Les Ateliers Berthier reçoivent Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, pour une pièce provoquée et construite entièrement à partir d'une image insoutenable : celle de quatre vieilles dames grecques qui ont renoncé à la vie pour alléger le fardeau économique des jeunes générations. Confrontés à un impossible, les artistes battent en retraite, en bon ordre, dans le but d'être vrai.

 

Quatre comédiens entrent sur un plateau presque vide (il y a quatre chaises). Les deux premiers s’avancent décidément vers le public, mais en prenant, néanmoins, la diagonale. Les deux autres demeurent en retrait, sagement. Et les premiers, le couple des auteurs, habillés comme vous et moi, sans attendre, s’adressent à nous : « On est désolé, mais non, on ne vous jouera pas le spectacle », disent-ils en substance (c’est en italien dans le texte), et cela provoque d’emblée un sourire général.

« Et puis », ajoutent-ils, ou plutôt ajoute-t-elle, car c’est Daria Deflorian qui prend tout à fait la parole, et Antonio Tagliarini qui, près d’elle, la soutient : « Et puis, c’est cette négation-là qui nous retient. On s’est dit qu’après tout, il ne fallait pas transiger sur cette intention et sur cet acte : dire non. »  

Il s’ensuit des explications. Et nous voilà partis quelque part, on ne sait pas encore où ni pourquoi, sur cette initiative d’un déplacement métonymique.

Faire une métonymie, c’est énoncer la partie pour le tout, ou bien la cause pour l’effet, ou encore le contenant pour le contenu, etc. Ici, on lance sur l’espace du plateau le contenant (le comédien) pour le substituer à un contenu narratif (la fable). Quel contenu narratif ? On ne le saura pas dans le détail, mais seulement par fragments, car il y a d’abord une image. C’est elle qui bloque tout. C’est elle qui réduit les comédiens à la nécessité d’expliquer pourquoi cette simple image, tirée d’un roman   , les fascine et même les pétrifie, comme le lapin pris dans les phares de l’automobile. 

 

 

Et voilà donc ce qui est exposé, représenté sur le plateau, voilà ce qu’on voit et ce qu’on écoute : l’histoire de comédiens bien embarrassés, parce qu’au moment où la représentation commence, ils n’ont toujours pas résolu le problème de savoir comment construire la représentation. Ils ont même décidé de dire non à la représentation, et de se produire quand même devant nous, le public. C’est une mise en abyme profondément négative, l’histoire d’une retraite en à peu près bon ordre, dont le but est d’être vrai.

Cette manière a reçu une dénomination éprouvée depuis Brecht : la distanciation. Les comédiens ne procèdent pas, dieu merci, à un jeu distancié (figé et monocorde). Tout au contraire, ils sont naturels, expressifs, simples, humains. Mais leur adresse au public ne s’interrompt jamais. Ils nous parlent. Les photographies du spectacle sont significatives à cet égard. Ils ont tous le visage tourné vers ceux-là même qui les regardent. Ils nous scrutent comme s’il leur fallait percer le quatrième mur. Ou comme s’ils avaient choisi cette attitude pour sa signification, puisqu’en effet ils disent là leur impuissance consommée, à laquelle rien ne peut remédier – et c’est bien de cela dont ils veulent parler.

Cette image sur laquelle ils butent, c’est celle de quatre retraitées grecques allongées sur leurs lits, mortes, ayant laissé sur la table la vodka, les verres, les comprimés, et leur carte d’identité, avec un mot, celui-là même qui donne son titre au spectacle : « Nous sommes parties pour ne pas vous causer d’ennuis supplémentaires », c’est-à-dire : « Croyez bien que puisque nous pouvons, par notre geste, alléger, ne serait-ce que de quelques grammes, le poids considérable de la crise économique, nous sommes heureuses de le faire pour vous. »

Alors les comédiens, chacun a sa manière, racontent quelque chose de cet acte. Comment il interdit la représentation, mais aussi comment il cultive une intériorité psychique mélangée d’angoisse et de non-sens. Antonio Tagliarini va jusqu’à montrer comment une proposition scénographique, qu’il tente sur la scène, mène à l’artificiel et au dérisoire. Au bout du compte, ils n’arrivent plus qu’à se taire. Et il n’arrivent plus à représenter que leur mouvement d’identification aveugle aux quatre vieilles défuntes. Dans le silence.

Une distanciation autoréalisatrice   , dans la mesure où, la distance étant créée dès le départ (selon la fable bien connue du lièvre et de la tortue), elle ne sera jamais comblée, mais au contraire parachevée. C’est l’intention clairement assumée des deux auteurs. L’intention de dire non à l’émotion, puisque c’est bien l’émotion, effet classique, que la distanciation repousse au loin. Les auteurs croient à une discontinuité incontournable entre le réel et sa représentation, qui rend la connaissance par imitation impossible. Ils nous rappellent que nous ne devons pas confondre être ému et savoir. Or, la gravité de la situation économique constitue pour les artistes une injonction ou un devoir, celle ou celui de donner à savoir, et même d’aller au-delà, et non plus de se contenter d’émouvoir.

Néanmoins, dans l’ambition folle de vouloir cerner le réel (la crise économique et ses ravages) sans passer par la médiation du discours (lequel est toujours un filet troué qui ne retient pas ce réel, mais n’est pas pour autant à jeter aux oubliettes), il n’est d’autre solution que de lui faire face par l’action. Mais ce n’est pas la fonction du théâtre. Le théâtre est une petite boîte où l’on fait entrer le monde en imagination. Il est parfaitement possible de laisser le noir à l’intérieur de cette boîte, et de dire : « Réveillez-vous ! le réel, qui est là dehors, attend quelque chose de vous ! » Mais est-ce bien raisonnable, et n’y perd-on pas, sans rien gagner en échange, le « plaisir extrême » que l’on prend à écouter lorsque l’on nous conte Peau d’Âne ? Pour faire bouger les choses, ne faut-il pas plutôt s'y prendre comme les femmes dans Lysistrate    (savoir faire porter l'attaque là où les structures vont bouger), ou comme Shéhérazade    (savoir monnayer le plaisir des contes)?

 

 

C’est une préoccupation très ancienne, puisque déjà La Fontaine, dans son Pouvoir des Fables, parle de la chose sans en avoir le mot, et la renvoie à l’Antiquité. L'orateur athénien Démosthène   s’agite à la tribune en dénonçant le danger que le roi de Macédoine, désormais maître du monde grec, ôte la liberté aux Athéniens ; mais personne ne l’écoute. Le réel est derrière un mur. Alors l’orateur commence à raconter l’histoire de la belette et de je ne sais quels animaux qui veulent passer un fleuve. L’oiseau, le poisson : ils passent sans problème. Et le public : « Mais que fit la belette? » Alors Démosthène brise la narration : elle se moqua de vous ! Vous vous inquiétez de la belette, et vous ne vous inquiétez pas de Philippe, qui arrive pour vous tuer, vous et votre liberté !

La grande question de l’action politique, ou historique, capable de transformer les conditions socio-économiques de notre existence, est passée dans le discours marxiste sous le terme et concept de praxis, et chacun comprend que Brecht ait alors réfléchi sur Démosthène. Personne n’est sorti indemne de ces questions épineuses. Car personne ne peut réduire cette tension  entre le réel et le symbolique, entre les pleurs (ou le rire) et la connaissance, entre l’imaginaire et le réel, entre l’émotion et la distance. 

 

 

 

Daria Deflorian et Antonio Tagliarini n’y échappent pas non plus. Ils nous livrent, et au fond c’est tout-à-fait remarquable, une brillante leçon de distanciation : sa nature, ses causes, ses effets, ses limites.

 

Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni

Daria Deflorian et Antonio Tagliari

A voir :

- aux Ateliers Berthier à Paris (du 29 novembre au 7 décembre),

- au CDN de Besançon (du 7 au 9 mars 2017)

- au CDN de Lorient (du 29 mars au 1er avril)

- à la Scène Nationale de Châteauvallon (le 19 mai)

Et des mêmes auteurs, aux Ateliers Berthier, du 9 au 18 décembre 2016 : Il cielo non è un fondale.

 

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Reality, de Daria Deflorian et Antonio Tagliari, par N. M.