce qui pourrait passer pour regrettable, et minore de fait les philosophies antérieures, tandis qu’il majore les capacités des modernes. Au cœur de cette idée, des noms font figure de « héros » – c’est bien le mot rétrospectif de G. W. F. Hegel –, parmi lesquels John Locke et René Descartes.

L’intérêt de nombreux travaux actuels est de montrer que ce mythe ne peut être encore propagé sans distance critique et sans examen de sa consistance. En renonçant à voir le sujet surgir d’un seul coup au cœur du XVIIe siècle, ils ouvrent la possibilité de saisir et d’examiner des modes différents d’affirmation des relations entretenues par quelqu’un avec les autres : être sage, être homme, être mari de..., être chef de..., prendre part à des activités ou se sentir « capable » de faire ceci ou cela. Ici se rangent les conceptions philosophiques de soi construites dans l’Antiquité classique et la théologie chrétienne.

Finalement, ce que le mythe n’énonce pas assez clairement, c’est que dans cette question du sujet, il s’agit moins du « moi » ou de la « conscience » singulière que du rapport de l’humain à la vérité, et d’une vérité à redéfinir à chaque fois (dans son rapport au cosmos, par exemple, ou à Dieu, ou aux sciences, voire à la cité). Ce qui entraîne de nombreuses difficultés de compréhension. Pourtant, les historiens Paul Veyne et Jean-Pierre Vernant croisent leurs propos avec ceux de Michel Foucault autour de cette critique du mythe du sujet imposé d’un coup. Ils obligent à relire les Stoïciens, Augustin – et celui-ci non pas pour tendre une perche vers René Descartes, mais pour comprendre son travail polémique de constitution de la notion de « for intérieur » qui n’est pas nécessairement l’ancêtre du sujet classique, ainsi que le montre Pierre Hadot –, Blaise Pascal et bien d’autres philosophes. Mais il convient de les relire dans cette perspective épistémologique, et non dans la perspective d’une réflexion sur la singularité du moi et de son inscription dans le monde.

 

Mort ou décentrement du sujet ?

Néanmoins, simultanément, de nombreux ouvrages reviennent sur le moment philosophique 1960-1980, dont beaucoup ont retenu qu’il correspondait à une tentative de « mise à mort » du sujet. Ils se demandent d’ailleurs trop rarement d’où proviennent cette expression et cette « accusation », si elle n’est pas le résultat d’un procès en mécompréhension des philosophes le plus souvent cités. Question références en effet, cinq auteurs sont mis en avant, et quelques citations répétées à satiété. Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Lacan, Roland Barthes, Louis Althusser (désormais mis de côté) – ceux qui sont devenus, par États-Unis interposés, les auteurs centraux de la « French Theory » – sont réputés avoir déployé un procès radical du concept de sujet, au point de le dissoudre. Il apparaît aux yeux de beaucoup qui y résistent qu’à la lumière des concepts de « structure » et autres « inconscient » ou « écriture », élaborés par ces chercheurs, le plus souvent à l’encontre de la phénoménologie de l’époque friande de la notion de conscience, ce concept de sujet ne devrait pas être maintenu.

Et pourtant, il ne disparaît pas de leurs travaux : Foucault relie le sujet à la représentation puis au pouvoir ; Deleuze le renvoie à l’aliénation de l’homme moderne, sous les coups de ce que les structures du capitalisme produisent précisément, en somme une manière de se reconnaître comme « sujet » qui enferme l’homme dans des identités ; Lacan expose sa volonté de lutter contre la psychanalyse, américaine et comportementale en l’occurrence, accusée de formater des sujets conformes aux impératifs de l’économie capitaliste ; enfin si chez Barthes l’écriture dissout le sujet, chez Althusser il est aussi question d’analyser comment les appareils idéologiques d’État interpellent chacun en sujet. En un mot, il est plutôt question de montrer qu’il n’est pas de sujet en soi, que de déchoir entièrement le sujet.

Plus précisément, nous devons donc surtout à ces penseurs une mise en débat et un déplacement de notions passées pour évidentes, depuis, notamment, que s’est organisée la confusion du sujet et de la conscience en dehors du champ de la vérité. Ce qui n’a pas empêché l’interprétation de la pensée de l’époque en termes globaux de philosophies de la « mort du sujet », mêlant parfois dans une exposition sans doute trop rapide pour être précise, et avec un souci idéologique évident, la « mort de l’Homme » (référée à Foucault), les « machines désirantes » (Deleuze), la mort du sujet dans le « stade du miroir » (Lacan), et l’écriture sans sujet (Barthes). Ce syntagme devient un lieu commun, laissant peu de place aux nuances. Et c’est parfois en bloc qu’il s’est traduit en littérature – non sans produire des chefs d’œuvres –, avec le nouveau roman, ou dans les sciences sociales, avec les travaux sur l’histoire des masses sans acteur ou d’autres déclinaisons du structuralisme.

 

La double résistance organisée

Parallèlement, puisqu’affirmation de la « mort du sujet » il y a eu, des « résistances » se manifestent, qu’elles viennent de certains milieux religieux, des phénoménologues ou de moralistes et juristes (car que faire de la responsabilité sans sujet ?). Et, peu après, on nous annonçait (c’était dans les années 1980-1990) le « retour » de l’acteur et du sujet dans la théorie. Paradoxe suprême : les mêmes qui étaient désignés comme les exécutants du sujet se voyaient mués en objets de biographies assez épaisses pour justifier cette idée d’un « retour » du sujet !

Mais là encore, une confusion s’est instaurée. On a mêlé dans une même optique les avatars de la question du sujet et mai 68, période sur laquelle tombent alors toutes les avanies (la dissolution du sujet a provoqué la perte des repères et donc un soulèvement d’angoisse) ou à l’inverse toutes les gloires (la révolte du sujet contre les structures). C’est donc parce qu’il y aurait eu « mort du sujet » que mai 68 a provoqué le « n’importe quoi » politique, la fin de la responsabilité dans l’individualisme, le refus du commun dans le repli sur soi, le déclin des représentations collectives dans l’écriture du moi, l’abolition de la morale dans l’arbitraire, etc.

Il fallait donc que quelques-uns se lancent dans un défrichage des malentendus. Des ouvrages reviennent sur cette période : ils tentent d’en détailler les raisons, et évaluent notamment celles qui trancheraient la question de la validité philosophique du concept de « sujet ». Depuis, on nuance la radicalité de la rupture, et les ouvertures qu’elle a su ménager au sujet.

Dans un livre de 2012, Dominique Pradelle montre comment l’école phénoménologique allemande, chez son fondateur Edmond Husserl, se constitue contre les conceptions kantiennes du « sujet », qui tiraient toutes les conséquences de la « révolution copernicienne ». Husserl s’élève contre la porte ouverte par Kant au relativisme – car de fait, c’est une lapalissade, un « sujet » souverain rend toute réalité « subjective »… Et Dominique Pradelle de démontrer que tout l’effort de Husserl consiste à démontrer que le « je pense » a des fonctions, à condition de réviser les qualités qui le définissent. Si la remise en cause du sujet classique par les auteurs de la « French Theory » n’épargne pas les conceptions phénoménologiques du sujet, des recherches comme celles de Dominique Pradelle montrent ainsi que la phénoménologie avait déjà poussé le vers dans le fruit. Ce qui revient à nuancer fortement la révolution des années 1960-1980.

Dans un ouvrage dirigé par Danièle Lorenzini et Pascale Gillot, un collectif de onze philosophes, constatant le retour de l’« acteur » dans les sciences historiques et sociales, souligne du reste que sur la question du « sujet », la pensée française du second XXe siècle n’est pas isolée : dans les années 30, Ludwig Wittgenstein s’était déjà attaqué au psychologisme et à la souveraineté du « sujet » classique, mis à mal par toutes les théories du langage et de l’inconscient. Sous cet angle, l’apport majeur des philosophes français et autrichien est moins d’avoir constaté la mort du sujet, que d’en avoir souligné le caractère de construction sociale, institutionnelle, langagière, etc. L’ouvrage souligne par ailleurs que sur cette question, la pensée de Foucault a connu plusieurs périodes, pour finalement en venir à revaloriser le sujet et ses potentialités : si le sujet, toujours fuyant et en fait insaisissable, se construit dans l’interaction, alors celle-ci autorise aussi la déconstruction et la reconstruction de « ce que je suis » ou « ce que nous sommes ».

Suivant une perspective comparable, Frédéric Rambeau relit plus généralement le sort fait au sujet par les ouvrages de Foucault, mais aussi de Deleuze et de Lacan, au retour de l’acteur au sein de champs intellectuels qui n’hésitent pourtant pas à revendiquer l’héritage des prétendus fossoyeurs du sujet. En réalité, Deleuze, Foucault et Lacan n’ont pas supprimé ou déchu le sujet : ils lui ont plutôt donné une seconde vie, à la faveur d’un déplacement et dans des formes d’existences radicalement nouvelles. Le sujet n’est plus conçu comme une cause, mais comme un effet des systèmes qui le portent : non pas donné, il est constamment « en production ». Et si dire « je » ne renvoie pas à un être stable, mais à une fonction du langage, il n’en renvoie pas moins à un être qui se redéfinit perpétuellement par ce langage. Si la pensée critique des années 1970 a « aboli » le sujet, c’était pour lui substituer la « subjectivation », et pour affirmer que cette « constitution toujours en procès » des sujets n’est pas seulement une affaire de conscience et de langage, mais aussi une affirmation de soi dans toutes les sphères sensibles – à commencer par la visibilité.

 

* Retrouvez ici la liste des ouvrages utilisés pour cette « Idéographie ».

 

A lire prochainement, la deuxième partie : Les voies actuelles du « sujet ».