Ivan Jablonka plaide pour une histoire qui oserait se définir comme littérature, pour mieux séduire le lecteur.

Depuis quelques années, de nouvelles expériences d'écriture renouvellent en profondeur les sciences sociales. On observe, notamment, venue des États-Unis, une mode du storytelling, la « mise en intrigue », mode qui se fait sentir dans un ensemble d'ouvrages, que Nonfiction a d'ailleurs mis en valeur dans un dossier spécial. L'ouvrage d’Ivan Jablonka s'inscrit dans la continuité de ces expériences : il s'agit, comme le dit clairement le titre, de penser l'histoire comme une littérature, autrement dit d'affirmer que l'historien a le droit d'écrire, sans pour autant renoncer à sa position de scientifique.

Dans une première partie, « la grande séparation », l'auteur revient longuement sur la façon dont on a pensé l'histoire au cours du temps, pour souligner que la coupure entre histoire et littérature remonte aux origines de la discipline : Thucydide, puis Polybe, affirment que l'historien doit adopter un style sobre, à la limite de l'austérité, contre les affabulations d'un Hérodote. Si cette distinction se brouille quelque peu par la suite – notamment durant le Moyen Age où les auteurs des grandes chroniques ont la plupart du temps tout à fait conscience de faire œuvre littéraire – elle ressuscite, plus forte que jamais, au XIXe siècle. Pour se distinguer à la fois des romans historiques (Ivanhoé, Notre-Dame-de-Paris) et des grands auteurs réalistes dont les œuvres semblent se confondre avec la réalité (Balzac, Zola), les historiens se définissent comme des savants, opposés à des écrivains. L'histoire discipline naît comme science, ce qui se marque par l'appareil critique : notes de bas de page, bibliographie, introduction, nous de majesté, tous ces moyens forment une « poétique du savoir »   qui sert précisément à construire un savoir non-poétique. Alors même que la plupart des grands historiens sont de grands écrivains (Michelet en tête, mais aussi Fernand Braudel, dont le style est bien analysé ici par I. Jablonka), l'histoire se coupe durablement de la littérature. Les travaux de P. Veyne   et de P. Ricoeur   , que I. Jablonka cite abondamment, remettent en question cette coupure, mais sans parvenir à faire tomber la barrière.

L'auteur se penche dans une seconde partie sur « le raisonnement historique », autrement dit sur ce qui fait l'histoire, en étudiant les effets de vérité, la relation au réel, la place de l'explication causale – on retrouve, à nouveau, l'importance de la référence à Ricoeur. Cette explication causale est au cœur du travail et de l'identité de l'historien : l'historien doit prouver ce qu'il dit, alors que l'écrivain peut tout se permettre. L'historien doit, d'ailleurs, se battre en permanence contre cette tentation : comme l'écrivait joliment Patrick Boucheron dans son ouvrage Léonard et Machiavel, l'historien traverse le fleuve de l'histoire en sautant sur les pierres que sont les sources, sans cesse tenté de se jeter dans « le grand bain rafraîchissant de la fiction »   . Mais, si l'historien doit, sous peine de perdre sa raison d'être, rester sur le gué – et sur le guet –, l'histoire ne peut pour autant se passer de certaines « fictions de méthode » : des dramatisations, des uchronies   , des procédés narratifs – ainsi du Chapeau de Vermeer, de Timothy Brook, qui raconte la mondialisation à travers la circulation d'objets visibles sur les toiles du peintre du nord   .

Après avoir ainsi rappelé que l'histoire avait besoin de fictions et de narrations, I. Jablonka passe à sa troisième partie, « littérature et sciences sociales », qui est la plus neuve et la plus engagée de l'ouvrage. L'auteur invite à dépasser la stérilité de l'opposition entre le factuel et la fiction : de nombreux textes ne peuvent être classés dans l'une de ces deux catégories, des Mémoires d'Hadrien aux Bienveillantes. L'enjeu, pour l'historien, ce n'est pas d'imiter l'écrivain, mais de s'affirmer lui-même comme créateur, et l'auteur invite tous les historiens à inventer de nouvelles fictions de méthode : remonter du présent vers le passé, confronter des tranches de vie, associer des vidéos à un texte, en profitant des possibilités offertes par le numérique, autant de pistes qui ne demandent qu'à être essayées. Certaines, il faut le noter, ont déjà été tentées – pensons aux « liens hypertextes » que proposait l'Histoire du Monde au XVe siècle, qui était aussi une expérience d'écriture collective   . L'auteur conseille ainsi de mettre en place « des ateliers d'écriture, en sciences sociales comme en lettres », et d'écrire « des thèses qui comportent une part de creative history »   . L'historien est aussi invité à « révéler ses trucs »   , notamment en intégrant davantage les notes de bas de page au texte même, et à s'impliquer davantage dans son texte, comme Ivan Jablonka l'a fait lui-même dans son Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus   , un ouvrage où l'historien était à la fois l'enquêteur, l'auteur, et le sujet du texte. Ne plus avoir peur du je, dire comment l'on a travaillé, pourquoi, à partir de quelles idées. À la clef, selon l'auteur, un double plaisir, celui du lecteur, séduit par des formes d'écriture réinventées, et celui d'un historien plus libre – ce qui ne veut pas dire moins rigoureux et moins méthodique. C'est la grande force de cet ouvrage, en effet, que de plaider ainsi pour de nouvelles formes d'écriture, sans jamais renoncer ni aux distinctions entre disciplines, ni à la pratique d'une histoire exigeante. Il faut insister sur ce point : le but n'est pas de se lancer gaiement dans la fiction, ni de transformer les sciences sociales en littérature, mais « de pratiquer une histoire qui est d’autant plus sensible et vibrante qu’elle est enquête, raisonnement, méthode, science sociale [...] Quand je dis une histoire plus littéraire, j’entends plus rigoureuse, plus transparente, plus réflexive, plus honnête avec elle-même. Car l’histoire est d’autant plus scientifique qu’elle est littéraire »   .

On comprend ainsi que le plaisir du lecteur et de l'auteur ne sont pas les seuls objectifs : dans son dernier chapitre, l'auteur souligne que cet effort de réinvention est nécessaire pour redynamiser l'histoire. On comprend mieux, dès lors, le sous-titre de l'ouvrage : s'il s'agit d'un « manifeste pour les sciences sociales », c'est que celles-ci traversent une crise difficile, qui se manifeste autant par la crise de l'édition que par le déclin des sciences humaines à l'université. L'enjeu est de taille : changer notre façon d'écrire l'histoire, pour lui donner une nouvelle place dans la société.

Il est difficile de ne pas être séduit par la thèse défendue dans cet ouvrage, et impossible, en tout cas, de ne pas être stimulé. Volontairement provocant, l'essai est en permanence stimulant, nourri par des exemples bien choisis, et écrit dans un style très agréable et accessible à tous. On peut ne pas être convaincu par tous les points défendus par l'auteur : ainsi de la place faite à l'émotion, inscrite par Ivan Jablonka au cœur de cette histoire littéraire qu'il défend (« les sciences sociales pourraient se donner trois missions : prouver, plaire, émouvoir »)   , et qui ne peut correspondre à tous les objets d'histoire. S'il est facile d'émouvoir son public en parlant de ses grands-parents disparus pendant la Shoah, il sera probablement plus difficile de tirer des larmes en évoquant les imprimeurs allemands dans la Venise médiévale ou la façon dont s'organise un chantier sous la Rome républicaine – les intéressées se reconnaîtront... Il y a, de toute façon, un vrai risque à faire de l'émotion du lecteur le but de l'historien : chercher le plaisir du lecteur peut en effet conduire l'histoire à se renouveler, mais chercher l'émotion risque de la faire glisser vers la rhétorique. On peut aussi trouver que la définition de l'histoire proposée par l'auteur, comme explication de « ce que les hommes font »   n'est guère à la hauteur du reste de l'ouvrage : bien plus que sur les actions des hommes, l'historien travaille sur le changement social   . On peut, enfin, regretter que l'auteur reste finalement assez flou dans les conseils qu'il donne, par exemple lorsqu'il évoque, un peu mystérieusement, les potentialités offertes par Internet. Mais c'est que cet ouvrage n'est pas un manuel, mais plutôt un appel, qui se charge plus d'ouvrir les portes que de tracer des voies. À cet égard, il vaut la peine de citer les dernières lignes : « À nous d’attirer les étudiants, les lecteurs, de nouveaux publics. À nous de réinventer notre métier. »   . Cet appel s'adresse à tous. Sera-t-il entendu ? Ceci est une autre histoire