La littérature a-t-elle jamais été « ce miroir qui se promène sur une grande route » évoqué par Stendhal dans Le Rouge et le Noir ? Il est souvent tentant d’opposer des écrivains « antiréalistes » du XXe siècle, d’André Breton à Georges Pérec jusqu’à Alain Robbe-Grillet, aux grandes œuvres du XIXe siècle définies comme « réalistes » : Madame Bovary ou Le Père Goriot, pour ne citer que celles-là. Ces dernières se seraient limitées à la recherche de l’objectivité alors que les premiers seraient parvenus à restituer à l’écriture la nature mouvante, intermittente et désarticulée de l’esprit humain. C’est oublier un peu vite que certains textes tirés de la technique du cut-up de William Burroughs sont beaucoup plus réalistes que la littérature dite « réaliste » du XIXe siècle. D’autant plus si nous concevons le réalisme comme ce qui s’approche le plus de l’expérience humaine. C’est oublier que Flaubert et Balzac ont aussi écrit des livres (Bouvard et Pécuchet, Les Treize…) destinés à mettre à nu l’artifice qu’ils utilisaient par ailleurs.

Cette opposition simpliste, que nous retrouvons aussi dans la comparaison entre réel et fiction, voire nonfiction et fiction aujourd’hui, refuse de voir les conventions qui régissent toute littérature, réalisme compris. En ce sens, si la littérature est une construction, la réalité elle-même ne se présente-t-elle pas à nous comme un ensemble de récits ? Le romancier américain J.G. Ballard ne l’écrivait pas autrement : « Notre univers est gouverné par des fictions de toute sorte : consommation de masse, publicité, politique considérée et menée comme une branche de la publicité, traduction instantanée de la science et des techniques en imageries populaires, confusion et télescopage d’identités dans le royaume des biens de consommation, droit de préemption exercé par l’écran de télévision sur toute réaction personnelle au réel. Nous vivons à l’intérieur d’un énorme roman. Il devient de moins en moins nécessaire pour l’écrivain de donner un contenu fictif à son œuvre. La fiction est déjà là. Le travail du romancier est d’inventer la réalité. »  

Or, l’irruption du terme de nonfiction ces dernières années, d’abord aux Etats-Unis, puis en Europe, et en France en particulier, indique une incertitude quant à la définition et à la fonction actuelles de la littérature. Confusion entretenue par l’apparition de certains termes – autofiction, métafiction, politique-fiction – ou la persistance d’autres – surréalisme, réalisme magique, réalisme postmoderne. Le roman apparaît trop faible pour se tenir sur ses jambes quand la fiction apparaît trop vague pour tenir à quoi que ce soit. Quant à la « nonfiction », elle change de sens comme de chemise selon les pays et les langues. Alors qu’elle renvoie essentiellement à un mode littéraire aux États-Unis – il s’agit d’analyser ou de raconter le monde en soignant son style –, elle semble garder le plus souvent son sens négatif en France. Elle désigne ici en premier lieu tout ce qui ne relève pas du roman proprement dit   . Nous serions tentés d’attribuer cette nouveauté dans les appellations littéraires d’origine contrôlée à la période historique que nous traversons : celle de la plus grande régression jamais vécue par le roman en tant que genre   . Il est en tout cas évident, et cela est régulièrement rappelé, que l’urgence historique du roman est passée. Comment alors rendre compte de la place centrale occupée par les biographies, les romans historiques ou sociologiques, les faits divers, les journaux et les récits personnels dans l’édition aujourd’hui ? Est-ce à dire que la fiction serait tombée de son piédestal parce qu’elle ne serait plus en mesure « d’inventer la réalité », quand la nonfiction aurait au moins le mérite de la décrire sans trop trahir notre goût pour l’écriture ? Quel sens donner par ailleurs aux appels d’une partie des sciences sociales à s’inscrire dans l’histoire de la littérature ? Et comment lire des tentatives littéraires remarquables qui s’attachent à revisiter des pans de notre histoire collective avec les défauts assumés d’une mémoire sélective ?

Plutôt que de répondre de front à ces questions complexes, nonfiction.fr a choisi de s’y intéresser en lisant un ensemble d’œuvres, passées ou inédites, qui paraissent refléter ce glissement, subi ou maîtrisé, de la littérature et de sa représentation.

Nonfiction.fr publiera chaque jeudi un nouvel article de ce dossier.

* Dossier coordonné par Pierre-Henri Ortiz et Pierre Testard.

 


SOMMAIRE


1) Fictions contemporaines : au-delà de la connaissance

- Emmanuel Carrère, Le Royaume, par Thibaud Coste.

- Edgar Hilsenrath, Nuit et autres romans, par Pierre-Henri Ortiz.

- Bernard Maris, Houellebecq économiste & François Meyronnis, Proclamation sur la vraie crise mondiale, par Benjamin Caraco.

- Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, par Andy Sellitto.


2) Nonfiction : le réel des écrivains

- Olivier Adam, Peine perdue et autres romans, par Annick Madec.

- Svetlana Alexievitch, La fin de l'homme rouge, par Myriam Truel.

- Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, par Agnès Leroy.

- César Fauxbras, Viande à brûler. Journal d'un chômeur, par Numa Murard.

- « La nonfiction en Italie ». Entretien avec Lorenzo Fazio, directeur de Chiarelettere, par Erika Martelli.


3) L’écriture des sciences et la littérature

- « Ecrire l’expérience ordinaire de l’enquête », entretien avec Eric Chauvier, anthropologue, par Pierre-Henri Ortiz.

- Timothy Brook, La carte perdue de John Selden, par Florian Besson.

- Ivan Jablonka, L'histoire est une littérature contemporaine, par Florian Besson.

- Karl Jacoby, Des ombres à l’aube. Un massacre d’Apaches et la violence de l’histoire, par Florian Besson.

- David Van Reybrouck, Le fléau, par Florian Alix