Le christianisme antique et médiéval : une pensée économique pour un régime singulier d’échanges entre Ciel et Terre.

A l’heure des exils fiscaux, des cris d’alarmes poussées par certaines grandes fortunes devant le spectre réapparu de 1793 et de diverses prophéties apocalyptiques inspirées par les tentatives d’endiguer l’envol des inégalités économiques dans l’hexagone, Valentina Toneatto vient rappeler un fait au demeurant bien connu : pour les penseurs du christianisme antique et médiéval, il ne fait aucun doute qu’un enrichissement excessif ou sur une base spéculative sans utilité sociale ne peut que tomber sous le coup d’une condamnation morale du lucre de la part des autorités ecclésiastiques. Plus étonnant est le paradoxe que forme ce rejet dans son opposition à l’adoption sans condition, par ces mêmes auteurs, du vocabulaire des échanges dans la conceptualisation et l’expression d’une éthique nouvelle tournée vers l’accumulation des biens spirituels et la prospérité dans la vie éternelle.

Le marché du salut : une idée, une norme, une pratique

Les sources patristiques sont-elles lisibles dans une perspective d’histoire économique ? Toutes considérations relatives aux lieux communs sur le discours moral des Pères de l’Eglise mises à part, "De Basile à Ambroise de Milan, de Grégoire de Nazianze à Zénon de Vérone, de Chrysostome à Chromace d’Aquilée et Augustin"   , force est de constater que l’homilétique   antique use intensément du lexique de la richesse et de la pauvreté. Par ailleurs soucieux de désamorcer le potentiel révolutionnaire de la dénonciation de la richesse portée par le Nouveau Testament   , les Pères développent autour du thème des bons et des mauvais usages faits de la richesse un paradigme éthico-religieux de l’"avarice" opposée à la richesse "utile" tel que, dans la pastorale, les échanges matériels ne se conçoivent bientôt plus indépendamment d’un réseau de relations avec l’au-delà. Loin de se limiter aux stricts échanges de biens, ce modèle éthique structuré par les notions économiques de l’Antiquité dépasse le cadre des transactions de valeurs monnayables pour (dis)qualifier tout un rapport au monde, manifesté par un ensemble d’attitudes présentées comme nuisibles pour la communautés et déviant des principes chrétiens : dans ce sens, l’indifférence à la Parole divine dont font preuve juifs et païens est par exemple présentée comme ignorance de la valeur d’échange de cette "monnaie divine". Au fil des pages de la patrologie grecque et latine, toute une procédure langagière d’exclusion croît puis cristallise sur les bases du lexique économique pour désigner les opinions ou les pratiques réputées perturber ou entraver les échanges fructueux avec le divin : celles des hérétiques et de toutes sortes de pécheurs, désignées comme autant de formes de négligence ou de rétention des biens spirituels dont la circulation constitue le principe d’une "économie du salut" individuel et collectif.

Conformément à une tendance déjà perceptible dans les textes des premiers importateurs du monachisme oriental en Occident   , la spiritualité monastique pousse plus loin encore le paradigme éthique et théologique d’inspiration apostolique noué par les Pères autour du rejet de l’"avarice" et de son contraire, la notion positive de "charité" entendue comme "le lien qui unit les chrétiens et caractérise leur communauté"   . Fondées sur le principe de renoncement à la propriété personnelle, les communautés monastiques occidentales s’engagent tôt sur la voie exclusive du cénobitisme et de la communauté de biens, dont le gouvernement se définit au moyen d’une éthique de la confiance et de la bonne administration. Sous son influence, aussi normées soient-elles, les sources du Haut Moyen Age (VIe-IXe s.) filent et étoffent la métaphore économique pour exprimer des conceptions de l’être chrétien en rupture avec la période précédente, où l’emploi de ce même lexique dans certaines formules d’exclusion maintenait une irrésistible partition entre les hommes "spirituels" et ceux que leurs activités terrestres vouaient à demeurer des hommes "charnels". De l’étude des ressources symboliques du langage employées dans les textes par lesquels les élites épiscopales caractérisent les communautés chrétiennes   , il ressort que de manière similaire, les évêques élaborent également à l’attention des laïcs un nouveau système de valeurs dans lequel la circulation des richesses est organisée selon une "rationalité tournée vers un profit à la fois spirituel et matériel qui rompt avec la logique politique et civique païenne"   , et où elle fixe les rôles et les pouvoirs sociaux des riches comme des pauvres dans une œuvre commune d’administration du salut. En retour, cette éthique de la bonne administration des biens matériels soutenue par leur valeur spirituelle justifie la richesse des Eglises et le pouvoir d’"administrateur non propriétaire"   des évêques sur ces biens présentés comme "richesse publique"   reçue en partage au bénéfice du groupe étendu et varié des "pauvres".

En livrant des sources "à la lisière entre tradition normative et monastique et administration concrète"   , l’époque carolingienne donne finalement mieux accès aux réalités de l’administration des biens dans les communautés bénédictines qui s’homogénéisent au fil des siècles. Soustraits à la propriété de l’abbé, sacralisés et de ce fait exclus des circuits de l’économie séculière, ces biens n’en demeurent pas moins soumis à un impératif de satisfaction de la "nécessité" comme de l’ "utilité" commune   , et donc à un principe de "fructification tant matérielle que spirituelle"   , dont la réalisation est de surcroît réputée dépendre du strict respect des rôles administratifs associés à une éthique des devoirs et des responsabilités aux deux niveaux. Confrontées aux normes énoncées par les sources du Haut Moyen Age, les pratiques observées dans divers monastères   à l’aube du Moyen Age central témoignent ainsi d’une rationalité administrative aussi évidente que singulière, étroitement gouvernée par le statut singulier des biens monastiques.

Métamorphoses de l’imaginaire collectif

Jusqu’à récemment encore, un courant dominant d’histoire de la pensée économique d’inspiration positiviste et évolutionniste tourné vers la mise au jour des "lois universelles" de l’économie avait laissé le Haut Moyen Age dans l’ombre de son irrationalité. En retrouvant la cohérence conceptuelle des idées antiques et médiévales, Valentina Toneatto montre à quel point ces conclusions demeurent tout aussi viciées par leur finalisme originel et tout aussi réductrices de la problématique économique que le furent celles de toute une tradition d’études patristiques fortement marquées par les biais et les visées idéologiques de leurs auteurs, engagés dans les affrontements entre pensée libérale et marxisme qui jalonnèrent le XXe siècle, et attachés à démontrer l’ancienneté de leurs convictions relatives à la richesse. Dans la lignée des travaux de Giacomo Todeschini qui s’intéressait à la fin du Moyen Age   , la jeune historienne semble quant à elle être parvenue à dépasser les postulats des uns comme des autres et à faire ce premier pas de côté, redoublé par la suspension des modèles d’origine anthropologique qui reléguaient le monde gréco-romain tardif dans les limbes des sociétés "primitives" en réduisant son système d’échanges au modèle du don-contre-don formalisé par Marcel Mauss. Détachée de toute préoccupation généalogique procédant en définitive d’une interrogation sur la modernité, Valentina Toneatto dégage une rationalité économique spécifique qui inscrit les échanges matériels dans un faisceau complexe de relations avec le divin. En mettant au jour un régime de circulation des biens original et à certains égards nouveau, l’analyse des conceptions et les pratiques constitutives de l’"éthique théologico-économique" promue par les autorités chrétiennes se transforme dès lors en un de ces exercices d’"étrangement" particulièrement stimulants dont parle Patrick Boucheron, au cours desquels le lecteur est progressivement invité à "regarder longtemps un texte, non pour finir de le rendre intéressant, comme disait Flaubert, mais pour le rendre étranger, et dé-familiariser notre rapport à ce qu’il relate"   .

L’auteure l’annonçait d’ailleurs dès le départ : son projet n’a jamais été de retrouver des invariants de la pensée occidentale, économique en l’occurrence. Ce n’est pourtant qu’au fil des pages qu’on prend toute la mesure de cette proposition. En se concentrant sur l’étude des pratiques langagières sans jamais perdre de vue l’arrière-plan de la réalité des échanges, l’auteure apporte en effet une nouvelle démonstration du rôle et de la puissance transformatrice de la métaphore dans la production du domaine sémantique nouveau que constitue l’"économie du salut". A rebours, cette étude repose d’ailleurs la question de l’impact de tels redéploiements de l’imaginaire mental sur les pratiques – de salut, mais aussi économiques. Aussi difficile à évaluer soit-il, l’effet de boomerang résultant d’un tel usage des métaphores semble bien réel. En cela, cette étude n’est pas sans rappeler d’autres recherches plus ou moins récentes portant sur la valeur et les effets du recours par la rhétorique chrétienne à la sémantique propre à divers domaines restreints d’activité et de connaissance (juridique, médical…) dans la thématisation du nouveau territoire mental des sociétés méditerranéennes ouvert par leur évangélisation. Bien au-delà du simple champ de la pensée économique, par les mécanismes intellectuels qu’il met en évidence, ce travail invite donc à son tour à une révision générale des hypothèses du sens commun relatives à la gestation des représentations du monde dans lesquelles plongent les racines intellectuelles du changement social