Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, auteurs et interprètes admirables de finesse, nous ont donné un entretien aux Ateliers Berthier (Odéon-Théâtre de l'Europe). Ils nous ont livré un peu de l'esprit qui les place à l'avant-garde du théâtre contemporain, d'où ils retrouvent, à force de simplicité et de vérité, les sources même de l'art théâtral.

 

 


Nonfiction : Daria Deflorian, Antonio Tagliarini, voudriez-vous réagir à une « thèse » qu’on pourrait déduire de vos deux spectacles ? Cette thèse serait que les deux pièces offrent en diptyque deux épures. L’une – Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni – une épure contemporaine de la tragédie, l’autre – Il cielo non è un fondale – une épure contemporaine de la comédie. Votre approche est celle d’un art très contemporain, et tellement exigeant que vous retrouvez bel et bien la source vive de l’art classique.

Daria Deflorian :  Cette idée me touche beaucoup, mais en vérité il n’y a pas eu chez nous, consciemment du moins, une intention de ce genre. Il n’y avait pas de programme semblable.

Dans notre vie, comme dans notre travail, nous ne cherchons pas à être « modernes ». La modernité, à mes yeux, c’est un souci voisin du souci d’être à la mode. Nous cherchons bien à être contemporains, mais au sens où nous voulons être attachés à notre présent, au sens où nous voulons que nos créations soient actuelles. 

Et cela nous conduit, d’ailleurs, à élaborer notre travail sans faire appel à certains moyens techniques, sans utiliser certaines modalités scénographiques qui déterminent un peu trop vite une représentation théâtrale stéréotypée. Essayer de rester attachés aux jours que nous vivons, c’est plus naturel, c’est plus simple.

 

 

NF : Vous ne cherchez pas explicitement à retrouver la tragédie et la comédie, mais l’exercice de votre art ne se fonde-t-il pas nécessairement sur l’intuition que ces formes sont adéquates ?

Antonio Tagliarini : Dans nos spectacles, nous prêtons généralement une grande attention au tragique, mais ce tragique se développe sur une pente qui le fait glisser parfois dans le tragi-comique. Il y a une façon de le présenter qui le fait comme basculer ainsi. 

Par exemple, quand je raconte, dans Il cielo… , ma rencontre d’une personne étrange que je prends en stop, et tout ce qui arrive ensuite, c’est autobiographique.  Dans ma vie, c’est un fait tragique et même traumatique, qui remonte à plusieurs années. Je ne l’avais jamais confié à personne. Pendant les répétitions, ce souvenir est apparu et je l’ai raconté, sans vraiment le vouloir. Mais ce récit, une fois qu’il est mis en espace sur le plateau et qu’il s’adresse au public, devient comique. L’art de la comédie se fonde sur le tragique, comme beaucoup de comiques l’ont vu, ainsi par exemple les artistes du cinéma muet, comme Buster Keaton.

Daria Deflorian : Toutefois – c’est vrai – Ce ne andiamo… est un spectacle qui travaille sur la couleur noire et qui se termine par la mort. C’était un choix chromatique délibéré. Quant à la mort, nous avons essayé de l’éviter, mais c’était impossible. Nous avons cherché à mettre dans ce noir le maximum de lumière et de légèreté, mais c’était quand même du noir. 

Et – c’est vrai aussi – quand nous avons commencé à monter Il cielo…, nous parlions et travaillions d’une manière extrêmement libre, et très ample. Nous avions le désir de mettre en jeu la lumière, et je crois que, sans l’avoir voulu (c’est maintenant que cela m’apparaît), le choix de ce radiateur blanc répond à cette part lumineuse que nous cherchions. 

Avec Ce ne andiamo…, nous avions aussi évoqué l’âge, et le fait de vieillir. Sur l’autre pièce, nous nous sommes dits que nous essaierions d’évoquer la jeunesse. 

Dans le développement de la création, bien sûr, on finit par oublier ces intentions qui étaient au point de départ. Mais le désir en subsiste et se prolonge souterrainement.

 

NF : Il y a comme un partage des eaux, d’un côté la pente des ténèbres, de l’autre la pente de la lumière. Et ce partage donne un ton structurant, malgré tout ?

Antonio Tagliarini : Mais il y a aussi, derrière chaque création, des origines différentes : une origine littéraire, pour Ce ne andiamo…, qu’on a ensuite développée librement, et un point de départ autobiographique dans Il cielo… Ces différences comptent aussi.

Daria Deflorian : De même, Ce ne andiamo… représente une voix unique, portée par quatre personnes, tandis que dans Il cielo…, les quatre comédiens portent trois voix distinctes, et un chant.

 

NF : On ne peut s’empêcher de se souvenir ici du théâtre antique, qui est aussi un théâtre de « voix ». 
Mais revenons aux points de départ, littéraire pour l’une, autobiographique pour l’autre. En fait il s’agit d’une image, d’un côté, celle de quatre retraitées sur leur lit de mort, et d’un rêve, de l’autre, le rêve d’Antonio rencontrant Daria en situation de migrante, assise sur un trottoir romain avec toutes ses affaires. Tant qu’il n’y a pas cette image, tant qu’il n’y a pas ce rêve, la représentation ne démarre pas. Pourquoi ?

Antonio Tagliarini : Dans le processus de création de Ce ne andiamo…, nous avons trouvé l’image avant de commencer à travailler. Au tout début, cette image était clairement le point de départ, donné par les trois premières pages d’un roman  

Pour Il cielo…, le processus était différent. Nous avons commencé en travaillant sur du matériel autobiographique et, au milieu des répétitions, nous nous retrouvions avec un ensemble très hétérogène. Nous n’avions pas cette image qui pouvait tenir tout ensemble. Il fallait la trouver. Alors nous avons pensé que ce noyau que nous cherchions pourrait nous être fourni du dehors, comme dans le cas de Ce ne andiamo… Ç’aurait été une suggestion littéraire, ou une histoire qui ne serait pas autobiographique. Et puis, vers la mi-septembre, à la toute dernière des répétitions, ce rêve est enfin arrivé. C’était presque la fin du processus. Et quand ce rêve est sorti, immédiatement, alors même qu’on travaillait dessus, nous avons compris que c’était ça, l’image qui pouvait tout tenir ensemble. 

Elle tient tout ensemble parce que c’est un rêve qui déploie problématiquement l’ouverture à l’autre, sur fond d’identité et d’appropriation. Contrairement à la vie éveillée où la subjectivité est très personnelle et identitaire, le rêve a ses propres règles d’identification, et il joue avec. On est soi-même dans un rêve, mais pas toujours. Et puis dans ce rêve-là, Antonio se sent coupable de ne pas porter assistance à Daria. Lorsqu’il le raconte, Daria lui dit : « Mais arrête de te sentir coupable. J’aurais pu me lever du trottoir, et aller vers toi. Je ne l’ai pas fait. » À quoi Antonio répond : « Mais c’est mon rêve ! », ce qui fait rire tout le monde, mais montre aussi ce jeu d’identifications et d’appropriations. Sans oublier que Daria, dans le rêve, se retrouve identifiée à une personne étrangère qui vit dans la rue.

Daria Deflorian : Le rêve réveille une subjectivité, pour lui faire accueillir l’autre. Et c’est pour cela qu’il tient tout ensemble. Et puis il nous a permis, en tant que tel, de construire tout le cadre urbain de la pièce. Toute l’extériorité sociale et citadine peut se dresser sur le plateau, parce que, dans ce rêve qui réunit Daria et Antonio, il y a aussi, virtuellement, les deux autres interprètes, et tous les personnages qu’ils incarnent, et la ville entière. 

Et donc, effectivement, l’image romanesque et le rêve portent tous les deux, dans chaque pièce, la nécessité d’une structure, et d’une dynamique. Mais ils sont arrivés à des moments différents du processus de création. L’un était extérieur et préalable, l’autre s’est exprimé du fin fond de notre intériorité collective, in fine.

 

 

NF : Ce qui est étonnant, c’est combien votre travail, à la fois très sûr, très maîtrisé, mais aussi très intuitif, aboutit à une structure précise.

Daria Deflorian : Cela s’explique par le temps qu’on peut consacrer au travail, et par la qualité des personnes impliquées. Tous les deux, et les comédiens que nous invitons, nous essayons d’entrer dans ce processus sans nous contenter trop facilement. Nous avançons, nous trouvons quelque chose d’intéressant, nous y réfléchissons puis nous voyons que ça ne peut pas suffire, qu’il faut chercher encore, qu’il faut aller plus loin. On avance par crises, et par volonté. Avec une exigence d’aller au bout, d’approfondir réellement, de faire plus, d’aller au-delà. Et cette profondeur recherchée, c’est aussi une simplicité, un dépouillement.

Par exemple, j’ai vu ici Des arbres à abattre, mis en scène par Krystian Lupa : le texte de Thomas Bernhardt est merveilleux, il m’a transportée. Mais lorsque je reviens à nous, je vois bien que nous ne pouvons pas faire la même chose. Nous n’avons pas la capacité ni la richesse littéraire de Thomas Bernhardt. Nous jouons avec un dépouillement et une simplicité qui nous ressemblent, qui constituent notre marque esthétique.

 

NF : S’agit-il d’une exigence de vérité ?

Daria Deflorian : Oui, assurément.

 

NF : Prenons à présent Ce ne andiamo... qui commence par cette image et l’interdit qui s’ensuit : « on ne racontera pas cette histoire ».  Est-ce ce désir d’être vrai qui vous pousse à prendre avec un tel sérieux cette négation ? Devant la violence radicale du réel, la narration et l’émotion sont-elles interdites ? Est-ce qu’il faut les mettre à distance ?

Antonio Tagliarini : Non, certainement pas. Certes, sur Ce ne andiamo…, nous nous sommes placés devant un acte très difficile à raconter. Il s’agit d’un suicide collectif. 

Mais c’est un suicide politique, indirectement. La négation dont nous parlons dans le spectacle, c’est d’abord une idée. Elle nous vient du philosophe allemand d’origine coréenne Byung-Chul Han. Dans son essai, La Société de la fatigue, il explique et souligne l’importance de la négativité. Il stigmatise une société excessivement et même violemment « positive », où il faut « tout accepter », où il faut « avancer », coûte que coûte   . C’est dans cet esprit que nous mettons en avant les vertus d’un « dire non ».

 

NF : Cependant, ne s’agit-il pas aussi d’un dire non au spectacle, pour en retirer une approche plus pure du théâtre ?

Antonio Tagliarini : C’est cette image même des quatre femmes sur leur lit de mort, qui est souverainement un « non ».

Daria Deflorian : Votre approche analytique vous conduit à utiliser de grandes catégories, comme « distance », « émotion et narration », « vérité ». Ce sont d’ailleurs des notions qui sont effectivement à l’œuvre dans nos recherches. Mais quand on arrive au plateau, ça se passe autrement. Notre travail se développe dans un dialogue et selon une dialectique. Cette méthode est très importante. Nous sommes deux personnes, Antonio et Daria, et deux auteurs-comédiens. Il y a une dialectique entre nous deux comme personnes en dialogue, et entre nous deux comme deux styles d’approche du plateau. Antonio a une personnalité esthétique très anti-narrative et performative. Il aime beaucoup la représentation théâtrale, mais quant à son attitude, quant à son approche personnelles, encore une fois, il est très anti-narratif et performatif. Du coup, il entre dans un rapport dialectique avec moi, qui suis moins pratique, moins performative, plus théorique et plus littéraire. Cette dialectique entre nous deux a trouvé son lieu adéquat sur le théâtre. Mais pour lui laisser le champ libre, il fallait écarter les outils habituels. C’est pourquoi nous ne faisons pas appel à des dispositifs de mise en scène. Il n’y a pas de scénographie, mais il y a un travail de dialogue qui se joue dans le théâtre, sur le plateau. C’est ce qui vous fait juger d’un « non » à la narration et à l’émotion, qui n’est pas vraiment de notre fait, et qu’il ne faut pas confondre avec cet intérêt pour la négativité, que nous évoquons et que nous essayons d’incarner.

Antonio Tagliarini : C’est assez sensible pour les comédiens qu’on invite à travailler avec nous. Nous leur demandons de faire un parcours complexe, car ils doivent s’immerger complètement dans ce processus magmatique, où la réflexion devient parfois confuse, où l’on fait un pas en avant puis deux pas en arrière, d’où les solutions immédiates sont bannies. Il n’y a pas de mise en scène, il n’y a pas de metteur en scène qui sache où il va et qui dirige des comédiens. Il y a seulement ce dialogue et ce mouvement dialectique qui engendre la pièce.

 

 

NF : Cette dialectique Daria/Antonio se développe toutefois sur une pente négative, puisque ce qui se passe sur le plateau, c’est un ensemble d’explications de chacun des comédiens avec l’impossibilité de narrer ou de représenter l’histoire des suicidées. Antonio, par exemple, joue l’échec d’une scénographie de sa propre disparition dans le noir.

Daria Deflorian : Effectivement, la tragédie, c’est la représentation d’une impossibilité.

Antonio Tagliarini : Sans conflit, il n’y a pas de dynamique.

 

NF : C’est un conflit très particulier, puisque c’est un échec. Toute tentative est vouée à l’échec, et cela détermine non pas une progression dramatique, mais une régression, une retraite en bon ordre, ou tout au plus un piétinement, du « sur-place ».

Daria Deflorian : Mais c’est aussi un grand jeu, dans le sens où nous sommes sur le plateau et nous jouons. Nous sommes quatre, comme les vieilles dames, et nous jouons avec cette situation. Il y a des chaises, une table, la vodka, les comprimés qu’elles absorbent sont là, et nous jouons avec ça. Le théâtre est là. Ce n’est pas absolument une négation. Le théâtre est là et il n’est pas là.

 

NF : C’est ainsi que la négation détermine une forme, et non un anéantissement. Vu du public, cela ressemble à une inspection par la parole, où cette dernière n’a plus tout à fait une fonction narrative, mais plutôt une fonction curative. Comme si le dialogue dont vous parliez élaborait du remède, des pansements. On retrouve ici cette voix épurée, et la tragédie – aimez-vous Racine à ce point ?

Daria Deflorian : Toutes les racines, si je peux oser un tel jeu de mots, sont nourricières. Mais vous me rappelez ce qu’a écrit un critique en préface à l’édition italienne de nos textes   , comme quoi nous utiliserions « des procédés shakespeariens ». Quand nous avons lu ce texte, ça nous a fait plaisir, mais en réalité, nous n’avions jamais pensé à Shakespeare ni aucunement cherché l’inspiration chez lui. Je pense que l’explication la plus probable est que ce sont les mécanismes même du théâtre, tout simplement, qui nous font avancer. 

Antonio Tagliarini : Tout ce que nous avons lu, étudié et digéré par notre pratique ressort sûrement. Par ailleurs, vous pouvez voir le théâtre de Racine dans ce qu’on fait, mais notre figure tutélaire est peut-être, du fait de notre propre histoire, liée à d’autres chef-d’œuvre.

 

NF : Sur cette pente dialectique négative, est-ce qu’on n’arrive pas finalement à un OUI, un dire oui à la mort ? Cette mort, c’est votre identification explicite, à la fin de la pièce, aux quatre dames. C’est aussi ce regard que vous avez souvent tous les quatre, un long regard lancé vers l’horizon, qui perfore le public.

Antonio Tagliarini : Pendant le montage de la pièce, nous avons nourri une énorme résistance à ce magnétisme de l’identification. Nous avons tout fait pour ne pas être elles. Mais à un moment donné il a fallu s’abandonner à cette attraction. Nous sommes devenus alors de moins en moins résistant. Et finalement, nous sommes allés vers elles. À la fin du spectacle, nous les rejoignons.

À la création de Ce ne andiamo… , nous n’en étions pas encore là. La fin était différente, nous évitions l’identification. Mais nous n’étions pas satisfaits. Alors, nous avons pris notre courage à deux mains, nous avons retravaillé, tous les deux. Le dernier reste de notre résistance s’est dissipé, et nous avons pu aller pleinement vers ces quatre femmes défuntes.

Daria Deflorian : Il reste impossible de mourir en scène. C’est précisément ce que j’ai beaucoup aimé en créant ce spectacle. Essayer de porter sur la scène cette capacité de vivre jusqu’au dernier instant. Vivre la vie jusqu’à la fin, jusqu’à l’instant ultime, avec le désir de vivre, sans mentir sur notre peur immense de la mort.

 

NF : Ce « pouvoir mourir » place la pièce du côté de la civilisation, dans la tragédie, encore une fois, par opposition à cette mort « impossible » qu’on reçoit dans la barbarie, dans le génocide, par exemple. Est-ce que la barbarie pure peut se représenter sur le théâtre ?

Daria Deflorian et Antonio Tagliarini : Non, certainement pas !

 

NF : N’y a-t-il pas une forme théâtrale possible, au-delà du tragique, qui prenne en compte la réalité du génocide, comme Krzysztof Warlikowski, par exemple, semble vouloir le faire, quand il affirme sa « haine du théâtre » ? 

Daria Deflorian : Nous sommes très loin de cette approche. Notre art se développe dans le champ situé entre l’individu et son regard vers l’autre, vers la société. Nous sommes très loin de la barbarie, ou de vouloir la raconter.

 

Vidéo de présentation de Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni.

 

NF : Venons-en enfin à ll cielo… Comment est-il possible de passer de la tragédie à la comédie ? Comment ce qui était interdit peut-il être, un autre jour, autorisé ?

Antonio Tagliarini : On retrouve ici ce qu’on disait en commençant : le tragique et le comique sont très proches, ce sont les deux faces d’une même pièce. Il n’y a pas à proprement parler de raison pour passer de l’un à l’autre. L’humour et le comique sont des affirmations aussi graves et sérieuses que ne l’est la négativité de la tragédie.

 

NF : La comédie, normalement, avance vers un mariage. Dans ll cielo…, Daria Deflorian, avec qui vous mariez-vous à la fin ?

Daria Deflorian : Avec la ville. Dans ll cielo…, nous racontons toutes les embûches, toutes les difficultés de la vie urbaine. Avec tout ce que nous avons réuni de matériel autobiographique, notre spectacle allait devenir « fleuve ». Il allait durer six heures. Nous avons donc dû couper beaucoup de scènes. Nous avons avancé ainsi par coupe et assemblage, comme une mosaïque. De nombreuses scènes coupées montraient cet amour difficile de chacun avec la ville, cet amour contrarié du citadin – qui devait finir par un mariage, un mariage avec l’objet aimé, la ville.

Antonio Tagliarini : Les villes, les grandes métropoles urbaines, ont en effet cette capacité d’attraction magnétique qui ressemble à de l’amour. Et en même temps les villes ont un caractère hostile. Elles peuvent être dévorantes. Il y a une tension permanente dans les villes, entre l’extérieur, la rue, et l’intérieur, le chez-soi.

 

NF : La pièce se termine cependant sur une passion pour les radiateurs. Pour un public français, le mot radiateur est trivial. En revanche, lorsqu’on écoute le terme italien – Thermosyphon – se lève une tout autre dimension. Thermosyphon, c’est forcément un héros grec, ou un philosophe pré-socratique ! Cela conduit le public à voir plutôt la pièce se finir par... un mariage avec Thermosyphon.

Daria Deflorian : Votre remarque est très amusante, mais là encore, nous n’y avions pas songé. Le radiateur-Thermosyphon n’est pas tant un héros grec qu’un héros de l’intimité, de l’intériorité. Le thermosyphon est un objet domestique dans lequel je peux loger mon intériorité spirituelle et la partager avec les autres, voire même la leur donner. 

Ce que nous devons aux étrangers qui vivent dans la rue, en effet, c’est non seulement un foyer, du chauffage, mais un thermosyphon, c’est-à-dire un cœur ouvert, de la chaleur et une intériorité spirituelle qui font toute la valeur humaine de la réalité urbaine.

En italien l’adjectif domestico qualifie une chose de ce qui a rapport au chez-soi, où l’on est au chaud, en sécurité, tout en étant en ville, c’est-à-dire dans un champ ouvert où se tiennent tous les autres. Il y a la double dimension du foyer et de l’urbanité, qui fait du domestico une qualité inappropriée au foyer campagnard. La vie urbaine a créé ce contraste particulier de l’intérieur et de l’extérieur, qui peut être redoutable, mais qui est aussi le noyau de la civilisation. À la campagne, comme il n’y a pas à proprement parler « la rue », il n’y a pas non plus à proprement parler le « chez-soi ».

 

 

NF : Dans une comédie, il y a une intrigue (qui précisément se dénoue et conduit à un mariage). Dans Il cielo…, pas d’intrigue. En revanche, ce qui est frappant, c’est que les nombreux personnages évoqués préfigurent d’éventuels archétypes à venir. Je pense, par exemple, au marchand de fleurs pakistanais, qui surgit sous nos yeux, évoqué et interprété par Francesco Alberici.

Daria Deflorian : Chez nous, le processus est l’inverse de ce qu’on voit d’ordinaire, à savoir des comédiens qui cherchent à incarner un archétype de la commedia dell’arte, comme Arlequin, ou tout simplement un personnage du répertoire (Dom Juan, Hamlet, Chimène…). Nous observons le réel et les gens autour de nous. Des personnages en surgissent. À l’origine, il n’y a donc pas la comédie et ses personnages archétypiques. À l’origine, à la source, chez nous, il y a le réel. Et pour revenir à l’idée de la contemporanéité de notre travail, celle-ci tient à cet effort pour trouver la source vive, toute simple et dépouillée, de la création, sur le plateau.

 

NF : Finalement, votre but est que le spectateur se sente aimé (car le public de vos spectacles, c’est un fait, se sent aimé) ?

Antonio Tagliarini : Nous aimons beaucoup le public, c’est une certitude. Il n’y a pas de cynisme dans l’esprit de notre travail, qui, au contraire, élabore soigneusement une ouverture à l’autre, sans tomber dans le bon sentiment.

 

Vidéo de présentation d' Il cielo non è un fondale.

 


Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni
Il cielo non è un fondale
De Daria Deflorian et Antonio Tagliarini

Festival d’Automne, Odéon-Ateliers Berthier, du 29 novembre au 18 décembre 2016

A voir prochainement :

- 27 et 28 janvier 2017 Reality - Théâtre Garonne, Toulouse
- 31 janvier > 4 février Reality - TnBA, Bordeaux
- du 7 au 12 février Il cielo non è un fondale - Teatro Metastasio, Prato
- 16 et 17 février Reality - Théâtre Alibi, Bastia (Corse)
- du 23 au 27 février Il cielo non è un fondale - Teatro Massimo, Cagliari
- 3 mars Reality - Teatro Ristori, Verona
- 7 > 9 mars Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni - CDN de Besançon
- 11 mars Reality - Teatro Comunale di Belluno
- 16 et 17 mars Reality - Le bois de l'aune, Aix en Provence
- 24 et 25 mars Il cielo non è un fondale - Teatro Foce, Lugano (Suisse)
- 29 mars > 1 avril Reality + Ce ne andiamo - Théâtre de Lorient - CDN
- 26 > 29 avril Il cielo non è un fondale - Théâtre Garonne, Toulouse
- 19 mai Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni - Ollioules - Scène Nationale de Châteauvallon
- 20 mai Reality - Ollioules - Scène Nationale de Châteauvallon

 

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* Remerciements à Francesca Corona, ainsi qu'à l'Odéon-théâtre de l'Europe.