Chaque semaine dans « Nation ? (chronique) », Maryse Emel présente des essais ou des œuvres, des intellectuels ou des artistes qui nous permettent de repenser nos manières de vivre ensemble au XXIe siècle. Cette semaine, elle analyse le documentaire Salafistes de François Margolin et Lemine Ould M. Salem.

 

Images dangeureuses

 

C’est souvent au nom de la liberté d’expression que l’on défend ou condamne l’image. Rappelons-nous Charlie, ou encore du droit à l’image, réduit bien souvent au droit à sa propre image.  On attribue aussi bien souvent à l’image des qualités qu’elle n’a pas, ou encore des intentions qui lui sont impossibles. Une image a-t-elle en effet, la capacité d’agir ou encore d’être responsable ? Plus profondément, plutôt que d’en rester à des affirmations péremptoires, et censurer au nom de la morale il serait sage de réfléchir l’être de l’image. N’est-ce pas par là qu’il faut commencer, définir l’image, avant de lui prêter des intentions démoniaques ? En 2012, les deux réalisateurs François Margolin et Lemine Ould M. Salem se sont rendus dans plusieurs pays qui appliquent la charia pour rencontrer des autorités politiques et religieuses. Entre, notamment, le Mali et la Mauritanie, ils interrogent des responsables, mais aussi des membres de la société civile, acquis à la cause salafiste. On a  affirmé que Salafistes est un film de propagande. C’est un jugement assez hâtif, qui oublie ou ne comprend pas ce qu’est une image.

La chrétienté voyait en l’image l’articulation du visible et de l’invisible, à travers le Christ image de Dieu, non réductible à sa copie. L’image se donnait ainsi comme incarnation, se faisant chair. Définition que Paul Klee donnera de la peinture lorsqu’il affirmera que l’image donne à voir l’invisible. Si on lui a reproché dans certaines querelles de faire voir ce qu’il ne fallait pas – l’interdiction de donner à voir certaines images ne date pas d’aujourd’hui – c’est qu’on lui prête un étrange pouvoir magique dont celui d’une incorporation mimétique du spectateur.

 

Faut-il filtrer les images par un discours moralisateur ?

 

Le documentaire Salafistes fait couler beaucoup d’encre. Il est désormais interdit aux moins de 18 ans. On lui reproche de ne pas disposer de « filtres » protecteurs à l’attention d’une jeunesse jugée malléable. À ce titre cela témoigne d’une confiance naïve en l’intelligence de l’âge.  Télérama du 6 février 2016, titrait « Salafistes », ou les risques de montrer le djihad sans filtre. Cette crainte de l’image se fonde sur le fait que les actes de violence ne cesseraient d’augmenter du fait de ce que montre l’image, et plus précisément que le documentaire en question présenterait un risque de diffusion de la violence djihadiste. Cependant, écrit Marie-José Mondzain   ,  le lien causal entre « l’inflation des visibilités » et la violence  ne va pas de soi et les « visibilités » ne se réduisent pas aux images   .

Sur Internet circulent depuis longtemps des vidéos violentes sur le djihadisme, faisant souvent office de propagande. Salafistes est un documentaire. S’il peut laisser croire qu’en diffusant certaines images, il se fait média de propagande, c’est oublier qu’un film est le fruit d’une construction, et nullement un donné brut et immédiat. Choisir de présenter certaines vidéos violentes, c’est mettre le spectateur en situation de ne pas pouvoir dire qu'il ne savait pas. Il voit la barbarie. Pudibonde, la télévision coupe ces scènes quand elle présente le documentaire, lui substituant la voix, la narration ; mais elle montre par là qu'elle n'a rien compris. Ces actes ne peuvent que laisser sans voix, et le réalisateurs se taire. Leur silence gêne parce que la morale se montre ainsi dans toute son impuissance, le discours moral ne vient pas maîtriser les images, les rendre inoffensives. La Ministre réintroduit, en limitant le public du film, dans un fâcheux contresens, la morale. Ce documentaire nous rappelle la formule de Nietzsche : « Dieu est mort ». Même si France Télévision ne subventionne plus le film, elle ne le ressuscitera pas. Avant de célébrer la mémoire, il faut voir la chair du présent. On a réduit à une reconstruction de l’esprit les chambres à gaz. Ceux qui savaient, les habitants d’Auschwitz par exemple, se sont tus. Ce silence a tué le langage et a permis aux négationnistes d’en tirer profit. On n’a pas vu l’insoutenable. Salafistes est un film qui parle dans ce refus du « off »: il montre l’insupportable, l’innommable. Rajouter la voix serait réintroduire la morale, la bonne conscience qui se croit à l’abri. Les « intellectuels » salafistes nous regardent de face, nous toisent. Ces images attendent une réponse, une action, une offensive. Le parti-pris du réalisateur c’est de placer le spectateur face à lui-même, déranger ses bonnes intentions. Dire  « c’est mal », c’est réintroduire la morale, catégorie impuissante face à des crimes contre l’humanité.

Le film montre aussi une autre rhétorique à l’œuvre derrière cette violence : aucun procédé d’euphémisation, puissance de l’exemple – exemplaire, absence de dialogue, suppression du « je » manifestée par les bourreaux encagoulés et la victime qui par son visage nu montre cette mise à mort de l’individu. Le visage de certains penseurs salafistes est incliné, refusant ainsi la position droite, celle du droit.

Le refus de la voix-off s’explique par ce souci de faire voir une autre logique fondée sur le primat de la vue. L’imagerie djihadiste absorbe, incorpore. C’est cela la propagande.

 

L’image peut-elle agir directement sur le sujet ?

 

Dire qu’une image est responsable de ce qu’elle pousserait à commettre, c’est d’abord refuser à celui qui la reçoit la liberté et la capacité de réfléchir. Il serait entièrement passif. Dès lors le paradoxe est le suivant : comment quelqu’un de passif peut-il agir ? Si au contraire l’individu n’est pas passif, il agit avec son corps, et l’image n’est plus celle qui commet l’acte criminel par exemple. On se retrouve face à une série de contradictions qui attendent un examen plus précis.

Comme le dit encore Marie-José Mondzain, « écouter des histoires  de loups nous a plutôt aidés à donner forme aux peurs et aux fantasmes indicibles qui peuplent les cauchemars, donc à les surmonter. Est-ce que les allégories édifiantes de la vertu et du patriotisme ont produit un monde vertueux et patriote… ? »   . Et le silence apparent des images a-t-il vocation de nous rendre muets ? Comme l’écrit encore la philosophe, voir une chaise ne m’ordonne pas de m’asseoir, même si j’en connais la destination. Le visible ne donne pas d’ordre.                      

La vraie question est plutôt celle « de la place de nos corps et de notre pensée dans la rencontre avec ces objets. »   . Une image se construit dans un rapport au champ perceptif du visible, de l’invisible, du spectateur, du réalisateur. On a trop tendance à oublier cette mise en relation. L’image cinématographique n’est pas neutre. Ce  n’est pas une donnée qui s’offre à la vision de façon immédiate. Il faut donc distinguer le regard qui est construit de la vision qui en tant que donnée sensible se présente dans sa (con)fusion. Marie-José Mondzain explique cela en développant deux moments de l’usage de l’image. Le premier, le moment grec est celui de « l’incorporation » qui produit une image mortifère. C’est la Gorgone qui en renvoyant l’image de celui qui croise son œil le pétrifie, ou encore Persée qui la tue en lui renvoyant sa propre vision dans son bouclier. C’est Narcisse qui se noie dans sa propre image. L’image en nous regardant peut nous engloutir. Elle possède un pouvoir de fusion mortel. « La violence de l’image se déchaîne lorsque celle-ci  permet l’identification de l’infigurable dans le visible »   . Il n’y a alors plus aucune distance entre le spectateur et l’image.  Chez les chrétiens l’équivalent est l’eucharistie, l’absorption-incorporation du corps du Christ. Le second moment distingué par Mondzain, radicalement différent, est « l’incarnation ». Ce moment est celui d’une image qui prête sa chair à une absence. « L’image attend sa visibilité de la relation qui s’instaure entre ceux qui la produisent et ceux qui la regardent. En tant qu’image elle ne montre rien »   .  C’est la parole qui joue ce rôle de dévoilement. Il n’y a pas non plus d’extériorité entre la représentation filmique et le spectateur dans sa présence face à cette représentation. Les deux formes d’esthétique, celle de la « représentation » et celle de la « présence » correspondent en fait à deux types de rapport avec le monde, l’un à distance, où les choses nous apparaissent bien rangées, neutralisées, reposant en elles-mêmes, et l’autre, où nous sommes dans la réalité, où les distances ne sont pas stables. L’image devient dangereuse à partir du moment où le spectateur ne peut plus bouger de sa place. « La violence du visible n’a d’autre fondement que l’abolition intentionnelle ou non de la pensée et du jugement »   . Ériger un « tribunal d’épuration morale des contenus»   mettrait fin à toute réflexion libre. Ceci donne à réfléchir la décision d’interdire le film à une classe d’âge. Certains discours moralisateurs rejoignent sur ce point les discours de propagande, par cette volonté d’incorporer.

 

Distance du regard : la place du spectateur

 

La manifestation de la vérité implique l’incarnation de la parole dans la chair des images. L’image et la parole dans ce cadre ne sont pas dans un rapport d’extériorité et la présence d’une parole extérieure n’est pas garante de l’incarnation des images. Ce qui importe c’est la place accordée au regard des spectateurs. Le regard est mise-à-distance, espace-jeu d’interprétation, réflexion d’une liberté en acte. La vraie violence est la suppression de la distance, la manducation du spectateur. C’est ce que mettent en œuvre les vidéos défendant et prônant le djihad.

On a reproché aux réalisateurs de Salafistes d’avoir fait un film de propagande. Or comme l’écrit Marie José Mondzain, dans un film de propagande « il faut produire des signaux univoques et mythiques »   . C’est dans le travail de l’image que réside la place accordée au spectateur, pas dans le contenu idéologique du film. Laisser la parole aux djihadistes ne veut pas dire adhérer à leurs propos. Tout d’abord parce que le film est l’œuvre d’un réalisateur, sa voix. Pas besoin d’une voix off pour dire, puisque le film est déjà voix. Le choix de ce silence des commentaires peut aussi signifier la restitution dans une sorte d’hallucination, d’une réalité qui nous échappe, brutale, et pour laquelle les mots sont dans l’incapacité de formuler du sens. Introduire la parole critique serait rationaliser ce qui échappe à la raison. Les salafistes qui témoignent le font de face, sans tourner le dos, dans une sorte d’offensive guerrière qui nous laisse sur la défensive, sans voix, impuissants.

N’est-ce pas aussi cette crainte du spectateur que le documentaire présente, cette peur qui coupe la parole ? Comprendre la propagande, sa force de persuasion c’est non pas la raconter, la juger moralement, mais au contraire placer le spectateur face à sa propre réaction, lui donner la parole. Ce documentaire se situe au-delà de la morale. Il rompt avec la condamnation moralisatrice du jihad : il présente au spectateur un montage d’images que la voix de ce dernier prolongera. Dans les rares analyses du film, on pouvait lire celle-ci :

« Désarmons tout de suite les critiques : oui, le film adopte un point de vue. Son montage, sa bande son, ses cadrages, bref, sa mise en scène, produit autant de discours qu’un commentaire appuyé en voix-off. C’est une évidence, et pourtant. Ce que le film ne fait pas, en revanche (c’est-à-dire commenter verbalement, contextualiser, ou porter frontalement la contradiction), permet de mener sur un terrain neuf le combat de communication entre propagande djihadiste et ses contradicteurs occidentaux, et de restituer dans toute sa force et ses limites une force rhétorique inédite. »((Axel Scoffier, « Salafistes », article à lire en ligne)

Oedipe se creva les yeux pour mieux voir

 

 Salafistes,
 film de François Margolin et Lemine Ould Salem
 2016

 
 
 L'image peut-elle tuer?
 Marie-José Mondzain
 Bayard, 2015 (première publication : 2002)