Un essai brillant, où affleure la puissance émotive des films d'un cinéaste dont la profondeur thématique n'a d'égale que la virtuosité du style.
Chacun a sa façon d’apprécier le travail d’un artiste. Dans le cas de Guillermo del Toro (réalisateur de Mimic, Hellboy, L’Echine du diable ou encore Le Labyrinthe de Pan), on peut se contenter d’observer la partie émergée de l’iceberg et trouver son cinéma jouissif, battre furieusement des mains lorsque ses héros de comic books supplantent des créatures ténébreuses et menaçantes, et rejeter dans un même mouvement ses films plus intimistes au prétexte qu’ils manqueraient de folie. Mais on peut, sinon, regarder ce qui se trouve sous la surface et considérer que ses films les plus personnels sont, précisément, la bonne porte d’entrée pour un cinéma qui se définit avant tout par la profonde honnêteté de son rapport émotionnel à l’Autre. De fait, le travail d’analyse d’une œuvre comme celle de Guillermo del Toro s’avère particulièrement complexe, d’abord parce qu’elle fait preuve d’une certaine évidence visuelle (richesse esthétique et narrative, profusion de personnages et de monstres, utilisation des possibilités induites par l’appareil d’enregistrement, etc.), ensuite et surtout parce qu’elle rencontre un succès aussi bien critique que public – pour des raisons souvent différentes. L’essai signé Charlotte Largeron parvient à éviter tous les pièges d’une œuvre que l’on pourrait risquer de trouver trop séduisante pour être sincère, et prouve, puisqu’il en était besoin, que le réalisateur mexicain peut d’ores et déjà être classé dans la catégorie des "auteurs", au sens intellectuellement français du terme. Le fait qu’elle-même soit une admiratrice de son sujet, admiration qui transpire à chaque page, est pour beaucoup dans la qualité de son approche.
Certes, cet ouvrage est à conseiller en priorité aux connaisseurs de Guillermo del Toro. Ceux-là seront comblés : iconographie très riche et cohérente (beau travail, comme toujours, des éditions Rouge Profond), texte généreux, thématiques choisies avec soin et rigoureusement étudiées, structure idéale qui permet une navigation aisée entre les chapitres. Mais il faudrait surtout le mettre entre les mains des contempteurs, de ceux qui ne voient en del Toro que l’ "adulescent" au physique vaguement confondu avec un Sergio Leone ou un Francis Ford Coppola, un geek version sud-américaine qui, s’il avait eu vingt ans aujourd’hui, n’aurait pas décollé les yeux de son iPad et de sa console de jeux. Comment expliquer, autrement que par un désir puéril de divertissement, que l’on mette en scène systématiquement des créatures bizarres et des fantômes vengeurs ? N’est-ce pas là un cinéma de lourdaud, comme le prouve encore le prochain Pacific Rim à sortir cet été, film dans lequel des robots géants sont fabriqués par les humains pour combattre une invasion souterraine de bestioles innommables ? Une sorte d’œuvre "à la Roger Corman", à laquelle on aurait adjoint des millions de dollars de budget seulement parce qu’elle attire un jeune public en très grand nombre ?
Que nenni. C’est ce qui rend la lecture de Des hommes, des dieux et des monstres absolument indispensable, pour les thuriféraires comme pour les contempteurs. D’abord parce qu’on a beau avoir vu les films de del Toro, on ne connaît pas vraiment l’homme. Or, dans son premier chapitre, Charlotte Largeron dresse l’étonnant portrait d’un littérateur érudit, admirateur de Charles Dickens, dont il a emprunté le titre d’un roman pour donner un nom à son musée californien dédié au cinéma de genre, la Bleak House (La Maison d’âpre-vent en V.F.) ; un adorateur de H.P. Lovecraft dont il rêve toujours d’adapter Les Montagnes hallucinées ; un connaisseur des films gores mexicains les plus obscurs autant que des productions horrifiques "classiques" de la Universal des années 30, et notamment du Frankenstein de James Whale ; un lecteur averti de récits fantastiques comme de la Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim. Grand écart ? Pas tellement. Chez lui, comme chez Jorge Luis Borges (l’un de ses modèles) qui partageait ses goûts entre la poésie finnoise et les enquêtes littéraires de Chesterton, la culture forme un tout indissociable. La seule prévalence est celle des livres, qui pour le cinéaste mexicain "demeurent des objets sacrés et magiques" et qui trouvent dans son œuvre une place toute particulière dans la constitution même du récit.
Ensuite parce que l’auteure fait la lumière sur la quantité d’influences qui ont marqué le parcours du cinéaste, préliminaire nécessaire à l’exploration de l’œuvre elle-même, notamment en mettant l’accent sur ses rapports avec les films d’Alfred Hitchcock. Peu évidents au premier abord, ces liens avec le maître du suspense trouvent leur origine dans le culte que lui voue del Toro. En lui consacrant un essai en 1989 dans une collection publiée par l’université de Guadalajara , le cinéaste exprime son attirance pour la personnalité du Britannique autant que pour sa méthode de travail. Pour mieux comprendre la démarche de del Toro, on peut, par exemple, "isoler quelques pages concernant Les Oiseaux qui permettent d’éclairer certains partis pris horrifiques du réalisateur de Mimic et de Hellboy II" , Les Oiseaux étant le seul film proprement horrifique d’Hitchcock dans lequel, selon les termes de Donald Spoto, le chaos est prêt à éclater . Pareillement, del Toro met en scène, dans tous ses films, une réalité fragilisée et proche du basculement de l’ordre vers le désordre – on se souviendra, à cet effet, des prophéties catastrophistes de l’Archange ailé d’Hellboy II, promettant à l’humanité un horizon de destruction totale dont l’arme serait le personnage d’Hellboy lui-même.
Dans les chapitres suivants, Charlotte Largeron développe les grandes thématiques de l’œuvre du cinéaste en n’oubliant pas de les lier, chacune, à un pan de sa personnalité. Posé en équilibre sur la brèche du monde réel, ce cinéma ne nous en parle que mieux : il nous parle de notre société, de nos civilisations, des humains fragiles que nous sommes, en proie aux affres de la guerre et de la mort. Le cinéma de del Toro est une œuvre de la temporalité, de l’empathie et de la monstruosité, où les mécanismes et les horloges rentrent en collision avec des créatures antédiluviennes (Cronos, Hellboy), où la fascination pour le sacré et la liturgie n’empêche nullement l’installation d’une peur cinégénique (Le Labyrinthe de Pan, Blade II), et où l’enfance, évidemment, se fait le vecteur d’une vision merveilleuse du réel. Ainsi de l’ouverture de Hellboy II, avec un jeune Hellboy tout ouïe écoutant le récit des guerres antiques datant d’avant la civilisation, mais également des personnages-enfants de L’Échine du diable et du Labyrinthe de Pan confrontés à un passage accéléré à l’âge adulte dans un environnement de conflit national.
Au-delà de son esthétique fantaisiste et de sa pléthore de créatures fantasmagoriques, qui font de lui un explorateur à la fois des marges sociales et des potentialités que possède le cinéma pour exprimer la beauté secrète du monde, l’œuvre de Guillermo del Toro s’inscrit dans une tradition de dissection de l’ordre cosmique venue de la littérature et de la peinture fantastiques. La caméra, comme autrefois la plume et le pinceau, devient un outil permettant de révéler les fêlures du réel : chez lui, "l’ordre existe mais le désordre insiste, manifestation sans doute d’un autre ordre, surréel, que la raison ne remet définitivement pas" . Cette sensibilité pour les manifestations de l’imaginaire sous toutes ses formes, y compris dans sa trilogie littéraire consacrée aux vampires et coécrite avec Chuck Hogan, à laquelle Charlotte Largeron accorde une large partie de son analyse, donne à son cinéma une résonnance qui va bien plus loin qu’un banal étalage de monstres et de techniques de mise en scène. Plus qu’un cinéma de l’esbroufe visuelle, c’est un cinéma de l’honnêteté et de l’amour de l’Autre. Et il fallait bien cette belle plume pour en convaincre les plus sceptiques