Trois hommes, trois approches, un même souci : mettre en garde le public.

Il est très difficile de définir le terrorisme (les terrorismes ?) selon Philippe Migaux, docteur en ethnologie, chargé de conférences à Sciences-Po Paris sur les menaces sécuritaires internationales. Il inaugure un projet de vulgarisation, au sens noble du terme, avec un ouvrage collectif traitant du jihadisme, autant dans sa dimension idéologique que dans sa stratégie combattante. Ils sont en effet trois à avoir pour objectif, non pas tant de faire de nouvelles révélations, même si leurs travaux ouvrent de nouvelles pistes, que de rendre compréhensible l’évolution combattante de l’islamisme radical. Outre Philippe Migaux, participent à l’ouvrage David Bénichou, vice-président chargé de l’instruction au pôle antiterroriste du Tribunal de grande instance de Paris, et Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’EHESS. Trois hommes, trois approches singulières et trois domaines d’études différents mais complémentaires, contribuent à montrer qu’on ne saurait se satisfaire d’une seule approche pour comprendre ces actes terroristes qui ne sont pas nés de rien.

Par une approche géographique et historique, Philippe Migaux clarifie le sens des idéologies fondamentalistes activistes visant à restaurer, par le jihad, le Califat, afin de rassembler les croyants sous une tutelle politique. Fahrad Khosrokhavar apporte un éclairage psychologique et sociologique du cas français. D'après lui, un « nouveau type d’acteurs de classes moyennes »   s'ajoute à la jeunesse socialement exclue, et les jeunes femmes, notamment les converties, y jouent un rôle non négligeable. Enquêtant notamment en France, il montre comment se déploie une « habile combinaison de l’idéologique et de l’affectif » au sein des sociétés européennes : une partie de la jeunesse est ainsi persuadée qu'il faut combattre ses propres concitoyens. Cette idéologie « mêle les pires aspects de l’extrémisme islamiste et du radicalisme fascisant européen »   . La prison y est présentée comme l’un des terrains privilégiés de l’expansion du jihadisme.

Le troisième auteur, David Bénichou, est juriste et juge. Son approche est politique. Il souligne une déficience essentielle de la démocratie française : la prépondérance que l’on devrait accorder au judiciaire sur le sécuritaire dans le traitement du jihadisme est négligée. Les conséquences sont la mise en péril de l’État de droit et le renforcement des contraintes sécuritaires qui risquent de sacrifier la liberté. Les enjeux sont importants. Pas loin menace un autoritarisme qui peut très vite devenir totalitaire. Mais l’essentiel est ailleurs : toucher la France c’est toucher le modèle républicain établi par la Révolution française, nier la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. C’est toucher l’État et ses institutions. Nombreux sont en France les opposants à ce modèle, à commencer par l’extrême-droite. Ce n’est pas tant le califat en tant que tel qu’il faut craindre – et Houellebeq est ici complètement hors sujet – qu’un renversement de l’État républicain français. Tout État totalitaire en appelle au développement d’autres.

 

Les racines historiques du jihad et du califat 

 

Ce qui est en jeu, derrière la question du jihadisme c’est le retour au califat, système politique exclusif et communautariste. Son bras armé est le jihad qui se présente sous deux formes radicalement différentes : le Grand et le Petit jihad. Le premier est un combat intérieur avec soi-même sur le chemin de la foi. Le second est offensif et guerrier. Les mouvements fondamentalistes activistes vont inverser l’ordre, en faisant du Grand jihad une annexe du Petit, l’esprit de conquête étant privilégié.

La question d’un jihadisme conquérant se met en place dès la mort du Prophète. La mort de Mahommed, en 632, va aboutir à des conflits et des dissensions internes, aboutissant en 661 à l’assassinat d’Ali, le quatrième Calife, gendre de Mahommed. Cette difficile succession, appelée « la discorde », est une des origines de la scission entre chiites fidèles à Ali et les Omeyyades sunnites. Chacun va développer sa propre conception du fondamentalisme et du jihad en se distribuant l’espace géographique. Leur point commun est la défense du califat. Le fondamentalisme favorable au califat s’est développé en trois moments. La première période est celle de Ahmed Ibn Taymiyya, théologien du XIIIe siècle. Le titre de l’un de ses ouvrages est assez éclairant : La politique au nom de la Loi divine pour établir le bon ordre dans les affaires du berger et du troupeau. Il en appelle au renversement de tout dirigeant qui ne respecte pas les règles fondamentales de la religion. Au XVIIIe siècle, Mohammed Ibn Abd Al-Wahhab se pose en continuateur de sa pensée. Défendant un puritanisme absolu, il s’oppose surtout au soufisme   . Il va apporter son soutien et une caution religieuse à la tribu des Saoud dans leur désir de dominer la péninsule Arabique. Le dernier moment va être celui du salafisme, à la fin XIXe siècle. Mouvement rigoriste, il associe la colonisation par la guerre et la punition divine et il revendique un retour à la tradition, au modèle du Prophète – « salaf » signifiant l’ancêtre. Depuis les années 1970, le terrorisme jihadiste cherche à rétablir le califat, auquel le turc Mustafa Kemal mit un terme définitif en Turquie en 1922. Mais sa disparition matérielle n’empêche pas les discours en sa faveur de proliférer.

 

La progagande jihadiste s'appuye sur la figure du martyr, dont on peut retrouver la naissance idéologique dans les combats qui ont mené à la Révolution iranienne, en 1979. Au milieu des années 1950, alors que le Shah d’Iran installe un régime dictatorial, apparaît une réflexion contestataire au sein du chiisme iranien. Elle est alimentée notamment par un laïc iranien, Ali Shariati. Ce sociologue spécialiste des religions, qui traduira les Damnés de la terre de Franz Fanon, proche de Sartre et adepte du discours marxiste, va introduire dans le fondamentalisme chiite les idées de redistribution sociale et de libération des masses. Il en appelle à une révolution des déshérités, dans une sorte de « théologie de la libération ». Cela le conduit à forger l’image du martyr, souvent choisi au sein des défavorisés. Ainsi, par exemple, lors de la guerre contre l’Irak (1980-1988), la République islamique d’Iran enverra des dizaines de milliers d’enfants s’écraser avec des engins explosifs sur les défenses ennemies : ils avaient en poche une clef en plastique pour le paradis… Faire adhérer la masse, telle va être la préoccupation des décennies qui suivent. C’est l’enseignement que certains intellectuels du jihad retireront de cette expérience marxiste avortée, en développant le thème de l’identité musulmane. Pas de Califat sans peuple.

 

Avec Al Qaïda, le jihadisme investit la scène internationale. En Afghanistan, l’islamisme combattant se développe à la fin des années 1980. C’est là qu’Oussama Ben Laden fait ses armes aux côtés d’autres jihadistes célèbres : l’égyptien Ayman Al-Zawahiri, le koweïtien Khalid Sheikh Mohammed – qui planifiera pour Al Qaïda les opérations du 11 septembre 200   – et le saoudien Ibn Khattab. Après trente ans de combats, le califat ne parvient pas à s’installer durablement. Il est vrai que ce n’est pas le but directement recherché par Al Qaïda, qui en est resté à un pur programme d’exportation de la violence. C’est toutefois dans cette période que se développe, autour du syrien Abu Tassir Al-Tartussi, toute une stratégie de communication via internet. Leur réussite est d’avoir créé, malgré une fragmentation qui est loin d’être une faiblesse, « le fantasme de la communauté musulmane à l’échelle de la planète, la néo-umma », écrit Fahrad Khosrokhavar dans Gouvernement idolâtre   .

 

L'enjeu de la communication, d'Al Qaïda à l'État islamique

 

Si quelques français avaient rejoint les forces combattantes d’Al Qaïda, leur implication dans les réseaux de communication n’est pas négligeable. À titre d’exemple, le franco-sénégalais Omar Diaby, vétéran du vol à main armée, avait attiré l’attention en 2011 pour ses liens avec une association fondamentaliste française, « Forsane Alezza » – les « Cavaliers de la fierté » – dont la dissolution fut décidée en février 2012. Il crée le site « 19HH » en référence aux événements du 11 septembre 2001 : 19 pour les 19 martyrs et HH pour les deux tours. Le site français Dailymotion est utilisé pour la communication, car il propose des mises en ligne gratuites pouvant durer jusqu’à une heure. Les femmes commencent à être ciblées comme membres à part entière d’une société de guerriers. Mais c’est surtout pour la propagande qu’elles sont utilisées : depuis 2004, certains sites jihadistes leur laissent la parole, en référence au rôle que certaines d’entre elles avaient joué dans le passé.

À la différence d’Al Qaïda, l’État islamique a développé sa propre communication. Le but étant de défendre le Califat, il s'en remet à des spécialistes de l'image et du montage pour magnifier la violence et vanter les bénéfices sociaux de l'État   . Rien n’est laissé au hasard, tout est voué à fidéliser la masse, sans laquelle aucun Califat n’est viable. Les Français sont nombreux à partir en Syrie. Le voyage est souvent financé grâce aux prêts à la consommation des banques. Il revient à environs 3 000 euros, mais en Syrie un salaire mensuel de 200 euros pour les célibataires, et de 500 pour les familles attend les candidats. Ce qui les attend aussi c’est un mois de dressage intensif, des humiliations souvent filmées – pour les déshumaniser et tester leurs convictions – des missions-suicides, ou la garde des prisonniers. Il y a des tentatives de désertion, mais qui sont souvent réprimées par la police militaire. Quant au financement des actions, il est possible grâce aux actions criminelles. L’Etat islamique disposerait à ce jour de plus de 21 milliards de dollars.

La France est un des pays le plus ciblé par les menaces de l'État islamique. Cela peut s'expliquer en partie par le souvenir idéologisé de l’histoire, des Croisades à la colonisation. Mais c'est aussi la volonté de l’État français de fonder un « islam français », conforme à une politique d’« intégration »   , qui heurte la vision de ceux qui considèrent que seule la charia doit être suivie. La tradition laïque de la République, dont l'interdiction du port du voile dans l’espace public   est l'expression, est fortement rejetée par les acteurs du jihadisme. De même que pour les journaux satiriques, ils y voient une forme d’ostracisme et d’iniquité envers la religion musulmane.

 

Le malaise de l’État-nation français

 

Les deux dernières parties de l’ouvrage s'attachent à ce qui se passe en France. Ce n’est pas tant l’idéologie du califat qui attire la jeunesse et, plus récemment, les « convertis », ou encore les femmes, que, plutôt, un discours anti-impérialiste. Celui-ci, selon Farhad Khosrokhavar, était pris en charge dans les années 70 par l’extrême gauche et il relayé aujourd’hui par le jihadisme. Il s'agit d'un discours de contestation, une réponse violente de « jeunes » en quête d’un sens qu’ils ne trouvent plus dans un État-nation qui va mal. « Le sentiment d’injustice, la volonté de représenter un groupe malmené (la classe ouvrière dans le cas des anarchistes, les musulmans dans le cas de jihadistes) et l’infériorité militaire des pays du jihad, sont les trois ingrédients nécessaires (mais pas suffisants) du terrorisme moderne » résume Farhad Khosrokhavar   .

C’est donc d’abord une initiative de contestation qui attire. Ce sont en effet de héros négatifs, destructeurs qui sont mis en scène dans les médias, dans un siècle qui ne produit plus de héros constructifs. L’enquête de terrain mené par le sociologue dans les prisons françaises met à jour ce désir « d’être quelqu’un médiatiquement ». Ainsi pour beaucoup des jeunes incarcérés, Mohamed Mérah apparaît comme un héros, celui qui a mis à mal le système sécuritaire français. Le jihadisme est « un acte de "recouvrement d’identité", d’unification de soi »   dans une société où l’identité est éclatée. Cette fixité, voire cette ossification de l’identité, est à son zénith quand « on passe à la télé ».  

Les garçons qui se radicalisent adoptent un discours de haine, plus qu’un réel discours idéologique autour de la guerre sainte et du califat. Par cet engagement, ils acquièrent un nouveau statut social, qui les délivre de l'image de « chômeurs » et leur permet de se construire une image de soi forte, dont la peur dans le regard des autres est le reflet. Farhad Khosrokhavar voit, dans cet attrait pour le jihadisme, une recherche de valeurs radicalement opposées à celles de mai 1968. Si celles-ci affirmaient la jouissance immédiate d’une spontanéité et d’une sexualité débridée, « le jihadisme  [au contraire] est la célébration de la mort au sein d’une normativité étouffante dont l’attrait réside principalement dans l’absence d’autonomie »   précise-t-il. Il y a comme un besoin de répression dans un monde où le « trop plein » de liberté inquiète.

La « déradicalisation », conclut Farhad Khosrokhavar, doit tenir compte du lien social que reconstruit le jihadisme comme une réponse à la marginalisation d'une certaine jeunesse  –  celle qui « tient les murs » ou qui est seule devant son ordinateur, et qui n'est pas en état de construire une image valorisante d’elle-même.

 

La lutte antiterroriste 

 

David Bénichou, dans la troisième partie de l’ouvrage, fait un état des lieux de la lutte anti-terroriste, afin de montrer la difficulté à construire des réponses juridiques. Tout d’abord, l’habileté du jihad est d’habiller son entreprise criminelle des oripeaux de la liberté religieuse. Sachant que la Constitution française protège cette dernière, cela permet de brouiller encore plus le jeu. Or, selon David Bénichou, le jihadisme est une « secte » au sens de « ce que l’on suit » et qui, par voie de conséquence, sépare du mécréant, de la famille, des anciens amis. Séparer doit être aussi entendu au sens symbolique : il y a toute une mythologie autour du sabre et de la décapitation qui ne relève pas du hasard. Le conflit entre le droit français et le jihadisme porte sur des valeurs : ce n’est pas tant le Coran qui est en jeu mais les hadiths, qui donnent des règles parfois absentes du texte coranique. C’est d’ailleurs propre à toutes les religions que de ne pas avoir toujours des règles conformes à l’État de droit républicain. Ainsi s’impose la nécessaire limitation des libertés publiques, à partir du moment où la sûreté des citoyens, condition liminaire du vivre ensemble, est en péril.

Internet, du fait de son développement planétaire et de son extrême liberté, n'a pas seulement des répercussions heureuses sur la démocratie – l'avènement d'une «  démocratie numérique » etc. –, mais peut provoquer aussi des conséquences fâcheuses. En effet chacun peut s’y exprimer, ce qui place au même niveau la connaissance et la pire des opinions. Se pose donc là encore l’exigence de la contrainte, puisque la démocratie porte en elle les risques de sa dissolution dans l’illimitation de la liberté.

La structure antiterroriste, explique David Bénichou, est composée de plusieurs antennes : le système judiciaire, l'arsenal juridique complet, mais aussi le renseignement. Celui-ci est rattaché directement à l’exécutif et fonctionne sous la modalité du secret, sans aucun réel cadre juridique. La lutte antiterroriste est-elle légitimée à ne s’en remettre qu’au renseignement, au risque de porter atteinte au fonctionnement démocratique ? Dans les faits, la lutte antiterroriste privilégie, en moyens et financements, le renseignement. Si on veut inverser la tendance et orienter la lutte terroriste vers des condamnations juridiques en règle, il faut, précise David Bénichou, donner les moyens au judicaire de produire les preuves.  Autrement, on ne pourra s'appuyer que sur les preuves obtenues par le renseignement, qui sont  moins fortes et fondées, parce que obtenues en dehors d’une réelle règlementation démocratique. Or, à y regarder de près, le renseignement concentre les pouvoirs et cloisonne l’information. Des voix se sont fait entendre pour demander un encadrement du renseignement, lequel ne fonctionne que sur un mode vertical, en relation directe avec le pouvoir exécutif.

Du côté du système judiciaire, l’organisation souffre d’un manque de collaboration réelle entre les neuf magistrats du Parquet et les huit juges d’instruction, tous issus de la section antiterroriste. À cela il faut ajouter la difficile relation avec le renseignement. Entre les magistrats, l’information passe peu, voire pas du tout, pour des raisons structurelles et organisationnelles. Tout cela aboutira aux vingt-trois mesures de la loi du 13 novembre 2014. Les événements qui suivront montreront que l’on est encore loin du compte, et que le renseignement et  le système judiciaire sont loin de suffire.

Faut-il lire là les raisons qui ont conduit à la déclaration de l’état d’urgence par François Hollande ? S’agit-il de comprendre que l’État français a été dépassé par sa propre administration ? Dès lors la cause du jihadisme serait le délitement de l’État national, et non pas la religion. Il faut repenser l’État et la nation : c’est cela qui est en jeu dans le jihadisme. C’est une question politique

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