Bien avant Jean Vilar et le Théâtre National Populaire, il y eut Lessing et son projet d'un théâtre au service de la nation.

« Quelle pauvreté, quelle froideur, quelle myopie seraient les miennes si je n’avais pas appris de quelque façon à faire des emprunts discrets à des trésors étrangers, à me chauffer au feu d’autrui, à fortifier ma vue au moyen des lunettes de l’art. »  

Ce livre collectif réunit une équipe de chercheurs allemands et français autour du Laocoon et des écrits majeurs sur le théâtre de Lessing. Il est le fruit d’un colloque qui s’est tenu en 2011 au Centre allemand d’histoire de l’art, suite à la nouvelle traduction française et l’édition critique de La dramaturgie de Hambourg de Lessing en 2010 par Jean-Marie Valentin. Il doit permettre de mesurer l’apport capital de Lessing à la théorie de l’art néo-classique et s’inscrit dans le prolongement d’un livre collectif lui aussi, Goethe et l’art, publié dans le même temps. Mettre en valeur l’apport de l’Allemagne dans l’histoire de l’art dans les années 1800, le rôle capital de Lessing dans l’éclosion de la Modernité, tel est le but de ces travaux soucieux de prolongements.

Le rôle déterminant de la raison

Lessing n’est pas que théoricien de l’art. Il est aussi un praticien. Si Le Laocoon, en particulier, ouvrage critique et polémique à l’égard de Winckelmann spécialiste de cette sculpture du Vatican, donne un sentiment d’inachevé, semant les difficultés sur un ton dilettante qui le place en marge, cette marge est un espace critique de ses contemporains, comme l’explique Jean-Marie Valentin. Lessing se promène, dans son œuvre, tel un voyageur, commentant sa propre méthode, introduisant liberté de ton et oralité de l’écrit. Allant du je au tu, retournant à sa propre subjectivité, il fait du jugement individuel, subjectif, un critère esthétique. Cette promenade utilise à la marge de ses écrits, les notes, pour y commenter sa méthode. Le théâtre fait son apparition dans ce jeu de mise en scène de soi-même à l’intérieur de l’écriture. Mais ce détour par le théâtre n’est ni mécanique, ni un effet de style. Il y a chez Lessing un projet rationnel propre aux Lumières. Et ce projet met le théâtre au cœur de ses écrits – même ceux qui ne le concernent pas directement.

Raison et passion au théâtre

Pourquoi le théâtre est-il au cœur des préoccupations de Lessing, marquant ainsi sa rupture avec Rousseau lui préférant « la fête » ? Animé par un sentiment national, il pense que le théâtre se doit de contribuer à éveiller chez les allemands ce même sentiment. Ceci permet de comprendre son ton polémique à l’égard de Corneille et Voltaire. Ces derniers étaient en effet les modèles en vogue en Allemagne. Pour réveiller le sentiment national, Lessing s’oppose avec virulence à la dramaturgie française – Racine seul échappant à sa critique. Il refuse le jeu des passions immodérées. C’est une des raisons qui le ramène à Aristote et à la tragédie. La catharsis définie par Aristote a un rôle essentiel selon Lessing, pour développer le sentiment de pitié envers ceux qui sont « du même grain et de la même farine »   . A ce titre elle est rupture avec « l’admiratio », qui fait obstacle à la pitié. Ainsi le genre noble sera-t-il rejeté par Lessing, considérant qu’il faut en finir avec les sujets mythologiques ou racontant l’histoire des puissants, le public ne correspondant pas à ces genres. Le but du théâtre tragique lui est commun avec Diderot mais il apparaît que Lessing va plus loin. Comme Diderot il rejette les sujets historiques et nobles, préférant les intérêts privés aux intérêts d’Etat. Mais il s’éloigne de Diderot sur la question d’abord de la catharsis, ce dernier s’en étant séparé, et en laquelle il voit le moteur de la pitié, et donc du sentiment collectif. Au théâtre, il veut entendre « la voix de la raison », c’est-à-dire retrouver « l’universel humain » derrière des sujets singuliers.

Une raison inventive.

De même que le théâtre ne doit pas se laisser envahir par les passions et laisser une place à la raison, Lessing refuse, selon Stefanie Buchenau, l’opposition artiste-critique, ainsi que celle d’invention et de raison. Cela soulève des « contradictions apparentes »   . En rapprochant la raison de l’art, il semble rendre impensable le Génie, défini comme celui qui fait violence aux règles de la raison, ou, en associant la raison à l’invention, il risque de sortir celle-ci de sa position logique, ce qui rendrait la distinction critique et invention impossible. C’est du côté de Wolff et de sa nouvelle perspective sur la raison qu’il faut se tourner pour comprendre la dimension d’invention et de fiction de la raison. Définie comme capacité de « combiner et recombiner er de composer des éléments, pour en former un nouveau tout »   , elle donne un second souffle au syllogisme comme ce qui permet d’inventer des vérités nouvelles. La difficulté cependant, est de ne pas réduire l’art aux mathématiques ou de faire perdre au poème sa qualité rhétorique. Pour résoudre cette difficulté, Lessing établira que c’est le matériau qui détermine les possibilités de production de l’œuvre et que c’est dans la conformité à l’intention que consiste le beau. À ce titre, l’artiste a un raisonnement technique qui doit le conduire à réaliser sa fin. Le critique d’art, à rebours, est celui qui réinvente, « en le reconstruisant, le raisonnement du génie, manifeste dans l’art »   .

Une nouvelle rhétorique à l’œuvre.

Dialoguant avec les œuvres critiques de Winckelmann, spécialiste du Laocoon, et plus largement de l’Antiquité, Lessing, selon Christoph Schmälzle, met en scène sa réflexion, nous renvoyant une fois de plus au théâtre. L’ouvrage qu’il écrit reprend les analyses de l’historien de l’art célèbre à cette époque, Winckelmann, non pas tant pour le louer que plutôt de mettre à mal l’érudition comme appréhension de l’œuvre, quitte à jouer avec la chronologie des œuvres de ce dernier. C’est parce que Winckelmann menaçait la stratégie rhétorique de Lessing, en le rejoignant sur la séparation nécessaire entre sculpture et poésie, considérant la poésie comme supérieure à cette dernière que celui-ci triche. Rejetant de même l’observation directe des œuvres, ce qui fera dire à Winckelmann que Lessing n’a vu l’Italie qu’en rêve   , il défend la priorité de la poésie et de la lecture pour appréhender les œuvres. À partir de là s’expliquent les distances qu’il prend avec l’analyse. La sculpture ne permet pas, en effet, selon lui, de restituer les passions de la même façon que le texte poétique. Là où la sculpture ne dispose que d’un moyen technique – la grimace du visage par exemple – la poésie dispose de plusieurs procédés.

Défense de la philologie

La polémique entre Winckelmann et Lessing met en valeur une opposition radicale de méthode explique Elisabeth Décultot. Le premier part de l’observation du groupe de Laocoon afin de construire son analyse. Lessing considérera comme non valide une analyse qui part de la vision directe. Il préfère construire une démonstration à partir de l’expérience du « lire ». C’est pourquoi il s’appuiera surtout sur le Philoctète de Sophocle pour déchiffrer le sens de cette sculpture. Il tentera aussi, par une distinction des arts, dont Goethe se réjouira, de montrer que le passage des arts visuels à l’écriture est impossible. Ne serait-ce d’ailleurs pas une des raisons qui pousse Winckelmann à ne plus citer ni Homère ni Virgile comme source de Laocoon ? Où veut en venir Lessing ? Il s’agit pour lui de montrer que non seulement la poésie est un genre plus noble que la peinture, mais aussi que la philologie qui s’appuie sur des textes, prime sur l’histoire de l’art.

Pour une poétique de l’action…

Après avoir distingué l’image du langage, montré les limites de l’imagination picturale, Lessing va construire une poétique que Carolin Bohn qualifie de « micrologique de la succession » ayant pour effet de produire les impressions sensorielles des objets évoqués. Ainsi la poésie sera en mesure de produire des images. C’est ainsi qu’il retrouve la peinture, qualifiant cette poésie de « tableau poétique »   , mais ce rapprochement n’est que métaphorique, au même titre pourrait-on dire que la métaphore théâtrale qui parcourt tout cet ouvrage. Elle permet de comprendre peut-être le surgissement d’une nouvelle rhétorique pour contribuer au surgissement de la nation.

….et de la souffrance

Lessing découvre le pouvoir de la matérialité capable de nous faire ressentir par ses effets le dégoût. Laocoon crie et souffre mordu par le serpent, quoiqu’en pense Winckelmann. Le théâtre présente cette puissance de créer du vivant. Ainsi ce n’est pas le genre ou les personnages qui définissent la tragédie (Nicolas Rialland). C’est le dispositif spectaculaire, les conditions matérielles de sa présentation qui produit l’effet. L’effet ne relève d’aucune tradition mais du jeu théâtral et de sa mise en scène. La tragédie produit la pitié et la crainte. Elle a plus une vocation rhétorique qu’esthétique.

Force de persuasion le théâtre est un modèle pour fonder la nation.

Contre la position de Lessing établissant un lien entre le théâtre et le sentiment national, Rousseau défend la fête   .

Pour Rousseau la démocratie est un modèle inaccessible aux hommes. C’est un gouvernement pour les Dieux écrira-t-il dans Le Contrat Social.

La forme du gouvernement dépend du pays. Il doit être petit pour que la démocratie y soit directe. Ainsi écrira-t-il un Projet de constitution pour la Corse ou encore pour la Pologne. La démocratie ce n'est pas la « représentation » (d'où la critique du théâtre qui entretient une séparation entre le public et les acteurs). Seul le gouvernement exécutif est « représentation » mais c’est le peuple (différent de la foule, soumise à ses affects et fragmentée en individualités atomisées) qui déclare la loi. Cette loi émanant de la volonté générale, est l'émanation de ma liberté, je m'y oblige et cette obligation est la liberté qui découle de mon obéissance. C'est par sa critique de la « représentation théâtrale » que Rousseau précise ce qu'il doit en être de la démocratie.

Pour montrer ce qu'est la démocratie, il prend l'exemple de la fête   . Le peuple a besoin de fête à l'extérieur car cela constitue un liant social et grave dans les esprits l'amour de la patrie, entendu comme amour de la liberté et non comme amour du sol   . Elle s'organise autour de la figure du féminin, femme publique, au sens de l’espace public, mais différente de l'autre femme publique qu'est la courtisane. Julie dans le texte est le symbole de cet espace public qui rassemble autour d’elle. À ciel ouvert, c’est une fête spontanée avec peu d'artifices qui ne se dissocie pas du travail. Les distances sont abolies dans un lieu où règne la transparence : communion, repas partagé, sensation d'être ensemble, d'un « vouloir commun » (volonté générale).

 

La réciprocité des regards s’accompagne de la danse, cette farandole chère à Rousseau, où l’égalité surgit, chacun tenant la main de l’autre. L’égalité au cœur de la nation qui n’est pas sans rappeler « l’allégorie du bon gouvernement », fresque du XIVe siècle réalisée dans le Palais de Sienne par Lobregio Lorenzetti (entre 1337 et 1340)

 

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