«  Vraiment, le pouvoir qui s'attaque à nous n'aura pas gagné grand-chose à ce que nous, hommes d'art, nous quittions notre tâche consciencieuse, tranquille, sincère, profonde, notre tâche sainte, notre tâche du passé et de l'avenir, pour aller nous mêler, indignés, offensés et sévères, à cet auditoire irrévérent et railleur qui, depuis quinze ans, regarde passer, avec des huées et des sifflets, quelques pauvres diables de gâcheurs politiques, lesquels s'imaginent qu'ils bâtissent un édifice social parce qu'ils vont tous les jours à grand-peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de loi des Tuileries au palais Bourbon et du palais Bourbon au Luxembourg !  » Victor Hugo, 30 novembre 1832  (Préface de Ruy Blas)

 

 

Salafistes, un film qui en dit trop 

 

Il pleuvait des trombes d’eau le jour où nous nous rencontrâmes. Une véritable douche froide à l’image de ce qui se passait pour Salafistes. François Margolin, un des deux réalisateurs du film Salafistes aux côtés de Lemine Ould Salem, était fidèle au rendez-vous et avait du mal à rester calme face à cette volonté qu’il qualifiait de «  venant de très haut  », cette volonté de «  couler sa boîte de production  ».

«  Non seulement le film a été censuré, ce qui depuis cinquante ans ne s’est pas fait – censuré c’est le bon mot, même si cela ne touche que les mineurs, rajoute-t-il, – France 3 a retiré son financement et exige remboursement, ce qui est quasiment impossible, et le film n’est pas diffusé, comme si les diffuseurs se faisaient censeurs à la place de l’État  ». On ne peut en effet que s’interroger sur le rôle des médias.  En ces temps d’urgence, c’est à qui en fera le plus pour se faire valoir aux yeux de l’État. La prise de risque n’est manifestement pas au goût du jour. «  Le jour où je suis allé déposer le film auprès de la Commission de classification du CNC, pour moi c’était une pure formalité. Le choc a été dur lorsque l’attribution «  interdiction aux moins de 18ans  » a été prononcée. Tous les collègues dans la production nous ont alors tourné le dos. C’est cela qui est dur : se retrouver seul.  »

 

Censure et pornographie

 

La censure a jusqu’à présent porté essentiellement sur la pornographie. Principe moral de l’interdiction qui a d’ailleurs conduit au label «  films  X  ». Pas évident de trouver de la pornographie dans Salafistes, définie ainsi : «  Représentation (sous forme d'écrits, de dessins, de peintures, de photos, de spectacles, etc.) de choses obscènes, sans préoccupation artistique et avec l'intention délibérée de provoquer l'excitation sexuelle du public auquel elles sont destinées  », voilà la définition que le dictionnaire CRNTL en donne  

Dès 1896, lors de la naissance du cinéma, le film américain de William Heize, Le baiser (titre original : The May Irwin Kiss), fait scandale. De même, en France les instances religieuses diabolisent le cinéma des frères Lumière. En 1916 une commission de contrôle est mise en place en France. L’image inquiète et fascine.

Mais où est l’obscène dans le film de François Margolin et Lemine Ould Salem? Est obscène ce qui porte atteinte à la pudeur par sa crudité. Crudité ou cruauté ? Tout est dans la nuance. Un documentaire n’est pas une fiction. Opposant le cru au cuit, Claude Lévi Strauss en établira l’appartenance à l’immédiateté de la nature. La cruauté, au contraire, est propre à la culture et à la civilisation. Tout est dans l’intention, le but poursuivi. Dans les Malheurs de Sophie que l’on a à tort pris pour une histoire pour les enfants, l’enfant massacre un par un tous les poissons vivants de l’aquarium, par plaisir sadique. Dans ses films, Pasolini montre aussi ce sadisme et cette cruauté barbare qui sépare l’homme de la crudité animale   . Faut-il interdire toutes ces œuvres au nom du bon goût pudibond ? Le moralisme n’est pas la pudeur.

 

«  La morale…c’est en son nom qu’on nous intente un véritable procès.  »

 

«  Sortons de l’idée selon laquelle l’image est un matériau brut. L’image est construite, surtout lorsqu’il s’agit de propagande. Les plans des vidéos de Daech ne sont pas laissés à l’improvisation  » insiste François Margolin. Il y reprend des procédés de certains maîtres du cinéma. Il faut sortir de la représentation grotesque du djihadisme. Un peu las de l’attitude des «  spécialistes  » sur le sujet, il ne répondra même pas à la philosophe qui lui reprocha de ne pas pratiquer le hors-champs lors de l’émission «  28 minutes  » sur Arte, le 27 janvier dernier. N’est-ce d’ailleurs pas à l’artiste de faire des choix artistiques ?

François Margolin a travaillé aux côtés de Depardon, dans ce silence de la voix. Le silence est un parti-pris. «  On nous reproche de nous taire, de ne pas avoir mis de voix off…du coup on nous condamne au silence. Le fait de nous taire, de montrer dans un langage autre que celui de la voix, c’est reconnaître que l’adversaire ne s’exprime pas avec nos catégories de pensée. Le silence aussi a une signification. Dans un pays, la France, qui a tant de soucis avec ses jeunes issus d’une intégration  problématique, qui oublie si peu la guerre d’Algérie qui valut la mise en place d’un contrôle du cinéma par l’ORTF, c’est-à-dire l’État, dans les années soixante, il est dur d’entendre qu’elle est en situation de fragilité  », rajoute François Margolin. L’État français est un État laïc avec toute une tradition catholique qui dispose de ses propres filtres pour  ressaisir le réel. Au risque de choquer, d’égarer, le film  présente un autre chemin, sans les filtres de lecture classiques de la morale qui nous rassurent. Le djihadisme est absence de dialogue, violence pure.

 

Un public intéressé

 

François Margolin continue : «  Du côté du public, les choses sont plus simples. Il y a débat. Les gens veulent comprendre. Nous l’avons vérifié lors du lancement du film. Nous avions prévu un travail de sensibilisation avec les classes et les enseignants. Maintenant tout est gâché. On fait taire les questions. Toutes les réservations faites par les enseignants ont été annulées du fait de l’interdiction aux mineurs. On est réduit au silence. Notre film attend des réactions. J’avoue que là l’État a su montrer son autorité, comme fin de non-recevoir. Ne serait-il pas bon en terre de France d’évoquer, autrement que par des murmures, la dimension guerrière d’un certain Islam ? On nous reproche de faire de la propagande. L’État en serait-il lui-même éloigné ? J’avoue que ce qui s’est passé à propos du film laisse entendre qu’il gêne. Nous servons d’exemple pour rappeler qu’en état d’urgence, la parole libre est confisquée. C’est pour cela que l’État ne nous fera pas de cadeau. »

«  Nous voulions simplement aider à comprendre…on nous demande de nous taire. Nous continuerons à prendre la parole, cette parole confisquée au nom de la raison d’État  » conclut François Margolin

 

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