Un éminent praticien des médias nous alerte sur les menaces du numérique. Initiative experte et salutaire, même si le trait peut paraître parfois forcé.
Influent professionnel de la télévision, Pascal Josèphe signe avec La société immédiate son premier ouvrage. De lecture rapide et facile, nourri d'anecdotes, celui-ci mobilise néanmoins une bibliographie généreuse issue d'une vaste collection de disciplines : histoire, philosophie, sociologie, psychanalyse, neurosciences, etc.
Les médias aujourd’hui : centrés sur l’individu et sans mise en perspective
Après une première partie historique montrant comment les médias ont toujours catalysé les évolutions sociales, le livre explore comment ils répondent aujourd’hui, dans le contexte de la révolution numérique, aux deux besoins fondamentaux du public : l'évasion dans l'imaginaire et la compréhension du monde.
Quiconque s’intéresse à la télévision appréciera dans cette deuxième partie l’analyse experte du spécialiste des programmes audiovisuels. Il explique ainsi d’une part le développement de la fiction, accessible sur des supports démultipliés, ou plus récemment l’essor des mondes virtuels sur Internet, et d’autre part la vague de la téléréalité ou encore du "coaching".
Selon lui, ces évolutions risquent d’affaiblir les liens entre l’individu et le corps social, en multipliant les possibilités d’évasion dans des univers imaginaires et en mettant de plus en plus en scène des individus et non des représentants des différents corps de la société. Elles réduisent par ailleurs les possibilités de mise en perspective et de réflexion, le danger étant de favoriser en conséquence une forme de gesticulation permanente et inefficace des pouvoirs politiques.
On peut aisément suivre le raisonnement sur les difficultés accrues de mise en perspective et sur l’accent mis sur les individus. Cependant, l’effet de la multiplication des possibilités d’évasion dans l’imaginaire sur le lien entre individu et corps social mériterait une expertise plus approfondie. C’est d’ailleurs une question ancienne et récurrente .
Certes, on peut partager les arguments de l’auteur et même les enrichir en notant la tendance contemporaine au narcissisme et à l’exhibitionnisme numérique : grâce aux blogs et à la vidéo sur Internet, je me mets en scène, je deviens mon propre héros, ma propre vedette, je vis mon propre rêve. Cependant, Internet démultiplie également les possibilités de s’informer et d’être en prise avec le réel et les questions de société : par exemple, grâce aux agrégateurs de flux il est possible de recevoir gratuitement et sans effort l'ensemble des informations publiées par de multiples médias. Seule une analyse approfondie, qualitative et quantitative, permettrait de déterminer si un phénomène l'emporte sur l'autre.
La société postmoderne : une valorisation inédite du présent affectant l’ensemble des dimensions de la vie sociale
Pascal Josèphe rappelle ensuite comment la société postmoderne, rejetant le passé et ne croyant plus à un avenir meilleur, suite à l'effondrement des idéologies, aboutit à une valorisation accrue du présent, de l'"immédiat".
Cette nouvelle conception du temps, accentuée par l’instantanéité des réseaux numériques, génère une pression nouvelle sur l'ensemble des dimensions de la vie sociale : médias, politique, justice, économie, création, beauté, sexe.
Le livre met dans cette troisième partie l’accent sur les risques engendrés par ces évolutions. L’ensemble forme une analyse juste mais que certains pourront trouver trop alarmiste, même si l’auteur se défend d’éprouver de la nostalgie ou de sombrer dans le pessimisme.
Nouveaux médias : l’utopie de la démocratie directe
Entrant dans le champ de la philosophie politique, la quatrième partie approfondit l’analyse déjà esquissée sur les liens entre médias et montée en puissance de l’individualisme. De plus en plus thématisés, les médias ciblent davantage chacun plutôt que le grand public. Délinéarisés, ils réunissent de moins en moins autour d'évènements fédérateurs constitutifs d'une identité culturelle commune.
Ces arguments sont justes mais on pourrait cependant les relativiser car malgré la fragmentation des audiences la télévision parvient toujours à réunir des millions de téléspectateurs, sur tous les genres télévisuels dès lors qu'ils correspondent à un évènement. La télévision de rattrapage pourrait même permettre d'agréger plus de téléspectateurs autour d’un même évènement. L’audience internet est elle-même très concentrée sur quelques sites. Des mouvements culturels de masse se constituent via les médias numériques, repris ensuite par la télévision, comme la Tecktonik (voir une vidéo).
A contrario, le ciblage peut favoriser le pluralisme des idées : n’est-il pas encouragé par l’Etat dans le livre, le disque ou le cinéma, au nom de la diversité culturelle ?
Pascal Josèphe poursuit par un rappel fort intéressant de l'analyse critique classique des médias traditionnels dits "verticaux" : soumis au contrôle d’intérêts particuliers, mettant l’accent sur le spectacle au détriment des arguments, ils souffrent d’un déficit de crédibilité dont l’un des symptômes est le déclin économique de la presse écrite.
Il invite en retour à prendre du recul par rapport à l'enthousiasme actuel des "pronétaires" , pour les nouveaux médias dits "horizontaux". Ces derniers portent en eux des risques de désinformation ou d’atteinte à la vie privée.
Si une telle attitude critique n'est pas nouvelle , Pascal Josèphe l’enrichit d’une analyse sur l’affaiblissement des corps intermédiaires inspirée des théories de Pierre Rosanvallon . Ceux-ci seraient indispensables pour un bon fonctionnement de la démocratie, et en particulier le corps intermédiaire que constituent les journalistes.
Pour mettre en perspective cette analyse, on se reportera utilement à la synthèse par Patrice Flichy de récents travaux de recherche sur ces questions. Mettant l’accent sur la formation de communautés, la valorisation par les internautes de la diversité des interlocuteurs rencontrés sur la toile, le développement de la participation des citoyens et de l’action militante, etc., le sociologue conclut que les effets positifs d’Internet sur la délibération démocratique l’emporteraient sur les effets négatifs.
Pour un renforcement des corps intermédiaires et des valeurs collectives
L’auteur caractérise donc la société actuelle par l’hyperindividualisme, le culte de l’immédiat, la fin des projets collectifs et la revendication généralisée des droits individuels.
Afin d’illustrer cette thèse, il examine dans un détour passionnant ce que l’évolution des sciences humaines, leur appropriation par les médias et leur vulgarisation auprès du grand public peuvent nous apprendre sur le regard que porte la société sur elle-même.
Sous l’influence de Michel Schneider , il applique ainsi une grille d’analyse issue de la psychanalyse sur l’évolution de la société : l’individualisme et l’immédiateté actuels traduiraient un rejet de la figure du père, correspondant aux corps intermédiaires. On regrette qu’une telle hypothèse, certes séduisante, soit difficilement vérifiable de façon scientifique.
De même, la vulgarisation des neurosciences, étudiant l’homme comme un réseau de neurones et insistant sur sa nature biologique objective plutôt que subjective, pourrait selon lui servir à justifier et renforcer individualisme et déresponsabilisation. On objectera cependant qu’un tel axe d’étude ne remet pas en cause l’existence de besoins sociaux des individus . Pas plus qu’il ne remet en cause la coexistence chez l’individu de pulsions immédiates et d’aspirations de moyen terme plus rationnelles, coexistence qui ne se résout pas systématiquement en faveur des premières. Les neurosciences n’impliquent donc pas une vision hyperindividualiste et déresponsabilisante de l’homme. Ce que l’on pourrait craindre, en revanche, c’est leur utilisation par les publicitaires et les industriels pour inoculer de nouveaux désirs aux consommateurs, à leur insu et donc sans leur accord, de façon à les maintenir dans un état d’insatisfaction permanente.
Pascal Josèphe conclut l’ouvrage en soulevant le risque que l’hyperindividualisme et l’immédiateté réduisent les capacités du corps social à résister aux tentations totalitaires. Il plaide ainsi pour un sursaut des corps intermédiaires. Ceux-ci doivent revaloriser les valeurs collectives, grâce à un renforcement structuré et méthodique de l’éthique dans les choix politiques.
On ne peut bien sûr qu’approuver une telle proposition. Même si le risque évoqué paraît exagéré, le totalitarisme s’accommodant par définition fort mal de l’extension des droits individuels et de la liberté d’expression caractérisant notre époque.
* Lire également sur Nonfiction.fr :
- la critique du livre de Pierre Manent, Enquête sur la démocratie, par Julien Jeanneney
- la critique du livre de Cass R. Sunstein, REPUBLIC.COM 2.0, par Jean-Baptiste Soufron
- la critique du livre d'Eric Decouty, La Dictature du Moi-je, par Laure Jouteau