Le dossier Polyphonies syriennes va à la rencontre d'écrivains, d'intellectuels et d'artistes venus de Syrie à Paris : retrouvez un nouveau portrait tous les lundis et vendredis sur nonfiction.fr.

Prêter attention aux voix de ces exilés syriens de Paris – qu’ils soient là depuis longtemps ou qu’ils soient arrivés depuis 2011 –, c’est trouver auprès d’eux des éléments de réponses à la question «  Comment en sommes-nous arrivés là ?  ».

Les intellectuels syriens en exil à Paris se demandent tous  «  comment en sortir ?  » et nous indiquent des pistes. 

 

 

 

Youssef Courbage, un démographe philosophe

 

«  La population majoritaire [sunnite] représente désormais 73 % de la population. Elle bénéficie de naissances abondantes et en augmentation. Ainsi, entre 1963 et 2012, le poids des 15-24 ans a été multiplié par 5,3 dans la majorité sunnite ; de 2,4 seulement dans les minorités.  »

Youssef Courbage, invité des Dimanches de Souria Houria le 22 février 2015

 

 Youssef Courbage, né à Alep en 1946, a fait des études de sciences économiques et de sociologie au Liban puis s’est spécialisé en démographie et en urbanisme à Paris. De retour au Liban, il a enseigné la démographie et s’est consacré à des recherches sur les pays arabes. Expert des Nations unies au Moyen-Orient et en Afrique du Nord de 1984 à 1989, il est devenu directeur de recherches à l’Institut national d’études démographiques (INED) de Paris avant d’être détaché à Beyrouth pendant deux ans comme directeur scientifique des études contemporaines de l’Institut français du Proche-Orient puis de revenir à l’INED à Paris.

 

Démographie et économie avant 2011

La Syrie, dont 60 % du territoire est désertique, a une population inégalement répartie entre région côtière, vallées fertiles, grandes villes, steppe et désert. Ainsi, rappelait Youssef Courbage en mai 2012, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), la densité de population tombe à 50 habitants au km2 dans l’est du pays, à Deir ez-Zor par exemple.

Les périphéries des grandes villes – Alep, Homs, Damas – et les petites villes comme Deraa et Idlib, ont été laissées à l’abandon par le régime après la libéralisation de l’économie intervenue dans les années 2000. Il faut avoir à l’esprit qu’Alep, Homs et Damas drainent à elles trois 50 % des investissements en Syrie. À Douma, devenue un fief rebelle situé dans la Ghouta orientale, à l'est de Damas, s’est développé avant 2011 un «  capitalisme des copains  » autour de Syriatel, aux mains de Rami Makhlouf, cousin de Bachar Al Assad. Le produit intérieur brut (PIB) tourne autour de 40 milliards d’euros et est issu de trois secteurs : l’agriculture, l’énergie et l’industrie, et les services. Le régime, depuis le soulèvement, revient vers une économie protégée pour préserver sa base sociale et survivre.

Youssef Courbage ne s’appesantit pas sur ce «  capitalisme  » de type clanique, dont les retombées profitent aux communautés sur lesquelles s’appuie le régime. Il préfère nous renvoyer à l’étude du sociologue Michel Seurat   , «  Castes, confessions et société en Syrie  » parue dans L’État de barbarie   .

 

Démographie et politique

Invité des Dimanches de Souria Houria (Syrie libre) à Paris, le 22 février 2015, il souligne d’abord à quel point le soubassement démographique de la crise syrienne est constamment occulté au profit des explications géopolitiques, sociales ou stratégiques. L’évolution démographique de la Syrie est pourtant atypique à maints égards, dans le contexte arabe notamment, et mérite d’être mise en lumière.

En quoi cette évolution révélait-elle déjà, avant le soulèvement de 2011, les hésitations, les conflits et les lignes de fracture qui traversaient la société, se demande-t-il ? Les ratés de la transition démographique expliquent-ils en partie le blocage de la transition démocratique ? La transition démographique bloquée n’est-elle pas aussi une conséquence des errements politiques ? Quelles perspectives d’avenir pour la Syrie à la lumière des tendances démographiques ? Telles sont les questions sensibles auxquelles il entend apporter des éléments de réponses.

 

La transition démographique piétine

Le taux de natalité varie de huit enfants par femme à un enfant par femme. Or les travaux de l’école démographique à laquelle appartiennent Emmanuel Todd et Youssef Courbage ont mis en évidence que la maîtrise de la fécondité est une des conditions de la modernité. En 2000, le taux moyen était de 3,8 enfants par femme ; en 2009 de 3,5, et on constate toujours de fortes différences selon les régions. Ainsi, à Damas, la moyenne est de deux enfants par femme de même qu’à Soueïda dans le sud, ou Lattaquié et Tartous sur la côte méditerranéenne, comme en Tunisie ou en France... En revanche, à Idlib et Alep, au nord, ou Rakka et Deir ez-Zor à l’est, la moyenne est beaucoup plus élevée : autour de sept enfants par femme.

 

L’influence du conflit sur la démographie

«  Avec 210 000 à 250 000 décès du fait de la guerre [estimation datant de février 2015 NDLR], les effets sur la démographie seront gigantesques. Les mariages sont reportés ou annulés. Souvenez-vous des effets, en Europe, de la Première Guerre mondiale sur la pyramide des âges. Le mutisme officiel est total. Dans les statistiques officielles, rien ne mentionne la religion ou l’ethnie. Cela s’inscrit complètement dans l’idéologie dominante selon laquelle les Syriens sont intégrés dans l’État-nation. On peut relever le contraste avec la période du mandat français (1920-1944) qui marquait clairement la division entre les religions mais pas entre les ethnies.  »

Le pouvoir est en porte-à-faux par rapport aux décalages qui se creusent entre ethnies et confessions. Du fait de la guerre, les Arabes sunnites se sont regroupés, ils forment désormais un agrégat. D’où un rapprochement symbolique entre Damas et Alep, les deux rivales depuis des siècles, des millénaires même. Les Alaouites – 2,5 millions d’habitants, 10 % de la population – sont intimement associés au pouvoir et font corps avec la Syrie. Ils sont 200 000 au Liban, où ils sont représentés par deux députés. Ils sont issus du chiisme duodécimain, religion trinitaire, initiatique et syncrétique, qui croit à la métempsychose. Leur position et leur histoire ont un effet sur leur faible démographie, comme chez les Druzes.

 

Les minorités d’hier à aujourd’hui

L’assabiyya ou esprit de corps [concept forgé par l’historien Ibn Khaldoun au XIVe siècle et repris à son compte par Michel Seurat NDLR], est très fort chez les Alaouites, depuis Saladin [XIIe siècle] jusqu’aux Ottomans [XVe-XXe  siècle]. Ils ont été opprimés sous les Mamelouks [du XIIIe au XVIe siècle] tandis que le mandat français représente un âge d’or pour eux. «  La mémoire collective se souvient encore des fillettes vendues comme bonnes à tout faire à Hama, Damas, Beyrouth… Leur ascension sociale, après l’indépendance, s’est faite à travers le parti et l’armée. En 1955, on comptait 65 % de sous-officiers alaouites ; en 1997, 61 % de militaires de haut rang. Au départ, ils sont en majorité ruraux puis ont opéré un mouvement vers les villes sauf à Alep, qui a résisté à leur intrusion. On note une très forte mobilité sociale en leur sein car le pouvoir pratique une forme de discrimination positive en leur faveur à tous les niveaux et dans tous les domaines. Ainsi, en 2005, le niveau de vie de la côte est deux fois plus élevé qu’à Alep… L’eau, l’électricité, le tout à l’égout, la main d’œuvre féminine sont des marqueurs de ces transformations qui ont permis aux Alaouites, autrefois métayers, de devenir des petits puis des grands bourgeois. Bien sûr, il demeure des exceptions.  »

Les Kurdes – la deuxième minorité –, sont aujourd’hui 8 %. Les chrétiens, peu nombreux, sont influents. «  L’agence de renseignements américaine, la CIA, prétend qu’ils sont 10 % de la population. Mon estimation est plus modeste : 4,6 %. En effet, les chrétiens sont victimes de leur propre transition démographique et de l’immigration, phénomène qui n’est pas nouveau. Dans les années 40, ils étaient 30 % de la population. Avant 2011, d’après mes chiffres, 3,5 %. Chez eux, pas d’assabiyya ni d’unité  », note-t-il. «  Les Druzes, dans la région de Soueïda, dans le sud du pays, sont surévalués. Le chiffre avancé est 700 000 ; dans les faits, je pense qu’ils ne dépassent pas les 400 000. Chez eux, comme chez les Alaouites, on observe une assabiyya très forte. Enfin, les Mourchidites, dissidents des Alaouites, sont 15 à 20 000 personnes seulement mais sont influents dans les services secrets.  »

 

Une transition à deux vitesses

La population majoritaire [sunnite] représente désormais 73 % de la population. Elle bénéficie de naissances abondantes et en augmentation. Ainsi, entre 1963 et 2012, le poids des 15-24 ans a été multiplié par 5,3 chez les sunnites ; de 2,4 seulement dans les minorités. Il faut constater que les villes qui ont fait la «  une  » des journaux – Deraa, Alep, Deir ez-Zor… – sont des villes à forte fécondité.

C’est pourquoi le pouvoir a donné pour consigne, au début du soulèvement, lors de la conscription, d’enrôler à tout prix des minorités dans les forces armées. Il voulait éviter que son bras armé soit essentiellement constitué de sunnites en qui il n’avait pas confiance. De même, pour le moment, il n’est pas mécontent que quatre millions de réfugiés qui lui sont hostiles – essentiellement sunnites – aient quitté le pays. Mais, à moyen terme, si on table sur un conflit d’une quinzaine d’années, en nous référant au précédent du Liban, le facteur démographique jouera à plein.

Youssef Courbage fait valoir que le régime s’appuie sur une minorité qui a beaucoup plus à perdre que dans les autres pays arabes. «  La peur des Alaouites de disparaître démographiquement et géographiquement  » n’est pas feinte. Leur démographie défavorable est compensée par leur supériorité militaire et financière qu’ils ne peuvent se permettre de perdre. En termes économiques, 70 000 hommes servent le pouvoir ; 200 000 les rebelles. Les Alaouites enregistrent une surmortalité à la guerre : ils totalisent 75 % des morts militaires estimées à 50 000 [chiffre à revoir à la hausse en 2016 NDLR]. La carte sur les dépenses mensuelles des ménages recoupe la carte de la révolte. «  Mais nous n’avons pas de données objectives et chiffrées sur les peurs  », reconnaît-il avec ironie, avant de signaler un facteur extérieur qui va peser sur l’avenir : la chiisation des Alaouites, entraînée par la militarisation du soulèvement et l’implication de l’Iran en Syrie.

Enfin, parmi les facteurs externes, il faudra compter aussi avec le poids de la diaspora. Il y a vingt ans, elle comptait 3 millions de personnes dont beaucoup de chrétiens. Le mouvement a commencé au XIXe  siècle et s’est poursuivi pendant la Première Guerre mondiale quand la famine a sévi au Liban et en Syrie.

En dépit de toutes ces lignes de fracture, Youssef Courbage ne croit pas à la partition de la Syrie, comme il ne croyait pas à celle du Liban pendant la guerre civile. Les populations sont tellement imbriquées les unes dans les autres que cela lui paraît impossible. Par exemple, à Lattaquié, il y a 55 % d’Alaouites, 45 % de gens d’autres communautés. Quant aux Kurdes, ils ont le modèle irakien en tête : une fédération nationale avec une province autonome qui représente une indépendance de fait

 

Claire A. Poinsignon

 

 

«  C'est l'amour », Khaled Dawwa

 

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RAFIF JOUEJATI ET LA CHARTE DE LA LIBERTÉ 

 

3 novembre 2015 – Ila Souria (Pour la Syrie) tient un Café citoyen sur la Charte de la liberté, initiative prise par une Syrienne des États-Unis. Depuis Washington, Rafif Jouejati, initiatrice de la fondation FREE-SYRIA, présente sa démarche à ce public parisien : « La fondation que je dirige a reçu, il y a deux ans, une subvention du Département d’État américain de 250 000 dollars pour mener une étude qui réponde à la question Que veulent les Syriens ? ». 

 

« Nous avons rassemblé une équipe pour mener une phase pilote dans le sud de la Turquie puis avons conduit l’étude à l’intérieur de la Syrie. À notre grande surprise, nous sommes parvenus à réunir les réponses de 50 000 personnes. Et, à partir des résultats qui obtenaient plus de 50 % de consensus, nous avons rédigé la Charte de la liberté, en nous inspirant de l’exemple sud-africain. Pour lancer la phase d’extension du projet et réunir le maximum de signatures, nous avons sollicité et obtenu une aide du National Endowment for Democracy [Dotation nationale pour la démocratie] et fin octobre une promesse du ministère des Affaires étrangères français [confirmée à la mi-décembre NDLR]. Ces fonds, même modestes, nous permettront d’appointer des activistes pour récolter des signatures. Pour nous aider, débattez, stimulez le débat autour de la Charte et, si vous êtes Syrien(ne), signez la Charte en ligne et diffusez-la afin qu’à Vienne ou ailleurs nous puissions enfin représenter la volonté du peuple syrien. »

 

Marc Hakim, rapporteur de la Charte pour la France, insiste sur l’originalité de la démarche sud-africaine dans les années cinquante dont s’est inspirée Rafif Jouejati, la méthode respectée pour mener à bien ce sondage dans un pays en guerre et sur les principaux résultats de l’étude qui ont abouti à la rédaction de la Charte. Il rappelle également que, dès 2000, la Déclaration de Damas et, dès le 22 avril 2011, la déclaration des Comités locaux de coordination, puis la charte du Caire présentée en juillet 2012 avant une réunion des Amis de la Syrie, prônaient les mêmes principes

 

 

Le 15 décembre, Rafif Jouejati, de passage à Paris, répond aux questions soulevées lors de la rencontre de novembre, sur l’étude, la Charte et les financements.

 

 

Ailleurs sur le Web

 

Les Syriens veulent rester chez eux mais dans une Syrie libre, 11 septembre 2015

 

Des signatures comme armes pour la paix en Syrie, 20 décembre 2015

 

 

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ÉCOUTER

Sabri Moudallal d’Alep.

 

 

VOIR

Les Dimanches de Souria Houria invitent Youssef Courbage, le 22 février 2015.

 

 

LIRE

Hafez al-Assad (1930-2000), père de l’actuel président Bachar al-Assad, qui lui a succédé en 2000, est le descendant «  de petits notables ruraux  » du pays alaouite, étudiés par l’historien Hanna Batatu, auteur d’un ouvrage sur la paysannerie syrienne dont Philip S. Khoury a rendu compte dans Le Monde diplomatique en 1999.

Le Rendez-vous des civilisations, Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Seuil (2007)

La Syrie au présent, reflets d’une société, ouvrage collectif, collection «  Sindbad  », Actes Sud (2007)

Ce que la démographie nous dit du conflit syrien, 15 octobre 2012

Des chiffres contre les préjugés, dans la revue Hérodote (2014)

Youssef Courbage et Emmanuel Todd insistent plus particulièrement sur l'alphabétisation : «  La variable explicative la mieux identifiée par les démographes n'est pas le PIB par tête, mais le taux d'alphabétisation des femmes. Le coefficient de corrélation associant l'indice de fécondité au taux d'alphabétisation féminin est toujours très élevé...  »

Syrie : on va avoir une génération sacrifiée,15 mars 2015.