Sur les rapports entre Edgar Morin et le cinéma, on connaissait certains ouvrages dont le sociologue et philosophe fut l'auteur : Le Cinéma ou l'homme imaginaire (1956), Les Stars (1957), ou encore L'Esprit du temps (1962) demeurent aujourd'hui d'incontournables références pour comprendre l'impact culturel et la signification anthropologique du phénomène cinématographique. On connaissait également Chronique d'un été (1960, dont le titre de travail était Comment vis-tu ?), admirable essai de "cinéma-vérité" mené par Morin en tandem avec Jean Rouch, qui occupe une place majeure dans l'histoire du cinéma documentaire.

En plus de revenir sur ces étapes-clés, et d'en faire découvrir d'autres peut-être moins connues (comme la fonction de scénariste que Morin assuma sur un film de 1963 intitulé L'Heure de la vérité, ou l'inspiration que doit Allemagne année zéro de Rossellini au tout premier livre du sociologue, intitulé... L'an zéro de l'Allemagne), le film de Céline Gailleurd et Olivier Bohler a surtout le mérite de faire sentir l'épaisseur intime et affective d'un parcours humain et intellectuel à travers le XXe siècle, dans lequel le cinéma intervient de façon décisive.

Par le prisme d'habiles solutions de mise en scène ("projections" d'images sur les murs de Paris ou Berlin, "galerie de gros plans de visages" entourant le sociologue à la Deutsche Kinemathek, etc.), Edgar Morin lui-même nous sert de guide dans ce parcours. Depuis son premier rapport d'enfant avec les salles obscures (celui d'un grand refuge "placentique" face à une existence marquée par la mort et la maladie) jusqu'à son expérience de cinéaste improvisé sur le tournage de Chronique d'un été (au cours duquel il affine sa pensée sur la difficulté de connaître et comprendre l'autre, qui deviendra un des thèmes centraux de son oeuvre majeure, La Méthode), en passant par l'inspiration que lui procure le personnage "taciturne et méditatif" d'un film soviétique des années 30 pour composer son propre "rôle" de résistant pendant la Deuxième Guerre mondiale (illustration d'un processus de projection-identification qui fait selon Morin toute la puissance des films au sein de notre imaginaire), tout ici résonne comme l'affirmation constante d'un lien indéfectible entre le cinéma et la vie.

Mêlant interviews originales et citations des livres de Morin (lues en voix-off par le comédien Mathieu Amalric), le film travaille en profondeur sur la superposition des couches de temps : ce sont les surimpressions qui font d'un Edgar Morin nonagénaire le premier spectateur des images d'archives de sa propre jeunesse ; c'est encore la juxtaposition d'un travelling sur une rue de Berlin en ruine en 1945 et d'un travelling sur la même rue en 2013, dans une ville devenue un symbole de diversité et de tolérance (où a "poussé", sur les ruines du nazisme, tout ce qu'abhorrait en son temps ce régime meurtrier) ; c'est enfin l'énoncé de la résonance, dans le cinéma du XXe siècle, d'une "pensée mythique" du bonheur et de la mort, que le sociologue met en lien avec les fonctions sociales et spirituelles que pouvaient avoir, en leur temps, les oeuvres de ce que nous appelons aujourd'hui les "arts premiers" (approchées, comme le cinéma, dans leur non-séparation avec la vie concrète des hommes).

Art des passions et des incarnations mythologiques de l'âge industriel (les "stars"), art des fantômes et de la mémoire collective du XXe siècle, le cinéma a également cette vertu irremplaçable de constituer une rencontre possible avec la part humaine de l'Autre : en tant que personnages de cinéma, les adversaires de guerres ou les étrangers lointains, les déclassés, les fous ou les criminels, etc., arborent pour nous une complexité et une densité d'existence qu'ils n'ont que trop rarement dans le mouvement affairé de nos vies courantes. Selon Edgar Morin, il y aurait ainsi potentiellement dans le spectacle des films une fonction rédemptrice, dont la portée philosophique dépasse de loin le statut de simple divertissement consolateur auquel certains autres auteurs critiques de la modernité culturelle (Marcuse, par exemple) ont voulu cantonner le cinéma. 

A travers la restitution de la "part cinématographique" du destin et de la pensée d'un des plus grands intellectuels français vivants, voici donc un film qui traite d'une question essentielle, et qui nous concerne tous à des degrés divers : comment vivons-nous, individuellement et collectivement, avec le cinéma ?