Le journal fragmenté d'un intellectuel iranien qui balance entre un solide appétit de vivre et la tentation du laisser-aller, sur fond de dictature islamique.

Dans les sociétés privées de liberté, le journal devient tout naturellement le dernier refuge d’une pensée : témoins Victor Klemperer, Anne Frank ou de ces milliers d’anonymes qui ont éprouvé la nécessité d'exprimer ce qui, en eux, résistait à l’asservissement politique et moral.

Amir Samour (un pseudonyme) s’inscrit pleinement dans cette tradition, lui qui vit maintenant depuis plus de trente ans dans les ténèbres – particulièrement épaisses – de la République islamique. Pour un ancien soixante-huitard francophile qui n’a pas tout à fait renoncé aux idéaux de sa jeunesse, cultivé et farouchement laïque, on imagine sans peine ce qu’a pu signifier l’instauration d’une dictature islamique. L'auteur, qui vivote en donnant des cours de français, trouve tout naturellement dans l’écriture une respiration ou, pour reprendre les mots du satiriste Obeyd Zakani, un moyen de "péter à la barbe des puissants et des cruels".

Ses notes en apparence éparses et disjointes, qui courent entre l’immédiat après-révolution et aujourd’hui, semblent remplir une fonction hygiénique de mise à distance de la bêtise environnante. La structure éclatée de l'ouvrage fait écho à la fois aux déchirements de l'auteur, sur lesquels nous reviendrons, et à l'impossibilité d'une parole pleinement libre et assumée sous la dictature islamique.

En effet, Amir Samour fait intervenir à plusieurs reprises un ange gardien (férechté), lequel fait office de "témoin objectif" - même s'il ne se prive pas de donner son avis – d'interprète et de second narrateur : "Celle ou celui qui lira ces lignes n'oubliera pas que le narrateur a visé seulement à crayonner des impressions, à révéler sous l'écume des jours des pans de son vécu personnel. Sans vraiment tenir compte de la chronologie. D'autant plus que l'époque l'a bousculé. Il appelle ça des idées flottantes sur "son temps perdu", un carnet de route et de déroute".

L'ange apporte ainsi un contrepoint aux divagations érudites du narrateur. Car Amir Samour ne manque ni de verve ni d’esprit, puisant abondamment dans les grands auteurs français et iraniens, comme autant de recours contre le crétinisme mortifère des nouveaux maîtres.

Amir Samour répond donc avec une douce ironie aux vicissitudes de l'existence, aux mauvaises nouvelles du front – celui, militaire, de la guerre Iran-Irak et celui, politique, qui oppose un régime dictatorial à une population éprise de liberté, ou simplement de tranquillité. Il trouve refuge dans ses chers auteurs, chez ses vieux amis ou encore dans les bras d'une étudiante particulièrement délurée, qui occasionne quelques passages pas piqués des hannetons, pour reprendre une de ces vieilles expressions que l'auteur a en affection.

C'est pourquoi ce Journal s'avère fort agréable à lire, l'auteur faisant sienne la réplique de Beaumarchais : "Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer". Commentant librement l'actualité politique et internationale, l'auteur digresse volontiers, toujours avec une ironie souriante qui rappelle Rabelais ou Omar Khayyam. En témoigne ce passage sur la censure : "C'est difficile à croire, mais j'ai appris qu'il y a, au bureau de la censure du ministère de la Culture, un type qui fait le grand inquisiteur et qui est aveugle ! Il ne voit rien, mais il renifle et épluche tout ! Avant de poursuivre je rappellerai qu'en persan, kour signifie aveugle, mais depuis quelque temps, on emploie à sa place un néologisme à connotation poétique, rochandel, personne au cœur voyant   . […] Mais alors, comment opère ce censeur qui ne voit goutte ? Eh bien, il dispose d'un assistant qui lui lit le texte ou lui raconte la scène projetée, puis il juge et tranche. N'oubliez pas que si cet homme est privé de la vue, son cœur est illuminé par les principes de l'islam !"

Le style d'Amir Samour mêle avec brio érudition et verdeur, ainsi qu'un goût prononcé – et parfois un peu fatigant, il faut le dire – pour les jeux de mots. Pourtant, on décèle dans ses pertes de mémoire de plus en plus fréquentes une faille, une béance qui s'élargit petit à petit, jusqu'à son hospitalisation pour ce que l'on suppose être une dépression nerveuse.

L'irruption inattendue d'un récit tragique (rapporté par l'ange qui l'a trouvé dans les papiers d'Amir, lequel le tient de son ami le professeur Zaman, qui l'a reçu d'une certaine Fariba...), l'histoire kafkaïenne ou, si l'on veut, hedayatienne   d'un militant malgré lui, vient également rappeler que dans un pays comme l'Iran, il est impossible d'échapper tout à fait à la politique. Balançant entre le rire et les larmes, entre la révolte et la tentation du détachement, Amir Samour incarne à sa manière, élégante et poignante, le désarroi des intellectuels iraniens

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr : 
- "Naissance de l'Iran moderne", la recension de l'ouvrage dirigé par H. E. Chehabi et Vanessa Martin, Iran's Constitutional Revolution: Popular Politics, Cultural Transformations and Transnational Connexions, par Louis Racine
- "Lettres persanes d'hier et d'aujourd'hui", la recension de l'ouvrage de Serge Michel et Paolo Woods, Marche sur mes yeux, par Okan Germiyanoglu
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