Du désir scélérat de posséder au droit sacré à la propriété : une histoire de la victoire de Jupiter sur Saturne. 

Peter Garnsey, professeur d’histoire romaine à l’Université de Cambridge, connu pour ses travaux sur la famine et l’approvisionnement dans le monde antique, livre ici une réflexion sur l’histoire de la propriété   . En s’appuyant sur des sources aussi diverses que les mythes, les inscriptions épigraphiques, les juristes médiévaux et les philosophes modernes, il démontre  que la propriété est avant tout une construction historique. L’historien de l’Antiquité entend battre en brèche le paradigme historique selon lequel les écrits antiques n’auraient guère participé à la construction de la théorie du droit de propriété privée. Peter Garnsey examine à nouveaux frais l’apport des textes antiques dont la transmission et la réception, parfois erronées, ont contribué à la naissance d’un droit légal à la propriété.

Platon était-il "communiste" ? Le travestissement aristotélicien

A l’encontre des idées véhiculées par la tradition historique aristotélicienne, l’auteur démontre que la conception platonicienne de la propriété ne répond pas à une terminologie qualifiée de "communiste" par les modernes. Le système politique idéal ou Kallipolis, tel qu’il est décrit dans la République, ne prescrit en effet pas de propriété collective des biens. Par la bouche de Socrate, Platon prône au contraire l’absence de propriété pour la direction de la cité. Dans la cité idéale de Platon, les gardiens qui doivent gouverner la cité ne posséderont rien en propre. Cette disposition, appliquée au logement des gardiens, est censée garantir le bon comportement de ces derniers : ils n’auront ni habitation ni magasin où ne puisse entrer quiconque le désire. Ils seront logés dans une caserne en échange des services qu’ils rendent à la cité. Pour éviter tout débordement, les gardiens ne sauraient non plus posséder de l’or et de l’argent qui mettraient en péril leur sécurité et donc l’équilibre de la cité. Il n’y a donc pas de réelle possession en commun mais un "usage commun limité", disposition du reste circonscrite au seul personnel dirigeant de la cité. A ce titre, Peter Garnsey invite à adopter la notion de "communité" plutôt que celle de "communisme" pour rendre compte des idées de Platon.

La genèse du malentendu platonicien est l’héritière de la mésinterprétation d’Aristote qui, dans ses Politiques, a simplifié drastiquement le propos de son maître : le partage des biens, appelé de ses vœux par Platon, s’appliquerait à l’ensemble du corps civique et non plus seulement aux gardiens. Dans la retranscription d’Aristote, le projet platonicien, dépourvu de toute forme de propriété privée, constituerait, s’il advenait, un puissant ferment de discorde entre les habitants d’une même maison.

L’auteur met en évidence la façon dont ce faux débat a constitué l’armature des controverses entre les humanistes italiens (pro-platoniciens ou pro-aristotéliciens) de la Renaissance. Le personnage-clé, le professeur et homme politique Gémiste Phléton, fut le passeur de cet antagonisme via son traité Sur les différences entre les doctrines d’Aristote et celles de Platon (1439). Dans le but avoué de sauver le Péloponnèse et l’Empire byzantin des conquêtes extérieures, il invite Théodore II, despote de Mistra, à se rallier au modèle de la Kallipolis. Dans le contexte historique de Phléton, l’allégeance à Platon traduisait une diatribe à peine voilée contre les monastères et les nobles qui laissaient leurs terres en friche plutôt que de la cultiver.

Comment être pauvre ?

L’une des thématiques majeures de l’ouvrage est de montrer que l’attachement de l’Eglise à la pauvreté n’a pas obéré pour autant une réflexion sur la propriété privée. Le questionnement sur le degré de pauvreté à adopter pour le corps ecclésiastique a nécessairement laissé la place à une interrogation sur le degré acceptable de propriété privée. Le positionnement de l’Eglise sur la propriété privée fut largement tributaire des Actes des Apôtres qui mettent en scène la pauvreté des premiers chrétiens à Jérusalem. Ce modèle de l’ecclesia primitiva, communauté chrétienne idéale, est à l’origine d’un courant ascétique dont Saint Augustin est l’un des premiers représentants. Fondateur de deux monastères, l’un dans sa ville natale de Thagaste en Numidie et l’autre à Hippo Regius (Hippone), Saint Augustin adopta pour politique initiale un principe fondamental, à savoir que les membres du clergé ne devaient rien posséder : il refusait d’ordonner quiconque n’était pas prêt à abandonner tous ses biens.

Toutefois, Peter Garnsey montre bien que dès Saint-Augustin, l’Eglise fut contrainte de nuancer ses exigences quant à la pauvreté. L’épisode de Januarius, prêtre qui entra au monastère de saint Augustin en refusant d’abandonner une partie de ses biens pour les léguer à sa fille puis à l’Eglise, est révélateur de ces premiers atermoiements sur la propriété privée. Surtout, l’auteur montre que c’est la controverse franciscaine au sujet du contenu de la pauvreté et de ce à quoi on renonçait qui fit franchir à l’Eglise un pas décisif sur ces questions. L’interprétation du Testament de Saint-François constitue la pierre angulaire de l’accommodement avec "dame pauvreté". La période de normalisation de l’ordre franciscain, c’est-à-dire son institutionnalisation progressive, est en effet décisive. A la mort de Saint François, l’ordre des Mineurs est dominé par les partisans d’un ordre institutionnalisé et reposant sur des biens matériels, plutôt que par les défenseurs d’une pauvreté littérale.

L’auteur montre que, dans l’évolution du point de vue de l’Eglise, le point d’achoppement fut la question de l’usus pauper (l’"usage pauvre") développée par le conventuel Bonaventure dans son Apologia pauperum (1269). Pour lui, chaque bien doit être considéré en fonction de la propriété au sens strict : pourvu que, juridiquement, les franciscains ne possèdent rien, ils seraient en règle avec leur règle. La pauvreté est définie négativement et comme "refus de posséder des biens" dont les frères se servaient et dont la propriété fut dévolue au Saint Siège. Après que, en 1279, la bulle de Nicolas III Exit qui seminat eut tranché le débat sur la pauvreté en faveur des conventuels, s’opéra la radicalisation du parti spirituel. Cette mouvance franciscaine reproche à la majorité des frères de se considérer comme pauvres parce qu’ils n’étaient pas propriétaires de leurs biens, mais de jouir en fait de ces derniers sans retenue.

A la recherche des origines de la propriété privée

La quête des origines de la propriété privée conduit Peter Garnsey à réaffirmer énergiquement la place des sources antiques dans les tentatives pour en donner une définition. L’auteur examine les liens qui unissent propriété privée et état de nature. Pour nombre des penseurs de l’Antiquité, le schéma était celui d’un récit d’un âge primitif : à l’état de nature était indissociablement liée la communité des biens à laquelle succéda la propriété privée. Pour décrire ce processus de privatisation, Cicéron évoque dans son traité Des devoirs, la première prise de possession (occupatio) d’un bien qui devenait effective après une longue durée qui en entérinait la propriété. Cicéron s’inspire ici du droit civil romain (ius civile) qui, par le dispositif de l’usucapio, donnait à un possédant le statut de propriétaire s’il restait en possession d’un bien durant une certaine période – deux ans au moins pour des terres par exemple. L’auteur souligne ainsi que la tradition jurisprudentielle romaine s’est bel et bien intéressée à la question de la propriété privée.

Chercher la légitimité de la propriété privée dans l’état de nature suppose de s’intéresser à l’effet de son introduction dans les récits relatifs à l’existence d’un Age d’or. Selon ces récits, l’humanité entra en décadence, dégénérant un peu plus à chaque étape, la propriété privée jouant un rôle crucial dans cette déchéance. Selon Virgile, dans ses Géorgiques, dans le monde primitif, il n’était pas permis de borner les champs par des clôtures et la nature généreuse produisait abondamment sans qu’on la cultive. Mais, lorsque Jupiter, successeur de Saturne, introduisit l’agriculture et la propriété privée, vint le désir scélérat de posséder, la peine et le manque. Dans son récit, la propriété privée apparaît comme une caractéristique d’une société sortie de l’Age d’or et en cours de désintégration. La propriété privée était perçue comme corrompue parce qu’elle demandait beaucoup de main d’œuvre tout en n’étant pourtant pas assez productive.

L’auteur insiste sur le tournant majeur que constitue l’époque des débuts des Lumières en proposant une seconde catégorie de récits destinée à replacer la propriété privée dans une perspective évolutionniste de l’homme. En mettant en avant l’extrême sauvagerie et l’insécurité chronique qui entouraient l’humanité primitive, les philosophes remettent en question la mythologie utopiste de l’Age d’or. Bien au contraire, ils façonnèrent une histoire du progrès dans laquelle l’introduction de la propriété privée était le signe d’une société civile bien ordonnée. Samuel von Pufendorf, dans Le Droit de la nature et des gens (1672), est l’un des fervents partisans de ce schéma en déclarant qu’à l’état de nature, les hommes étaient des animaux misérables évoluant dans une société primitive hautement hostile et négative. Surtout, la théorie lockienne de l’appropriation, selon laquelle les premiers occupants établissaient leur droit sur une terre simplement en la cultivant illustre comment une tradition jurisnaturaliste naquit d’un schéma progressiviste : l’humanité évolue vers le progrès et non pas selon des stades de déchéance. En plaçant la propriété dans l’état de nature, la propriété obtenait le statut de droit naturel.

Le droit à la propriété privée : la cristallisation juridique

La définition de la propriété comme un droit légal procède directement du droit romain. Le fondement de cette inscription de la propriété dans la sphère juridique est, selon Peter Garnsey, à lire dans le rôle joué, en tant que soldats, par les citoyens de Rome – souvent de petits exploitants agricoles – dans l’entreprise impérialiste. En contrepartie de cet engagement à se battre pour Rome, ces citoyens bénéficiaient du droit de posséder une terre et de la protéger par des voies légales. Les terres allouées aux soldats à leur retour étaient prélevées sur le territoire public (l’ager publicus), terres confisquées aux peuples conquis de l’Italie.

Preuve que les Romains disposaient du concept de droit de propriété, l’inscription de la Table du Val Polcevera, datée de 115 av. J.-C. établit que le sénateur romain Minucius, agissant au nom du Sénat de Rome, arbitra une dispute entre la cité de Genua (Gênes) et l’une de ses communautés dépendantes, les Langenses Viturii. Il distingue le territoire privé (ager privatus) que les Langenses pouvaient vendre et léguer à leurs héritiers, du "territoire public" (ager publicus) qu’ils pouvaient seulement exploiter et pour lequel ils devaient payer aux Genuates un loyer. Ce droit de propriété, formalisé par le Digeste justinien fut transmis par les juristes italiens au Moyen Age.

Vers 1100, la redécouverte du Corpus Iure Civile par les glossateurs Irnerius, puis Accurse au XIIIe siècle, rencontra un franc succès dans les écoles de droit. Plus encore qu’un droit légal, la propriété est devenue à l’ère des révolutions un droit de l’homme. L’auteur prend soin d’opposer le cas américain au cas français : la propriété ne fait pas partie des droits naturels inaliénables cités dans le préambule de la Déclaration d’Indépendance américaine du 4 juillet 1776. Mais elle est présente dans la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Peter Garnsey attribue le silence américain aux réticences de Thomas Jefferson, qui craignait ainsi d’encourager les velléités revendicatives des Indiens au sujet des terres accaparées par les colons blancs. A l’inverse, en France, les théories lockiennes jurisnaturalistes d’un droit naturel inaliénable à la propriété exercèrent une influence décisive sur l’abbé Sieyès


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