Cette recherche universitaire sur le renseignement d'intérêt militaire au Siècle des Lumières vient combler un véritable vide académique.

Alors que les analystes de la période contemporaine se penchent sur les "services de renseignement", leurs collègues historiens n'hésitent pas dire les choses plus crûment. Leurs recherches portent sur l'"espionnage" même si le terme n'est entré dans le dictionnaire de l'Académie française qu'en 1798. Il en est ainsi de la thèse sur le renseignement d'intérêt militaire au Siècle des Lumières de S. Genêt. Dirigée par Lucien Bély, professeur à l'université Paris - Sorbonne, elle poursuit les travaux de ce dernier attachés à l'ère du Roi Soleil   . Tout en se consacrant aux théâtres d'opération, comme son maître le professeur d'histoire du lycée Choiseul de Tours a souligné le rôle du diplomate dans la collecte du renseignement militaire et l'impulsion ministérielle dans une politique de recherche de l'information.

Nourrie par une abondante littérature dont la bibliographie détaillée en fin de volume donne une idée de la diversité des sources, la recherche universitaire de S. Genêt comble un véritable vide académique. Il n'existe aucun ouvrage évoquant la question de l'espionnage militaire au XVIIIème siècle ou presque, le chevalier d'Eon ayant attiré tous les feux éditoriaux à lui   . En outre, les études postérieures au règne de Louis XIV se sont surtout consacrées au renseignement intérieur et à la période Révolutionnaire et de l'Empire   . Cette carence tient principalement à la place mineure de l'espionnage dans la pensée militaire de l'époque.

L'art de la guerre se transmettait par des analyses tactiques sur les manœuvres à conduire sur le champs de bataille. L'héroisation de la guerre fut aussi peu propice à une politique de renseignement pleinement assumée et à l'émergence de structures dédiées. Quant à la "petite guerre" – cette guerre de surprises et d’embuscades, qui emplissait le théâtre des opérations entre les sièges et les batailles – et qui tint une place importante tout au long du XVIIIe siècle dans les conflits dynastiques européens   , elle fut trop longtemps déconsidérée pour que l'on en tire toutes les leçons militaires. En conséquence, les espions du XVIIIème n'étaient pas appréciés comme des soldats à part entière. Peu d'entre eux furent honorés de la plus haute distinction militaire du Royaume, la croix de Saint-Louis. Une situation de marginalité qui n'est pas sans rappeler d'autres périodes de notre histoire.

En un temps où la rumeur était reine, l'espionnage visait surtout à se prémunir d'une surprise stratégique. En conséquence, le commandement politico-militaire eut beaucoup de mal à apprécier l'information dont il était destinataire et son obsolescence rapide. Dans ce contexte, les données de valeurs étaient essentiellement poliorcétiques (état notamment cartographié des fortifications et des batteries, les approvisionnements). Elles étaient bien plus incertaines quant aux projets militaires de l'ennemi et l'état de ses forces sur le terrain. Pour remédier à une insuffisance d'information, les plus hauts responsables de l'État comptaient sur la sociabilité aristocratique des cours européennes et sur l'infiltration des entourages notamment en circonvenant les domestiques. Autant de pratiques qui familiarisèrent le "grand public" aux méthodes de l'espionnage sans pour autant rendre la noblesse et les militaires plus prudents.

Par esprit de chevalerie et quête d'exploits à vanter au Souverain, les officiers supérieurs eurent bien du mal à tenir confidentielles les informations qui étaient portées à leur connaissance notamment à la veille des batailles décisives. C'est pourquoi, le XVIIIème siècle fut progressivement celui de l'émergence du secret militaire et de la sanctuarisation des zones stratégiques notamment pour faire pièce à l'espionnage britannique de nos ports. Une exigence qui se traduisit par une surveillance accrue du territoire et notamment de Paris. Celle-ci fut facilitée dans la capitale par la concentration des étrangers sur la rive gauche de la Seine. Pour la plupart, ils choisissaient alors de s'installer dans le triangle Saint Germain des Prés - Luxembourg - Saint André des Arts. Cependant, cette esquisse de politique de contre-espionnage   se fondait bien plus sur la dénonciation que sur de véritables enquêtes de police.

A l'importance croissante du renseignement intérieur correspondit une attention plus marquée au renseignement extérieur et à l'espionnage militaire. Les polémologues les plus célèbres du XVIIIème, à l'image de Lancelot Turpin de Crissé, jugèrent même l'espionnage essentiel : "Un général n'a pas moins besoin d'espions pour s'instruire, qu'une armée n'a besoin d'armes pour se battre" (1754). Quant à l'un des chefs de guerre les plus illustres de son temps, Maurice de Saxe, il veilla à organiser pour chacune de ses campagnes un service de renseignement dont il confia la direction à un de ses secrétaires particuliers de confiance.

Cette attention eut pour effet d'intéresser Versailles au renseignement d'intérêt militaire et d'imbriquer ses actions aux joutes politiques, l'espion devenant un faire-valoir et un instrument d'influence auprès du ministre de la Guerre et du Roi. Bien que la thèse de S. Genêt laisse entrevoir le rôle de Louis XV en matière de renseignement, elle ne décrit pas précisément son influence et son interaction en la matière avec ses ministres et ses maréchaux. Cela est d'autant plus dommageable que l'on voit que la Cour exigea parfois de réduire le coût des dépenses secrètes sans renoncer, bien évidemment, à exiger des résultats. On aperçoit également les premières tentatives de mutualisation des dépenses à l'échelle européenne comme moyen d'économie. Sans surprise aussi, on note que les dépenses d'espionnage furent considérées comme inutiles en temps de paix. Encore un invariant de notre Histoire !

En détaillant pourquoi l'opprobre pesait sur les espions du XVIIIème et l'exécution des espions sur le champ lors des campagnes militaires, S. Genêt nous rappelle que le discrédit de la fonction renseignement dans notre pays est bien antérieur à l'affaire Dreyfus et aux barbouzeries de l'après-guerre. Il met en lumière l'indignité de l'espionnage au regard de l'éthique nobiliaire et chevaleresque de la guerre. L'espion ne serait rien d'autre qu'un homme vénal et aux mœurs dissolus. Son rejet au Siècle des Lumières n'en fut pas moins aussi le fruit de l'émergence du sentiment national en Europe. Dans ce contexte, archives à l'appui, il est passionnant de suivre S. Genêt dans sa quête des profils types des espions. Peu d'Exploratrix, bien que le métier s'exerce fréquemment en famille. Peu d'ecclésiastiques aussi car à la différence du XVIIème siècle, la religion et l'affrontement catholiques - protestants ne nourrissent plus les campagnes militaires du siècle suivant. La place de la communauté juive fut toute aussi marginale même si sa transnationalité offrait l'avantage de pouvoir espérer structurer un réseau   . A contrario, on trouve un nombre important d'agents qui voyageait et pratiquait des flux réguliers d'échanges épistolaires par obligation professionnelle (ex. banquiers, négociants), des interlopes et ceux qui exerçaient des métiers de service au contact du public (ex. barbiers, estaminets, perruquiers,...). Mais toute chose égale par ailleurs, l'espionnage fut le plus souvent au XVIIIème un métier de circonstance et nombre d'espions furent recrutés après avoir fait des offres de service.

L'agent de renseignement de base était alors souvent un ressortissant étranger au contact de l'ennemi mais malheureusement peu au fait du métier des armes. C'est pourquoi pour fournir des renseignements de meilleure qualité, on recourra fréquemment à des personnels retraités des unités de soutien (ex. commissaires de guerre, commis aux fourrages, ingénieurs aux armées). Sur les théâtres d'opération, le renseignement tactique était recueillis par les unités de cavalerie légère, dragons ou hussards. Ces régiments ont fasciné beaucoup d'entre nous par leurs uniformes chatoyants mais ils n'en étaient pas moins souvent mal considérés à l'époque car composés de soldats d'origine étrangères et des provinces frontalières. Ce discrédit militaire fut un obstacle durable à l'institutionnalisation d'unités de renseignement. La collecte de l'information se fit donc au coup par coup et selon des procédures très décentralisées.

La longévité du service au XVIIIème s'est avérée très rare même si certains espions ont pu tirer avantage de la continuité d'action entre la guerre de Succession d'Autriche et la guerre de Sept Ans. Les dépenses étaient si décentralisées qu'elles obligèrent les officiers à développer leur propre réseau dans les régions qu'ils commandaient et/ou dont ils allaient avoir la charge. En matière de renseignement, le rôle central était dévolu aux intendants des généralités chargés de gouverner les provinces des confins. Les dépenses de renseignement étaient à vrai dire modérées et faisant l'objet d'un véritable calcul de rentabilité. Les officiers des armées avançaient les fonds nécessaires avant d'en demander le remboursement à Versailles. Ils cherchaient donc à se prémunir du risque de n'être jamais indemnisé. Ils sollicitaient l'avis de la hiérarchie pour ne pas dire son accord préalable, ce qui imposa progressivement une organisation verticale de la collecte du renseignement et du contre-espionnage. La politique d'interception des missives en villes et aux frontières en fut le fruit. Les "boites aux lettres" qui acheminaient les rapports de renseignement furent visées tout particulièrement. Dans ce contexte, les postes devinrent un enjeux de premier ordre. Le contre-espionnage visait à contrôler et manipuler la correspondance.

C'est pourquoi, à partir de 1744, la surintendance des postes et son "cabinet secret" furent confiés au ministre de la Guerre. Une politique qui exigea peu à peu des synergies croissantes entre le renseignement extérieur, militaire et intérieur et nécessita de confondre les espions et de démanteler de véritable réseaux. La graphologie se développa et les techniques de cryptage se répandirent, un bureau du chiffre fit même son apparition pour la correspondance diplomatique (1749 - 1775). Toutefois, le XVIIIème siècle ne fut pas une période de très grande innovation en la matière   . Les techniques de décryptage s'avérèrent si lentes qu'elles incitèrent les agents à n'encoder qu'une partie de leur correspondance. Il est vrai qu'il ne s'agissait pas tant de rendre indéchiffrable les échanges de courrier que retarder le plus possible sa compréhension par l'ennemi. De la même manière, on embastillait les suspects pour les soustraire, même faute de preuve, quelques temps à leurs commanditaires. Il est frappant d'ailleurs de constater au cours du XVIIIème la faible judiciarisation des pratiques d'espionnage. Autant de techniques qui donnèrent une fausse impression de sécurité mais qui laissèrent entrevoir un véritable savoir-faire français   et qui perdurera au moins deux siècles encore