Des lectures d'œuvres contemporaines pour dépasser l'opposition entre l'histoire et la fiction en replaçant l'imagination au cœur du travail artistique et historique.

On discute beaucoup, depuis quelques temps, de la nature, de la fonction, voire de la pertinence des frontières entre l'histoire, entendue comme discipline scientifique, et la fiction, du cinéma à la littérature en passant par les séries télévisées. Nonfiction consacre d'ailleurs un dossier dédié à cette problématique particulière. Pour enrichir ce débat, mais aussi pour dépasser une vision encore trop répandue qui ne fait qu'opposer histoire et fiction, les auteurs de cet ouvrage collectif, qui rassemble vingt articles et trois entretiens, posent la question de l'imagination. Entendue comme faculté créatrice, l'imagination permet de saisir les points communs entre le travail du cinéaste, du romancier, et de l'historien. Tous, en effet, doivent, dans une certaine mesure, faire appel à leur imagination : comme le souligne Patrick Boucheron dans sa très belle conclusion, l'archive, matériau de base de l'historien, est toujours à inventer. Il y a donc, toujours, une part d'imagination dans le travail de l'historien ; à l'inverse, de nombreux auteurs classés comme «  auteurs de fiction  » travaillent à partir de sources, textes ou images, lisent les ouvrages historiques, ajoutent des notes de bas de page à leurs romans – bref, ces auteurs n'imaginent pas tout. En réfléchissant à partir de l'imagination, l'ouvrage évite de se bloquer sur la question du «  réalisme  » de ces œuvres.
 
L'ouvrage ne s'intéresse, il faut le noter d'emblée, qu'à l'histoire contemporaine : la Seconde Guerre mondiale, et ses branches que sont la guerre d'Espagne, la Shoah, l'Occupation, se taillent la part du lion. La grande majorité des articles interrogent des œuvres littéraires : des romanciers (Pierre Michon, François Maspero, Alain le Ninèze), des dramaturges (René Kalisky, Romain Rolland, Edward Bond, le collectif D'ores et déjà), des poètes (Bouvet, Forcade et Monnier, étudiés ici par Dominique Dupart). D'autres articles se penchent sur des films : Le Miroir d'Andreï Tarkovski (1974), Buongiorno, notte de Marco Bellochio (2003), ou encore Jeanne Captive de Philippe Ramos (2011). Tous les auteurs de l'ouvrage soulignent la complexité de ces œuvres : leurs auteurs savent croiser les temps et les temporalités, à l'image de René Kalisky, dont la pièce Sur les ruines de Carthage (1979) est à la fois une réflexion sur le sens que revêt la destruction de Carthage et un écho du nazisme et de la violence raciale. Juan Goytisolo adopte quant à lui une écriture polyphonique et polysémique pour interroger la construction nationale espagnole, et en souligner la violence et la fragilité en mettant en scène ses exclus. L'imagination de ces auteurs n'est pas affabulation, détachée de tout, mais effort d'intelligibilité, nécessaire pour donner un sens à l'histoire. Se dessinent dès lors de nécessaires aller-retour entre l'historien et l'auteur.

Il est toujours difficile de détacher quelques articles d'un ouvrage aussi dense et cohérent que celui-ci ; on peut quand même, cela dit, relever en particulier la contribution de Olivier Hanne sur son expérience de «  conseiller historique  » dans le film de Philippe Ramos, Jeanne Captive. Cet article vaut notamment pour la grande lucidité de son auteur : s'il sait relever ce qu'il a pu apporter au film, il souligne surtout les limites et les ambiguïtés de cette coopération. L'historien joue surtout comme une caution, un gage de sérieux que le réalisateur pourra faire valoir aux yeux des médias. C'est exactement ce que dit Frédéric Krivine, scénariste de la série Un village français, en parlant du travail de Jean-Pierre Azéma, conseiller historique pour la série : «  c'est une idée avant tout commerciale  ». On touche là à une ambiguïté qui pèse lourdement sur la collaboration entre historiens et auteurs de fiction. Dans un autre très bon article, Christian Delage revient sur son expérience dans la mise en place du Mémorial de Caen. Cet article rappelle utilement que les récits historiques ne se déploient pas uniquement dans les pages de romans mais aussi sur les murs de lieux qui diffusent l'histoire, notamment auprès des plus jeunes. Son article invite les historiens à se ressaisir de ces lieux, qui peuvent, en retour, changer la façon dont on écrit l'histoire.

Plusieurs articles sont assez difficiles d'accès lorsqu'on ne connaît pas les œuvres qui sont étudiées : en une dizaine de pages, les auteurs proposent des analyses extrêmement nourries, qui croisent souvent plusieurs auteurs ou plusieurs œuvres. Les notions centrales, notamment celle d'imagination, auraient gagné à être davantage définies au début du livre, ce qui aurait permis à l'ensemble du livre de gagner à la fois en cohérence et en clarté. Enfin, l'ouvrage souffre d'un déséquilibre : trop peu d'articles s'intéressent à l'imagination de l'historien. L'entretien avec Carlo Ginzburg est assez décevant, à la fois trop court, trop peu centré, finalement, sur la question de l'imagination, et reprenant des choses que C. Ginzburg a déjà dites dans ses propres ouvrages. Les références à des historiens sont nombreuses : François Hartog, Paul Veyne, Patrick Boucheron sont abondamment cités, mais aucun article ne se penche sur le travail de l'historien proprement dit. On aurait pu, pourtant, interroger la part de l'imagination, ou le refus de trop imaginer, qui font la force d'œuvres comme Le Dimanche de Bouvinesde George Duby, Léonard et Machiavelde Patrick Boucheron, ou Des ombres à l'aubede Karl Jacoby. Faute de prendre en compte ces réflexions, l'ouvrage ne peut pas être vraiment libérateur pour un historien : on n'y trouvera pas l'enthousiasme et l'appel à renouveler l'histoire qui sont au cœur de l'ouvrage d’Ivan Jablonka. Finalement, Imagination et Histoire est moins une réflexion sur la place de l'imagination dans la discipline historique qu'une somme d'articles interrogeant les façons dont des auteurs contemporains écrivent l'histoire. Il se centre presque exclusivement sur des romans, et sur des romans qui de surcroît appartiennent au genre du «  roman historique  » : de ce fait, les analyses proposées se répètent souvent. Il est aussi dommage de trouver neuf articles sur des romans, soit plus d'un tiers de l'ouvrage, et rien sur le jeu vidéo, la bande dessinée, ou encore sur l'uchronie, des objets qui auraient pourtant permis de très intéressantes remarques sur les liens entre histoire, création et imagination.

Ces critiques n'enlèvent rien au grand intérêt de cet ouvrage, qui parlera autant aux historiens qu'aux littéraires, et qui ne laisse aucun doute quant à l'intérêt d'une réflexion sur les convergences qui unissent historiens, romanciers, et cinéastes