1905 : le sort de matelots nourris de vermine, entassés, méprisés à bord du Cuirassé Potemkine devient dans le film d’Eisenstein la trame annonciatrice et emblématique de la Révolution russe de 1917, sur pellicule une vingtaine d’années après l’historique mutinerie. 2014 : en catastrophe embarqués dans le train psychédélique d’un Noé Malthusien écologue, un groupe de réfugiés climatiques, parqués en queue du convoi, y patauge, jusqu’à son total soulèvement, 18 ans plus tard.

C’est en 2031 que démarre donc le film de Bong Joon ho, Snowpiercer, après un flash back sur le dernier JT précédant la brusque re-glaciation terrestre qui a rendu la planète inhospitalière. Et retient de ce fait, depuis 2014, à bord d’un radeau sur rail baptisé Transperceneige   le reliquat de l’humanité qui va se déchaîner, en salle obscure durant deux bonnes heures. Une préfiguration cinématographique de l’insurrection généralisée qui couve, dans notre époque de globalisation en crise, du Bengladesh à la Bretagne, tandis qu’à Paris sous le marteau d’un commissaire-priseur  un diamant rose bat tous les records   ?

En tout cas, dans l’un et l’autre film, il y a comme de l’agit prop’ dans l’air dont Eisenstein s’affranchit artistiquement - son film répondait pourtant à une commande du pouvoir bolchévique -, ce dont se souvient très vraisemblablement celui du sud-coréen Bong Joon ho, haute figure d’un cinéma encore sévèrement contrôlé par les autorités politiques de son pays, il y a peu.

Quoique le premier soit muet, à sa sortie en 1925 (mais un livret musical escorte sa sortie, dès cette date, cette saison à l’affiche salle Pleyel) , une certaine esthétique trash, en ce qu’elle consiste à outrer les émotions par des effets cinématographiques appuyés(cf. les plans d’Eisenstein sur les vers dans la viande ou le crâne fendu d’une passante et le landau dévalant l’escalier d’Odessa), les apparente tous deux. De même, la violence déferlante portée à l’écran, reflet d’une organisation sociale extrêmement inégalitaire, dégradante, et des rapports humains qui en découlent.

Comment en est-on arrivé là ?

Après un ultime sommet des Nations-Unies tombées (enfin ?) d’accord sur une mesure radicale contre l’effet de serre, la catastrophe climatique s’avère dans la fiction du Transperceneige bel et bien d’origine anthropique - même si, dans la version cinématographique du réalisateur sud-coréen, elle n’est pas provoquée par une explosion nucléaire comme dans la BD dont elle est une libre adaptation, mais provoquée par quelques scientistes saouls de géo-ingénierie, certains de pouvoir sauver la Terre du risque climatique grâce à quelques bombes refroidissantes envoyées savamment dans la stratosphère. Ce qui fut fait. Sans l’ombre d’un doute, fût-il journalistique, comme le montrent les premières séquences du film. Abandonné aux générations antérieures le principe de précaution ! La prédiction scientifique, sans appel, promettait de stopper la fonte des glaces polaires qui menace les êtres vivants, et les plus sceptiques se turent dans cette fiction. Au final, point de mensonge : plutôt un succès au-delà de toute espérance. Réchauffement " éradiqué " ; à la place, froid d’enfer partout à la surface du Globe.

Le train éponyme, fendant la croute terrestre gelée fait figure de bouée, dans une étendue cryogénique. Une bouée plus hantée qu’habitée, condamnée à parcourir la sempiternelle planète désormais blanche, non-stop. Une boucle, un voyage autour du monde, forcené et bien huilé : la course du Transperceneige le ceinture sans aucun arrêt… ou sinon, de mort imminente. " C’est ainsi. Que chacun reste à sa place ! " sermonne la ministre   du machiniste tout puissant, tentant de " mater " le wagon de queue.

Vivre à bord, ou mourir

Ainsi grâce à cette boucle cinétique, qui illustre à merveille l’horreur d’un système "d’économie circulaire " excessif, sont 1/sacralisé l’ordre établi et 2/générés les autres ingrédients nécessaires à un tel périple en huis clos - l’énergie, l’eau potable, la culture sous serre et en aquarium -. L’engin cache une mécanique réglée pour le maintien de l’écosystème embarqué. Une biodiversité sous contrôle, balancée et nourrie au sein de la " bête humaine "   . Un symbole en quelque sorte intemporel, qu’il s’agisse du ressort psychologique animant le machiniste - tant celui de La Lison du roman de Zola  que celui de Snowpiercer - ou de la déco de ce dernier, du moins dans ses plus hautes sphères : mièvre et férue de gadgets modernes défaillants, un style " années bonheur " suranné et perfide (comme se révèle aujourd'hui celui des 30 Glorieuses ?).

Une atroce allégorie du monde comme il va…

Conçu et aménagé, contre vents et marées initialement, par un visionnaire mégalo nommé Wilford (joué par Ed Harris), "ce train est le monde" ; et " nous sommes l’humanité ", martèle-t-il. Conducteur-inventeur fasciné par sa propre machine, l’ordonnance de son monde décervelant et ses privilèges de chef, ce magnat auto-satisfait jouit d’être aux commandes d’une Arche de Noë profilée comme un Aspic fulgurant, à la proue d’un brise-lame futuriste. Elle tient du Nautilus et se découvre tout au long du scénario, porte après porte poussées comme dans un ascenseur social avec prise d’assaut, étage après étage. Ou plus exactement, wagon après wagon : de la queue - insupportablement miséreuse - à la locomotive de tête - démentiellement radieuse -, au fur et à mesure que le héros-malgré-lui (Curtis Everett joué par  Chris Evans)  mène la révolution. Et d’un bout à l’autre, nauséeuse  est l’expérience du spectateur. Le film regorge d’une violence parfois grotesque mais toujours over dose. Du sang, des larmes, du doute existentiel à profusion ; et des armes et des vues panoramiques blanches enfilées à tout berzingue.

La carcérale navette, un concentré d’ingéniosité bio-technocratique filant à toute allure dans une fuite en avant semblable au régime économique qui " syphone " actuellement la société (cf : Magrett Kennedy), est aussi un concentré d’humanité oscillant entre barbarie et altruisme.

Quand le cinéma s’arrête, reste un paquet d’émotions glacé de froid et de sang : on se bat à tous les niveaux et s’étripe à qui mieux-mieux dans ce train sens dessus-dessous. Reste une énigme : la rébellion participe-t-elle in fine à la stabilité du "système" de domination du plus grand nombre au profit de quelques-uns ; ou bien, libératrice, consiste-t-elle vraiment à échapper au plan du machiavélique chef de bord, adepte de la révolution comme arme d’autorégulation ?