L’histoire parallèle d’un échec (l’installation des Portugais en Chine) et d’un succès (la victoire castillane sur Mexico) vers 1520 explique une "mondialisation" précoce reposant sur la violence.

Dans L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle, Serge Gruzinski propose une version redux de l’histoire de la Conquête du Mexique, à l’instar du film de Wong Kar-Wai, Les Cendres du temps, dont une image orne la couverture. Pour réécrire cette histoire bien connue   , l’historien change de perspective : d’une part, cette épopée est replacée dans le contexte plus large d’une mondialisation au XVIe siècle   et, d’autre part, elle est davantage envisagée comme "un saut dans l’inconnu" que comme un combat gagné d’avance par les Européens. Enfin, la vision de l’Autre est rétablie : l’objectif étant de faire, en quelque sorte, "une histoire à part égale"   , en rupture avec une histoire eurocentrée des Grandes Découvertes.

Aussi Serge Gruzinski compare-t-il pas à pas le déroulement de deux entreprises (ibériques) concomitantes. La même année, en 1517, les Castillans débarquent pour la première fois sur les côtes du Yucatan à la recherche d’"or, argent ou perles", pendant qu’une grande expédition portugaise accoste en Chine. L’intérêt de la comparaison provient de la proximité initiale des deux programmes, espagnol et portugais, et de l’écart des résultats finaux. Alors qu’Hernan Cortés (1485-1547) triomphe du pouvoir mexica (aztèque) dès 1522, son alter ego portugais, Tomé Pires (1465?-1523), est jugé et exécuté par les autorités chinoises vers 1523 à Canton dans l’indifférence générale. Selon l’auteur, ce synchronisme antithétique   n’est pas fortuit. Plus que des "histoires parallèles"   , les débarquements des Ibériques sur les côtes chinoises et mexicaines sont des "histoires connectées"   , qui s’inscrivent dans un mouvement de "désenclavement du monde"   dont l’historien doit recoller les pièces événementielles, idéologiques et culturelles.

L’ouvrage s’inscrit donc dans une entreprise plus vaste de réécriture de l’expansion européenne à l’époque moderne en rupture avec les récits nationaux, et souvent téléologiques, de la colonisation    : en somme, "une histoire globale du XVIe siècle, conçue comme une autre manière de lire la Renaissance"   .

Les faits

En 1493, le traité de Tordesillas divise le globe en deux afin de fixer la limite entre possessions portugaises et castillanes. Ce tour de force géopolitique est évidemment loin de la réalité du contrôle des territoires par les monarchies ibériques. Dans sa partie orientale, le traité est suffisamment flou pour que les deux puissances maritimes se livrent une course aux richesses asiatiques (principalement les épices). Du côté castillan, l’Amérique, une fois appréhendée comme un véritable nouveau continent, constitue davantage un obstacle vers l’Asie qu’une conquête à mener. Christophe Colomb, puis Hernan Cortés, et d’autres après eux, s’efforceront de trouver un passage par l’ouest vers l’Asie. Pour S. Gruzinski, la Conquête du Mexique n’est donc pas une fin en soi.  

Le chapitre VI, intitulé "Ambassades ou conquêtes ?", fournit l’occasion de rapporter très précisément le déroulement chronologique des péripéties des Portugais en Chine et des Castillans au Mexique. Les Portugais sont déjà bien implantés en Asie depuis la fin du XVe siècle (Goa, Malacca), ils disposent de solides informations sur la Chine (Tomé Pires est l’auteur d’une impressionnante Suma oriental). L’ambassade de Tomé Pires est longuement mûrie par le pouvoir royal qui développe un grand dessein commercial et stratégique pour l’Asie. Néanmoins, cette longue ambassade s’avère chaotique : les autorités sont extrêmement méfiantes, limitent le déplacement des Portugais en les cantonnant à Canton, interdisant tout espoir de visiter Pékin. L’empereur les aurait reçus in extremis en 1520, leur autorisant l’accès à la capitale, mais il meurt en 1521, laissant les Portugais seuls face à la bureaucratie céleste. Soupçonné d’espionnage, Pires est expulsé de Pékin et retourne à Canton. Dans le même temps, plusieurs navires portugais attaquent les côtes chinoises en 1521 et 1522 et sont défaits. Dès lors, les membres de l’ambassade sont emprisonnés et exécutés pour l’exemple : un vent de xénophobie souffle sur l’Empire du Milieu qui entend détourner ses sujets de toute collaboration avec l’étranger.

Le scénario aurait pu être similaire pour l’expédition de Cortés. Parti en 1519, sans autorisation royale, le conquistador ne sait pas où il met les pieds. L’existence d’un "empire" et de sa capitale Mexico-Tenochtitlan lui est complètement inconnue. Dès son arrivée, il fonde pourtant une ville suivant les formes officielles afin de légitimer son entreprise auprès de l’empereur Charles Quint. Cortés progresse difficilement vers l’ouest et subit plusieurs échecs militaires. Il apprend l’existence de Mexico et rencontre plusieurs émissaires de Moctezuma qui, dans un premier temps, comme en Chine, interdit l’accès à la capitale. La rencontre entre Cortés et Moctezuma a finalement lieu. Ce dernier est pris en otage, et meurt lors d’une attaque des Mexicas qui se transforme en victoire militaire ; les Espagnols doivent fuir, comme les Portugais en Chine ; c’est la Noche Triste. Seulement, l’acharnement, le recours à la violence et l’acuité politique permettent à Cortés de s’allier une partie des Indiens de Tlaxcala et, finalement, de remporter le siège de Mexico, en août 1521. Ce récit est l’occasion pour S. Gruzinski d’insister sur le caractère "bricolé" de la Conquête hispanique en Amérique : au fur et à mesure de leurs avancées (et de leurs reculs), les Castillans s’arrangent avec les circonstances. À plusieurs reprises, les cafouillages et l’improvisation coûtent cher aux conquérants confrontés à des adversaires mieux organisés que ce que l’image de "vaincus" ne laisse aujourd’hui penser.

En Chine comme au Mexique, les rencontres entre civilisations prennent une tournure violente. Dans les deux cas, elles se caractérisent par la démesure dans le recours à la force et dans les ambitions de domination.

Le problème des sources : appréhender le(s) revers de l’histoire

L’ouvrage de Serge Gruzinski montre à quel point il n’est pas aisé d’écrire une histoire symétrique des rencontres au XVIe siècle. En effet, les sources sont peu nombreuses, rédigées par les acteurs de la Conquête, quasi inexistantes pour saisir le point de vue des Mexicas, ou encore perdues dans une masse documentaire méconnue des historiens occidentaux pour la Chine   .

Autant l’épopée de Cortés est bien connue, car les lettres qu’il adresse régulièrement à Charles Quint sont rapidement diffusées et imprimées, autant la geste de Tomé Pires reste floue, ses lettres étant perdues. Que reste-t-il ? De rares lettres portugaises rédigées autour de 1524 par deux membres de l’ambassade, Christovão Vieira et Vasco Calvo. Ajoutons les chroniques postérieures tant castillanes que portugaises de l’expansion. De ces sources partielles et partiales, Serge Gruzinski réussit à restituer la vision des acteurs. Cortés dans ses lettres s’évertue à légitimer ses actes auprès de l’Empereur : "le scénario que présente Cortés semble réglé comme du papier à musique". ((p. 161) Le récit postérieur du conquistador Bernal Diaz del Castillo est également à aborder avec beaucoup de précautions. Comme pour tant de périodes historiques, la reconstruction des événements et des représentations est délicate.

Ce constat est d’autant plus vrai lorsqu’on s’intéresse à la vision de l’Autre qui occupe plusieurs chapitres de L’Aigle et le Dragon ((I. L’ouverture sur le monde ; VIII. Le nom des autres ; X. Opacité ou transparence ; XIII. La place des Blancs)). Par exemple, "c’est la perte des sources indigènes et la réécriture indienne et coloniale de l’histoire qui entretiennent l’impression que l’invasion espagnole aurait totalement pris au dépourvu les sociétés locales."   . À défaut de sources indigènes, S. Gruzinski fait appel au Codex de Florence, une enquête menée par le franciscain Sahagún auprès de survivants qui se sont battus contre les Espagnols. Une autre question est de savoir si les Indiens ont oui ou non pris les Castillans pour des dieux   . Une fine analyse linguistique ne permet pas de résoudre le problème de façon catégorique   .Du côté chinois les sources sont également limitées, d’abord parce que l’ambassade de Tomé Pires est un non-événement, et sans doute aussi parce que peu d’études ont été entreprises par les historiens dans ce domaine. Les sources de seconde main (en nombre restreint) ne donnent qu’une vision incomplète de cet événement du point de vue de l’empire céleste. Voici un défi (démesuré ?) pour les historiens du XXIe siècle : connecter des historiographies nationales particulièrement cloisonnées par la langue (et le manque de chercheurs ?).  

De l’inégalité des peuples devant le "choc des civilisations"

Serge Gruzinski dresse un tableau de différences entre la Chine et le Mexique susceptible d’éclairer la croisée des destins de deux peuples confrontés à l’arrivée des Européens. L’explication micro et circonstancielle n’est pas écartée : les acteurs, Pires et Cortés, sont tous deux doués d’une acuité et d’une intelligence propre à la négociation et à repérer les faiblesses de l’autre. L’ambition de Cortés, l’impossibilité pour lui de reculer (il a désobéi au gouverneur de Cuba) explique peut-être sa détermination. Au contraire, Pires refuse de négocier avec les autorités chinoises au-delà du mandat que le roi lui a fixé.

Dans une approche plus macro, Serge Gruzinski s’arrête longuement sur les caractéristiques de chaque civilisation en présence. La Chine semble avoir été mieux préparée au "choc des civilisations" : "L’empire chinois est avant tout une colossale machine administrative et judiciaire, rodée depuis des siècles."   Malgré de graves problèmes de corruption, la Chine est un vaste espace commercial, qui dispose de l’écriture, de l’imprimerie, de réseaux de transports. La Mésoamérique est un espace politique fragmenté en plusieurs cités : la Triple Alliance mexica impose un tribut aux cités qu’elle domine sans jamais tenter de les "mexicaniser" politiquement ou culturellement. Cette alliance est récente et fragile, des cités comme Tlaxcala acceptant difficilement la domination de Tenochtitlan. Alors que la Chine est un espace ouvert sur la mer et l’intérieur à l’époque médiévale, l’Amérique des Mexicas est largement cloisonnée. Pour autant, les Chinois ont une conscience nette de l’étranger, du "barbare" (grâce à des contacts anciens), ce qui est moins le cas des Mexicas, peuple récemment venu du nord. Ainsi, les Portugais sont vite considérés comme des étrangers, des "sauvages", voire des criminels, qu’il faut expulser ou dont il faut éventuellement profiter pour le commerce. Du côté mexicain, "il est difficile de repérer les premières réactions", mais les indigènes ont pour habitude d’intégrer les étrangers venus d’autres cités, ils "accordent toujours une place à l’autre."   Sans compter que les Chinois connaissent le canon et les armes à feu, alors que les Mexicas ignorent le fer et ont une conception du combat et de la guerre très éloignée de celle des Castillans.

Des concepts pour comprendre des processus passés : démesure et mondialisation

Le moteur de la mobilisation ibérique se situe à plusieurs niveaux. Premièrement, de manière assez prosaïque, Portugais et Castillans sont à la recherche des "îles aux Epices" (les Moluques) pour en contrôler le commerce juteux. Les uns partent de l’est, de l’Estado de Indias portugais, alors que les autres s’appuient sur un espace atlantique et américain dont ils découvrent seulement l’existence. Deuxièmement, la volonté d’évangéliser pousse des centaines de missionnaires vers l’inconnu, souvent à la recherche du martyre. Ces velléités alimentent plusieurs projets de conquête de la Chine dans la deuxième moitié du XVIe siècle.  

Troisièmement, et c’est la principale thèse de S. Gruzinski, les Européens ont une propension à mettre en œuvre des projets qui dépassent largement leur capacité matérielle, voire leur entendement : ce que l’auteur nomme "la démesure". Cette hybris (posée comme trait dominant de l’éthos de la civilisation gréco-latine) pousse Cortés à s’attaquer avec une poignée d’hommes affamés à une solide organisation politique et militaire. Les Portugais ne sont pas en reste, qui envisagent une conquête militaire de l’Empire du Milieu depuis leurs geôles cantonaises   .

Comme dans Les Quatre Parties du monde   , qui s’appuyait sur le concept de sphère, S. Gruzinski fait référence au philosophe Peter Sloterdijk pour expliquer cette démesure européenne : "Si la modernité est bien le saut dans le monstrueux que décrit Peter Sloterdijk et la capacité d’assumer l’entière responsabilité des crimes commis ou à commettre, Cortés est porteur de cette modernité."   Cette ambition démesurée et monstrueuse s’accompagne donc systématiquement du recours à la violence dans les faits comme dans le discours. Une violence capable d’être mise en action simultanément dans des lieux extrêmement éloignés : Méditerranée, Asie, Mexique… Il y aurait donc eu au XVIe siècle un véritable "choc des civilisations" qui aurait permis au camp ibérique la "capture du continent américain (…) qui s’inscrit dans une course vers l’Asie"   .

La démesure alimente ainsi les débuts de la mondialisation : "l’émergence d’une sphère globale (…) les premiers balbutiements d’une synchronisation planétaire"   , "l’avènement d’une conscience-monde et d’un imaginaire planétaire"   ; "si “clash de civilisations” il y a eu, ce n’est donc que dans la perspective d’une histoire globale que cette formule peut avoir un sens."   Prenant le contre-pied de Samuel Huntington, S. Gruzinski note que tout n’est pas affrontements de monolithes culturels : les chocs sont aussi créateurs de nouveaux territoires socioculturels, des "“middle grounds” à la croisée des religions et des civilisations"   ; des métissages se produisent   . De plus, après le choc, c’est-à-dire après les années 1560, un espace de circulation planétaire, reposant sur les échanges commerciaux, relie Europe, Amérique et Asie : l’argent de Potosi est effectivement frappé en Chine. L’économie-monde, chère à Fernand Braudel, est dès lors en marche.

L’Aigle et le Dragon est un livre stimulant et un exemple de maîtrise des sources et des événements. On ne peut qu’encourager la lecture d’un tel ouvrage alors qu’une histoire nationale (et nationaliste) est (encore) prônée par certains, et tant pis pour "les noms imprononçables des empereurs aztèques"   . L’auteur ne s’en cache pas, ses préoccupations sont celles d’un homme du XXIe siècle : il cherche dans le passé une "généalogie de notre regard actuel"   . S. Gruzinski nous a en effet habitués, depuis Les Quatre Parties du monde, à une terminologie contemporaine avec les notions de "choc des civilisations", de "mondialisation" et d'histoire "globale". D’une part, la puissance de la Chine capable d’absorber la rencontre avec les Portugais rappelle la domination du géant asiatique sur l’économie mondiale. Den Xio Ping ne disait-il pas en 1978 que "peu importe qu’un chat soit blanc ou jaune, du moment qu’il attrape des souris" ? D’autre part, la Mexico de Cortés, métissée, occidentalisée et modernisée, est devenu "l’un des monstre urbains de l’Amérique latine"   . On ne peut dès lors s’empêcher de penser à la violence qui règne sur le territoire mexicain depuis le déclenchement de la guerre contre les narcotrafiquants.

Par ailleurs, l’ambition de faire une histoire globale n’est-elle pas démesurée – fille d’une histoire totale braudélienne    ? Aujourd’hui Serge Gruzinski ne fait pas cavalier seul, car plusieurs publications récentes, présentées sur nonfiction.fr, témoignent du dynamisme de ce courant. Les concepts et les objectifs ne sont pas encore parfaitement définis entre histoire connectée, histoire globale, histoire de la mondialisation, etc. et le terme de civilisation doit encore être discuté   . Des collaborations internationales sont sans aucun doute nécessaires pour disposer d’une plus grande symétrie dans les sources. Les centres d’intérêt des historiens chinois, par exemple, sont-ils ceux des historiens "occidentaux" ?
 

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