Quatre récits croisés du Massacre de Camp Grant, pour sonder la place de la violence dans les relations de pouvoir entre communautés et la pluralité des mémoires.

*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre. 

Le matin du 30 avril 1871, plus de cent quarante Apaches, surtout des femmes et de jeunes enfants, furent massacrés, au fond d’un canyon d’Arizona, par une troupe civile et composite de Mexicains et d’Américains, appuyés par des Indiens O’odham. L’événement, sobrement raconté dans les premières pages de l’ouvrage, donne son titre à ce livre, publié en anglais en 2008, et qui a reçu en octobre 2014 le prix des Rendez-vous de l’histoire de Blois : les « ombres à l’aube », ce sont celles des Américains, postés sur les falaises du canyon pour tirer sur les Apaches, pendant que, au sol, les Mexicains et les O’odham fermaient la nasse.

Pour analyser cet événement, célèbre dans l’histoire américaine sous le nom de « Massacre de Camp Grant », l’auteur adopte une démarche passionnante en croisant les perspectives des différents groupes impliqués dans le massacre. Dans la première partie, intitulée « violence », l’auteur suit en effet un plan très simple et très efficace : quatre chapitres, s’attachant respectivement aux O’odham, aux Mexicains, aux Américains, et enfin aux Apaches. Chaque chapitre s’achève sur le massacre : il ne s’agit pas de raconter l’histoire, mais bien de s’inscrire dans la logique de chaque acteur pour montrer quel sens pouvait avoir ce massacre. Loin d'imposer un seul récit, l'auteur donne ainsi toute sa profondeur à l'événement en le montrant pluriel, diffracté, fragmenté. Ainsi, pour les Indiens O’odham, la tuerie s’inscrit dans une très longue guerre contre les Apaches : agriculteurs, ils cherchent à protéger leurs champs et leurs chevaux de ces pillards que sont les Apaches. Précocement engagés dans des relations avec les Blancs, les O’odham servent d’auxiliaires et de guides aux Américains lors de cette expédition. Pour les Mexicains, qui s’identifient eux-mêmes comme des « Vecinos », des voisins, il s’agit aussi d’éliminer les Indiens qui volent leur bétail, à la fois source de richesse et de fierté ; mais il s’agit également de défendre leur identité après le rattachement du Texas aux États-Unis en 1845. Pour les pionniers Américains nouvellement implantés dans cette région encore sauvage, l’enjeu est de se défendre par leurs propres moyens, ce qui joue à la fois comme un message envoyé au gouvernement fédéral, et comme une façon de se poser en « hommes de la frontière ». Enfin, pour les Apaches, le massacre sanctionne leur volonté de se rapprocher des Blancs – puisque les victimes de la tuerie sont descendues dans ce canyon pour se placer sous la protection du fort voisin de Camp Grant – mais aussi l’incapacité des premiers à changer leur image aux yeux des seconds.

On retrouve la même démarche, articulée autour des mêmes quatre chapitres, dans la troisième partie, qui se penche sur la mémoire de l’événement : réinterprété de façons différentes dans les différentes communautés, le massacre de 1871 servit par exemple de lieu de mémoire aux Apaches, et poussa les Américains à repenser la gestion des communautés indiennes dans cette région (formation d’un bureau des affaires indiennes, mise en place de réserves,...). En retravaillant avec précision les buts, les ambitions, les contradictions de tous les acteurs, Karl Jacoby réinscrit l’agency des Indiens, y compris lorsqu’ils sont victimes de la violence, au cœur de l’enquête historique : ce faisant, il participe d’une nouvelle histoire des relations entre Indiens et Blancs, dont d’autres illustres exemples sont les ouvrages de Richard White   , ou de Peka Hämäläinen   , eux aussi traduits, d’ailleurs fort bien, chez Anacharsis. Relisant en profondeur l’histoire du front de colonisation (borderlands), dépassant le mythe de la Frontière formulé par Frederick Turner   , ces ouvrages réinterrogent les contacts entre Américains et Indiens.

Ce faisant, Karl Jacoby livre ici un exemple absolument remarquable d’histoire croisée : en étudiant les différents points de vue, il ne s’agit pas, comme il s’en justifie dans son introduction, de mettre sur le même plan bourreaux et victimes, mais de proposer une lecture plus complexe d’un événement. Pour ce faire, l’auteur utilise des sources très variées, des archives américaines aux journaux locaux en passant par les récits oraux des Apaches et les bâtons calendaires des O’odham. Histoire croisée toujours, avec un effort fait pour appeler les peuples par leurs noms : les Apaches sont appelés ainsi dans le chapitre centré sur les Américains, mais deviennent les O’ob, littéralement les ennemis, dans le chapitre sur les O’odham, et sont les Nnēē, le Peuple, dans le chapitre qui s’attache à suivre leur version des faits.

Perspectives croisées, enfin, non seulement dans le traitement des sources ou dans la terminologie, mais aussi dans la représentation même du monde : chaque chapitre de la première partie s’ouvre en effet sur une carte, mais une carte qui correspond à chaque fois à la vision du territoire qu’a la communauté en question. Par exemple, pour les Américains, la carte représente les forts, les routes, mais aussi l’ensemble des États-Unis ; pour les Mexicains, au contraire, la carte ne représente pas la nouvelle frontière entre Arizona et Nouveau-Mexique, puisque ces populations la franchissent sans cesse ; pour les Apaches, enfin, la carte ne porte quasiment aucun toponyme, car leur espace n’est pas polarisé. Redisons-le au risque d’insister : ces cartes, qui représentent toutes le même espace mais pas les mêmes représentations de celui-ci, sont une excellente idée, qui devrait stimuler de nombreux historiens travaillant sur des terrains proches de celui-ci. Cette démarche par communauté ne conduit l’auteur pas à réifier les groupes, Karl Jacoby sachant au contraire se montrer très attentif aux divisions internes : les Américains, par exemple, ne forment pas un bloc, mais sont profondément divisés sur la question du sort à réserver aux Indiens. Les différentes attitudes recoupent des inégalités sociales, politiques, économiques, que l'auteur sait très bien mettre en valeur.

La deuxième partie est volontairement extrêmement courte, ne faisant que six pages : centrée sur la « justice », elle claque comme un coup de fouet : les responsables du massacre, jugés devant un tribunal, sont tous déclarés innocents. Le livre vaut dès lors aussi pour sa réflexion, profonde et fine à la fois, sur la violence, comme l’illustre le sous-titre, qui fonctionne à trois échelles : la violence de l’histoire, c’est bien sûr celle de cette histoire, de ce massacre d’Apaches, mais c’est aussi celle de l’histoire de la conquête de l’ouest. Le massacre du canyon d’Araivapa joue comme une micro-histoire – même si cette expression n’apparaît pas, c’est bien de ça dont il s’agit – permettant de plonger au cœur de ce moment trouble de l’histoire des États-Unis, passé sous le silence du double mythe de la « Destinée manifeste » et de la Frontière. Et ce que montre l’auteur, c’est que la question de la violence était en soi un enjeu de cette expansion américaine, qui n’a cessé de tarauder les hommes politiques, les journalistes, les soldats, les colons. À quel point pouvait-on être violent ? Entre cet officier qui laisse derrière lui des provisions empoisonnées à la strychnine pour éliminer les Apaches et ce journaliste qui affirme que « les sauvages civilisés sont les plus monstrueux de tous »   , on est face à une histoire plus complexe, plus exigeante, qui invite à refuser les stéréotypes et les lectures trop rapides pour rendre aux hommes toute leur ambiguïté. D’où la dernière échelle dans laquelle résonne le sous-titre : la violence de l’histoire, avec un grand H, de notre histoire. Pourquoi des hommes ordinaires, pères de familles, marchands, souvent notables de leurs communautés, versent-ils soudainement dans la violence ? Si l’auteur n’apporte pas de réponse, et il fait bien, il a au moins le mérite de poser la question, rattachant son travail à celui, notamment, de Christopher Browning   .

Karl Jacoby écrit très bien, dans un style à la fois clair et agréable, et son ouvrage se lit comme un roman – il parle d’ailleurs dès l’introduction de storytelling, de mise en intrigue. Le procédé narratif adopté est d’autant plus séduisant qu’il invite tous les lecteurs à le lire et à trouver dans son livre de quoi réfléchir. Mais aussi accessible qu’il soit, Des Ombres à l’aube s’adresse aussi aux historiens, et l'auteur met à la disposition des lecteurs l'ensemble de ses sources et de ses documents sur le site de l’Université Brown   , où on peut également lire, entre autres, l'introduction du livre et plusieurs interviews de l'auteur.

Des Ombres à l’aube n’est pas un roman : c’est à la fois un très grand livre d’histoire, exemplaire tant dans le fond que dans la forme, et une belle réflexion, presque philosophique, sur la place de la violence dans les relations de pouvoir entre différentes communautés. Il vaut la peine de citer les derniers mots du livre : « ce que ce passé nous demande en retour, c’est le souci de raconter toutes nos histoires – nos récits les plus sombres comme nos récits les plus exaltants – et de prendre en compte ces histoires que la violence a pour toujours réduites au silence. Car, si nous n’assumons pas notre aptitude commune à l’inhumanité, comment pourrions-nous espérer jamais faire le récit de notre humanité commune ? »   . Traquer les ombres, pour mieux comprendre l’homme : le défi lancé par ce très bel ouvrage résonne aux oreilles du lecteur contemporain

 

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