Un nouvel essai du penseur de la décroissance qui cherche à insuffler un peu d'optimisme à gauche.

Crises financière, économique, sociale et démocratique : elles se conjuguent et finissent par éclipser la crise écologique, aux conséquences vraisemblablement plus douloureuses sur le long terme pour l'humanité. Le Socialisme gourmand   , dernier livre en date du prolifique penseur de la décroissance engagé à gauche, Paul Ariès, a le mérite d'aborder cette question de l'écologie en passant par le prisme du politique. Avec un tel parcours, l'auteur de La Simplicité volontaire contre le mythe de l'abondance,   semble être un témoin et acteur privilégié pour entreprendre une remise en cause du socialisme à l'heure de l'urgence climatique, mais aussi d'une actualité éditoriale conséquente après le premier anniversaire marquant le retour au pouvoir de la gauche.

Outre le contexte politique actuel, cet essai prend acte de l'épuisement de la critique du capitalisme : pour l'auteur, la messe a été dite et redite, il faut passer à autre chose sans s’appesantir sur le diagnostic. Cet autre qu'il veut imaginer, s'inspire de l'expérience sud-américaine, véritable laboratoire du socialisme, mais aussi de phénomènes plus proches de nous comme le printemps arabe ou le mouvement des Indignés. A l'intersection de ces ensembles, il pense y déceler la jeunesse et l'internationalisme. Pour compléter ce tableau, il faut aussi ajouter des polémiques internes au sein de la mouvance de la décroissance, auxquelles Ariès répond en filigrane. Si sa volonté de renouer avec les milieux populaires trouve un écho dans l’œuvre de Jean-Claude Michéa, son insistance sur la nécessité de construire graduellement ici et maintenant un nouveau monde, sans espérer le grand soir, rejoint des références plus anciennes comme une utopie telle que celle des "pas de côté" du dessinateur de bandes dessinées Gébé dans L'An 01, le "possibilisme" et certaines idées de la Fabian Society. Ariès puise ainsi dans un vivier d'expériences historiques aussi riches qu'occultées.

Un socialisme joyeux

Paul Ariès s'en prend à la gauche actuelle, qu'il estime par trop morose, austère et sacrificielle. Il propose ainsi de : "parler de "socialisme gourmand", c'est assumer une double rupture avec notre histoire : le socialisme du XXIe siècle devra être à la fois celui de l'antiproductivisme et celui du Bien-vivre, c'est témoigner qu'il ne peut y avoir de Bien-vivre, de société bonne qui ne soit socialiste, qu'il ne peut davantage exister de socialisme qui ne soit celui du Bien-vivre, de l'eudémonia, des jours heureux."   , propos qui ne vont pas sans rappeler ceux d'un essai comme Pour un manifeste du convivialisme du sociologue du MAUSS Alain Caillé.

Dans Le Socialisme gourmand, Ariès affirme à nouveau sa croyance dans le socialisme, mais pas sa version gestionnaire, bernée après avoir contribué à la survie du capitalisme. Reprenant l'antienne classique, il refuse de condamner l'idée au nom de ses réalisations défaillantes   , tout comme le marxisme actuel cherche à tout prix à se distinguer de l'échec de l'URSS. Ariès propose une vision œcuménique de la gauche, un pluralisme visant à éviter les dogmatismes en voie de fossilisation. Plus que des idées, c'est une méthode qui est avancée, reposant sur un sursaut moral, prélude à un engagement politique plus chaleureux. Pour cela, Ariès estime qu'il faut inventer de nouveaux "gros mots", le "socialisme gourmand" avec ses velléités émancipatrices, étant le premier sur cette liste. Derrière ce terme plutôt joyeux, Ariès explique qu'il faut y voir la volonté de transformer les partis politiques, d'instances de luttes, constituées de "moines-soldats", en des instances de vie, des contre-sociétés donnant aux individus le désir de changer leur vie. Ce nouveau désir se substituerait à celui engendré par le capitalisme, via la consommation, sans cesse renouvelé sans être jamais satisfait. La gratuité, le don et la convivialité doivent retrouver une place conséquente et le postulat d'égalité cher à Jacques Rancière devra être réaffirmé face aux limitations démoralisantes de la sociologie bourdieusienne.

Concrètement, Ariès propose une série de "dissolvants" qui doivent permettre de renouveler l'expérience socialiste : parmi ces derniers, l'on pourra retenir "l'égalitarisme radical" qui comprendrait l'extension de la gratuité de certains services publics, le "socialisme agissant", le "socialisme de la jouissance d'être", "l'amitié et l'amour comme opérateurs politiques", ou bien encore la beauté et les exercices spirituels...

L'expérience au cœur du projet politique

Toutefois, là ou Ariès est le plus convaincant c'est quand il revient sur des expériences historiques du socialisme pratique d'un Paul Brousse. Ce nouveau "possibilisme", en dépit de la rhétorique qui l'enrobe parfois un peu trop, constitue un des principaux intérêts de l'essai   . Ariès cherche ainsi à réhabiliter le socialisme municipal et ses réalisations, le considérant comme l'échelle la plus adaptée à l'émancipation. Il revient sur les bourses du travail, sur ce moment méconnu de l'histoire sociale, le syndicalisme à bases multiples, mais aussi sur les comités d'entreprises et sur le mouvement coopératif. Cette partie aurait méritée d'être plus étoffée et surtout de solliciter des témoignages pour rendre plus vivant le propos.

Dans les derniers mouvements de son essai, Ariès aborde le socialisme gourmand comme socialisme populaire, revenant sur l'expérience de l'Amérique latine ou brièvement sur l’œuvre de George Orwell et sur son concept de Common Decency, bien développé par Michéa. Sans surprise, il en appelle ainsi aux valeurs de générosité et de solidarité des classes populaires, souhaitant redonner la parole à ce qui existe déjà en puissance. Ce renouveau passera aussi par la langue, qui se doit d'être inventive, en rupture avec le langage des experts ; par la morale qui doit retrouver ses droits en politique afin de remettre le vivre ensemble au centre des débats. En conclusion, Ariès réaffirme le besoin d'expérimentation, de promotion du bien-être et du rejet du productivisme. Pour lui, "l'enjeu est de réaliser suffisamment de petits bouts de socialisme existentiel et expérientiel, de socialisme populaire, pour qu'une cohérence symbolique puisse se développer et apparaître."   La postface de l'édition de poche revient sur le socialisme du Buen vivir en Amérique latine et sur la nécessité de construire des communs plutôt que d'accumuler de la richesse.

Les idées rassemblées dans cet essai ne surprendront pas les lecteurs d'auteurs comme Philippe Corcuff, Jean-Claude Michéa ou Alain Caillé. Le propos est malheureusement souvent plus confus et moins structuré que chez ces derniers, de même que les querelles de chapelle au sein du mouvement de la décroissance affleurent dans la démonstration d'Ariès, ce qui est souvent dommageable. Certains passages, comme l'énumération des "dissolvants" du socialisme, donnent l'impression d'un assemblage parfois trop hétéroclite de théories diverses, toutes intéressantes mais dont la cohérence reste encore à prouver. En bref, s'il est difficile de remettre en cause les bonnes intentions qui président à la rédaction de cet essai, le lecteur sera peut-être plus dubitatif quant à la démonstration. Ainsi, pour reprendre l'un des leitmotivs du livre, l'idée de la sécession, comment ne pas craindre qu'il conduise à un désintéressement aux affaires de ce monde ? D'autant plus qu'il est plus aisé pour ceux qui en ont les moyens, alors qu'ils sont les plus aptes à faire évoluer en mieux une organisation ou une société   .